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études-coloniales
10 juillet 2014

les Attachés de Défense français n'ont pas le droit d'écouter Bernard Lugan...!

Diapositive1

 

 

l'africaniste Bernard Lugan invité par l'Armée...

et censuré par l'Élysée !

 

Le 24 juin 2014, à la demande des Armées, je devais présenter "L'interaction religieuse, culturelle, historique et géopolitique entre les cinq pays de l'Afrique du Nord et ceux de la bande sahélo-tchadienne" aux Attachés de Défense français en poste dans la quinzaine de pays concernés, plus le Nigeria. Le but de cette intervention très spécialisée était de donner à nos Attachés de Défense une nécessaire vision globale ainsi que des clés de lecture dépassant les frontières de leurs affectations respectives.

Quelques jours avant la date prévue, un ordre comminatoire téléphoné depuis l'Elysée contraignit les organisateurs à décommander la prestation bénévole qui m'avait été demandée dans l'urgence et pour laquelle, compte tenu de l'actualité et des enjeux, j'avais annulé des engagements prévus de longue date.

Alors que la complexité des situations locales et régionales nécessite une connaissance de plus en plus "pointue", non idéologique et basée sur le  réel, la présidence de la République, avec un sectarisme d'un autre temps, a donc privé les Attachés de Défense français d’une expertise à la fois internationalement reconnue et nécessaire à la bonne compréhension des zones dans lesquelles ils servent...

J'ai attendu des explications. Comme elles ne sont pas venues, j'ai donc décidé de publier ce communiqué afin que le public sache que des héritiers de la "section des piques" gravitent dans l'entourage immédiat du chef de l'État d'où ils lancent les "colonnes infernales" de la pensée sur les esprits libres.

Le prochain numéro de l’Afrique Réelle que les abonnés recevront au début du mois d'août contiendra le texte de mon intervention censurée qui sera naturellement amputé des éléments confidentiels que je réservais à l'auditoire spécifique auquel elle était destinée. Les "tchékistes" de l'Elysée le découvriront en primeur puisque la présidence de la République est abonnée à l'Afrique Réelle et qu'elle reçoit mes communiqués...

Ce communiqué est destiné à être repris et largement diffusé.

Bernard Lugan

 

Pour vous abonner à l’Afrique Réelle :

http://bernardlugan.blogspot.fr/p/abonnement-reabonnement.html

 

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carte Sahel et conflits
source, janvier 2014

 

 

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9 juillet 2014

70e anniversaire de la tragédie de Thiaroye

Tirailleurs sénégalais août 1944
tirailleurs sénégalais du 8e RTS partis de Tunis le 11 août 1944 (source ECPAD)

 

lettre ouverte au Président de la République

sur la tragédie de Thiaroye (1944)

 Julien FARGETTAS, historien

 

Julien Fargettas                                                                                                                     
Lucenay, le 4 juillet 2014

 

Monsieur le Président de la République
Palais de l'Élysée


Objet : 70ème anniversaire de la tragédie de Thiaroye

 

Monsieur le Président,

Lors de votre dernier discours prononcé à Dakar, vous avez évoqué la question de Thiaroye, ce mouvement de revendications de tirailleurs dits «sénégalais» sortant des camps de prisonniers de guerre allemands et tragiquement réprimé dans le sang au matin du 1er décembre 1944.

L'année 2014 marque le centenaire du déclenchement de la Grande Guerre mais également le soixante-dixième anniversaire de cette tragédie. Alors qu'une série d'initiatives à caractère historique et mémoriel est prochainement organisée par le Sénégal et la France, la question de Thiaroye sera immanquablement au cœur des discussions et ne manquera pas de susciter de nouvelles controverses.

Devenue un symbole en Afrique, la tragédie de Thiaroye est aujourd'hui encore sujette à polémiques et discussions. L'Histoire scientifique n'a pu que très sommairement s'emparer du sujet.

Ne serait-il pas temps qu'un véritable travail historique et scientifique sur le sujet puisse voir le jour ?

Vous avez été ainsi saisi en octobre 2012 du sujet des archives de l'événement par Madame Armelle Mabon. Depuis, de nouvelles pièces ont été retrouvées et mises à sa disposition, lui permettant de rédiger une «synthèse» de l'événement récemment remise à vos services. Si effectivement de nouveaux faits apparaissent, l'omission d'autres archives et témoignages, des conclusions hâtives et autres raccourcis incohérents, témoignent de la partialité de ce travail.

Docteur en Histoire et chercheur associé à l'unité de recherche CHERPA de l'Institut d’Études Politiques d'Aix-en-Provence, spécialiste reconnu internationalement de l'Histoire des soldats africains de l'armée française, je vous propose la constitution d'un comité d'historiens franco-africains chargé de travailler sur le sujet.

Ce comité devra faire le point sur les sources aujourd’hui existantes en France, en Afrique, aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, les traiter, les analyser, les vulgariser, les rendre publiques. Ce comité devra rendre publics ses travaux, mais également ses questionnements, ses désaccords et les limites de ses conclusions. Car l’Histoire est ainsi faite, indispensable mais imparfaite, pleine de trous et source illimitée de réflexion.

L'annonce de la création d'un tel comité prouvera l'ouverture d'une France qui accepte de regarder et d'étudier son Histoire, y compris la plus douloureuse. Elle démontrera également sa volonté de s'affranchir des vaines controverses qui jusque-là n'ont pas permis à la connaissance de l'événement de s'établir.

Les bases scientifiques qui seront ainsi établies par ce comité pourront permettre la création d'instruments de vulgarisation et de connaissance accessibles au plus grand nombre, Français comme Africains.

Je suis aujourd'hui à votre entière disposition afin que cette initiative puisse voir le jour à brève échéance.

Je vous prie d'agréer, Monsieur le Président, l'expression de mes sentiments les plus respectueux.

Julien Fargettas
julienfargettas@gmail.com

 

Copies :

  • Monsieur le Premier Ministre
  • Monsieur le Ministre de la Défense
  • Monsieur le Ministre des Affaires Étrangères
  • Monsieur le Président de l'Assemblée nationale
  • Monsieur le Président du Sénat
  • Madame la Présidente de la Commission de la Défense nationale et des forces armées
  • Monsieur le Président de la Commission des Affaires Étrangères et de la Défense et des Forces Armées du Sénat
  • Monsieur le Secrétaire Général de L'Organisation internationale de la francophonie
  • Monsieur le général commandant le Service Historique de la Défense

 

Pièces jointes :

  • «Synthèse» de Madame Mabon
  • Commentaires de la «Synthèse»
  • Article de la revue 20ème Siècle
  • C.V. Julien Fargettas

 

camp Thiaroye auj
camp de Thiaroye aujourd'hui (Google Maps)

 

- droit de réponse de Madame Armelle Mabon.

 

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Fargettas couv

 

 

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20 avril 2014

Jean Fremigacci, Madagascar à l'époque coloniale

inspecteur indigène en tournée

 

Jean FREMIGACCI

État, économie

et société coloniale à Madagascar

(fin XIXe siècle - 1940)

 

Fremigacci couv - Version 2

 

Madagascar est secoué par des crises politiques récurrentes depuis plus de 40 ans. Cette instabilité traduit un problème de gouvernance qui n’a rien de conjoncturel, mais qui résulte du fossé qui s’est constamment creusé depuis deux siècles entre les populations et les oligarchies successives qui ont monopolisé le pouvoir et les richesses du pays. De ce point de vue, l’État royal du XIXe siècle, l’État colonial du XXe puis l’État post-colonial ont été en continuité. L’ère coloniale (1895-1960) a été un moment essentiel dans cette évolution.

Elle a mis en place en effet un État autoritaire et bureaucratique dont le modèle s’inspirait beaucoup plus de celui de la France d’Ancien Régime que de l’État moderne capable de mettre en oeuvre un processus de développement.

L’administrateur est bien l’héritier de l’Intendant royal de police, justice, finances, et ses moyens au service de la «mise en valeur» se résument au recours à différentes formes de travail forcé (Prestations, réquisition, travail pénal) qui pèsent d’autant plus lourdement que, assez contradictoirement, le pouvoir se lance dans des entreprises de modernisation avec des moyens archaïques, et que la croissance économique est fortement freinée par les contraintes du pacte colonial.

Facteur aggravant, le Fanjakana frantsay, le gouvernement des Français, a dû assumer le fardeau d’une société coloniale déjà largement constituée à la veille de la conquête française, et dont celle-ci a consolidé les cloisonnements, les mentalités et des comportements hérités de l’âge de l’esclavage et du mercantilisme.

Une oligarchie coloniale et un petit colonat surtout créole ont pu ainsi, malgré leur faible dynamisme économique, peser d’un poids très lourd dans le sens d’une accentuation de la contrainte sur les populations. L’insurrection de 1947 devait montrer que le fossé entre le Fanjakana, les gens du pouvoir, et la masse de la population était plus profond que jamais.

Jean Fremigacci est historien de la colonisation. Il a enseigné à l’université de Tananarive puis à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne. Ses recherches actuelles portent sur l’insurrection de 1947 et la décolonisation de Madagascar. Il a récemment co-dirigé Démontage d’Empires (Ed. Riveneuve, 2013).

 

la guerre à Madagascar

 

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Madagascar à l'époque coloniale : le reflet des cartes postales

anciennes

 

Sakaramy eau
Sakaramy, rivière aux approvisionnements d'eau

 

Tamatave la douane
Tamatave, la Douane

 

transports à Finanarantsoa
Madagascar, transports à Fianarantsoa

 

chercheurs d'or
chercheurs d'or dans la région de l'Imame

 

construction voie ferrée
construction de la voie ferrée du lac Alaotra

 

extraction mica
extraction du mica

 

femmes pilant du riz
dans un vala, femmes pilant du riz

 

groupe d'officiers
groupe d'officiers du Commandement supérieur du Sud

 

Majunga anc quai Cie Havraise
Majunga, ancien quai de la Compagnie Havraise

 

Majunga rue de Roves
Majunga, la rue de Roves

 

personnel imprimerie Mission
les directeurs (PP. Genievs et Daniel) et les employés de l'imprimerie de la Mission à Tananarive

 

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Fremigacci couv

 

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cartes de Madagascar, 1888 et 1895

 

carte 1888
La France coloniale illustrée, 1888 (source)

 

carte 1895
Madagascar, carte de 1895

 

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liens

- Jean Fremigacci insurrection à Madagascar du 29 mars 1947 (sur France Inter du 2 avril 2007)

- "Madagascar, colonie française et l'Afrique du Sud" (extraits)

- Histoire et organisation de l'espace à Madagascar de Jean Fremigacci (1989) ; compte-rendu par Jacques Faublée

- Jean Fremigacci : "1947 : l'insurrection à Madagascar" sur Études Coloniales

- Jean Fremigacci : "Madagascar, insurrection de 1947 : ce que révèlent les reconstitutions historiques"

 

Fremigacci couv - Version 2

 

- le livre chez l'éditeur Karthala

 

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8 août 2013

sur l'Afrique : quelques livres lus par Marc Michel

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source

 

lectures africaines critiques

Marc MICHEL

 

- Monsieur X/ Patrick PESNOT, Les dessous de la Françafrique, Les dossiers secrets de Monsieur X, Nouveau Monde éditions, 2008, 396 pages

Il y a des livres qu’il vaut mieux ignorer. Celui-ci en est un. Ramassis de ragots et de soi-disant «révélations» de seconde main, cet ouvrage est du plus mauvais journalisme.

9782847365153_1_75

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- Achille MBEMBE, Sortir de la Grande Nuit, Essai sur l’Afrique décolonisée, La Découverte, 2010, 246 pages,

Ce livre ne s’adresse sans doute pas à un public qui voudrait avoir une information générale et pratique sur l’Afrique. On doit à l’auteur, actuellement professeur d’Université en Afrique du Sud, des travaux remarquables sur le «maquis» au Cameroun pendant la décolonisation de ce pays.
Cet ouvrage, écrit dans une langue souvent d’accès difficile, n’est ni un ouvrage d’histoire, ni un ouvrage de géopolitique, ni un ouvrage d’anthropologie, mais une réflexion où se mêlent des considérations, parfois assez obscures, sur les mondes noirs contemporains, sous des rubriques où les néologismes audacieux (la «déclosion» du monde) voisinent avec des images qui désarçonnent le lecteur. Au total, on ne voit pas très bien, en définitive, à qui s’adresse cet essai, en tout cas, pas à l’historien, ni au géographe.

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- Tidiane N’DIAYE, Par-delà les ténèbres blanches, enquête historique, Continents noirs/NRF/Gallimard, 2010, 157 pages.

Second livre du même auteur après le Génocide voilé, dénonçant les traites arabes à travers le Sahara, à être diffusé par l’excellente collection des Continents noirs, ce dernier ouvrage est un acte de foi dans l’avenir d’une Afrique du Sud débarrassée de son démon racial.
Il constitue aussi une bonne mise au point sur les problèmes majeurs de l’histoire de cette partie du continent africain : la nature de l’immigration européenne, l’antériorité de l’occupation noire du pays, la résistance bantoue, l’apartheid évidemment, l’espérance enfin.
On pourra discuter, ne pas être toujours convaincu : parler de projet d’extermination des populations noires est contradictoire avec celui d’exploitation de leur force de travail ; faire des Anglais les ancêtres de l’apartheid est, pour le moins, paradoxal. Mais les  points de vue sont étayés, intelligents et méritent considération. Accompagné d’un lexique, d’une chronologie et d’une bibliographie (malheureusement essentiellement francophone) l’ouvrage n’est pas inutile. Il ne remplace pas cependant la remarquable et érudite Histoire de l’Afrique du Sud de François-Xavier FAUVELLE-AYMAR (Le Seuil, 2006).

9782070130412FS


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- Roger BOTTE, Esclavages et abolitions en terres d’islam, André Versaille éditeur, 2010, 388 pages, index.

Voilà un livre dont il est difficile de faire le compte-rendu tant il est riche, dense, érudit et passionnant. Dans son avant- propos, l’auteur, anthropologue et historien arabisant, affirme trop modestement s’en tenir à cinq études de cas pour aborder le sujet. Mais son premier chapitre est d’une toute autre ampleur puisqu’il traite de l’abolition de l’esclavage au regard de la shari’ia.

D’emblée, il pose la question : pourquoi les abolitions de l’esclavage ont-elles été si tardives, parfois très récentes, répétées, en vain, voire inexistantes. Une réponse facile est que le Coran n’a pas clairement interdit l’esclavage et ce qui n’est pas interdit  peut-être licite. Pourtant, la question est d’autant plus importante qu’elle n’a cessé de se poser aux théologiens de l’islam eux-mêmes et que l’esclavage a été – et reste souvent- une institution fondamentale des sociétés musulmanes.

Ces esclaves ont été très longtemps identifiés aux Noirs (aujourd’hui, les travailleurs blancs ou asiatiques des pays du Golfe sont dans une situation comparable) et que le nombre des déportés noirs varie, «selon les auteurs» de 11.500.000 personnes à 17.00.000 plus vraisemblablement et que les sociétés musulmanes n’ont jamais aboli l’esclavage de leur plein gré, sans «fermes pressions extérieures» (p. 15) assimilées d’ailleurs à d’intolérables ingérences extérieures.

Aussi, l’esclavage a-t-il occupé une place formidable dans les sociétés musulmanes, la condition servile elle-même a été extrêmement variable, des esclaves ont pu se trouver partout dans le champ économique comme dans le champ politique et presque à tous les niveaux. Le droit musulman sollicité, en s’appuyant sur trois inégalités fondamentales posées en principes, l’inégalité entre musulman et non-musulman, entre l’homme et la femme, entre libres et non-libres, a pu voler au secours de l’institution (p. 23).

L’affranchissement est une pratique hautement recommandable, comme l’a montré par son propre exemple le Prophète lui-même, mais il  relève d’une démarche personnelle du maître. La comparaison entre islam et christianisme, devenue une tarte à la crème, n’en connut pas moins à la fin du XIXe siècle, un moment précurseur de ce qui fut ressenti comme un premier «choc de civilisation», mais relança aussi les plus grandes controverses à l’intérieur de l’islam lui-même.

À ce sujet, Roger Botte constate que si aucune justification de l’esclavage, religieuse ou raciale (du mythe de la malédiction de Cham)  ne peut être trouvée dans le Coran, la plupart des auteurs musulmans s’accordèrent sur une théorie servitude fondée sur l’accumulation des préjugés infériorisant les Noirs (p. 44) et que le djihad était possible à leur encontre. Plus encore, par une subtile dialectique, certains docteurs peuvent conclure encore en 1940 que «puisqu’il n’y a plus de guerre sainte, autant dire que l’esclavage n’existe plus ou qu’il aura bientôt disparu» (p. 56). Or, le fait est, il a disparu très lentement et il n’a pas disparu comme le montre l’histoire des abolitions dans les cinq cas examinés.

Premier cas, la Tunisie, Etat musulman précurseur même par rapport aux Etats européens chrétiens, l’abolition datant de 1846, sous forme d’une série de mesures visant «l’émancipation» des esclaves noirs qui représentaient 6 à 8% de la population totale. Mais l’esclavage domestique, surtout de femmes, demeurant coutumier, il fallut une «seconde abolition» en 1890. Constat pessimiste : en définitive, l’abolition créa des catégories de sous-prolétaires urbains et ruraux marqués la marque infamante de la servitude et la misère de leur conditions de vie (p.90-92).

Second cas, l’Arabie saoudite. Inutile de rappeler que l’abolition n’y date officiellement que de 1962. Mais les statuts et les conditions des esclaves étaient si variées, si contrastées qu’il est impossible de fournir des chiffres fiables sur leur nombre: 15.000, 30.000, 40.000 dans les années 50, et un nombre très important d’affranchis ? Leur point commun était leur origine africaine, les hommes se trouvant à tous les niveaux de la société, les femmes, par contre, domestiques ou concubines, sort exclusif des Abyssines.

De même dans les émirats voisons. Ce qui est le plus frappant, est d’abord la fonction de grands marchés d’esclaves des villes saintes, alimentés par un flux perpétuel d’arrivées sous le contrôle d’intermédiaires sénégalais, nigérians et maliens (p. 125) ; également, la sensibilité de ces marchés aux fluctuations de l’économie mondiale, décrue pendant la crise des années 30, reprise de la demande pendant la Seconde Guerre mondiale (début de l’exploitation pétrolière), arrêt après la crise de 1956. Paradoxalement, dans la péninsule arabique, islam et servitude ne peuvent aisément être connectés.

Troisième cas, le Maroc. Des isolés se prononcèrent tôt contre l’esclavage, mais le sultan considéra  que la traite et l’esclavage étaient si fondamentalement ancrés dans les traditions et dans la société (on se rappellera la garde noir du sultan et le rôle des favorites) qu’il s’obstina à ne pas les sanctionner, malgré les pressions extérieures de la Grande-Bretagne. Marrakech restait un très grand marché de traite (dont le fonctionnement est remarquablement décrit par l’auteur) au début du XXe siècle. Le Protectorat français, lui, ferma les yeux longtemps sur la traite devenue clandestine dans les années 1930. Le fameux dahir  berbère de 1930, en dressant les nationalistes contre le Protectorat fossilisa la question, l’esclavage ne disparaissant finalement qu’avec l’indépendance ; il n’en reste pas moins que la marque servile subsiste comme ailleurs, associée à l’origine noire.

La Mauritanie et l’insurmontable contradiction entre les termes «République» et «islamique»  (p. 189), quatrième cas étudié est symbolique. Ce pays que connait particulièrement bien l’auteur par ses enquêtes de terrain illustre parfaitement les contradictions entre un État, champion du monde des abolitions (quatre : 1905, 1961, 1980, 2007) et une société dominée par des groupes «blancs», rétive à les admettre et régie par des relations interraciales conflictuelles et dominées par l’esclavage.

Le changement est lent, malgré une tendance ancienne des harâtin à «déguerpir» vers le sud dès les années 1930 ; l’indépendance marqua même un recul de l’émancipation et un renforcement des différences avec l’arabisation; le phénomène nouveau, contemporain, paradoxal et inquiétant, y est peut-être l’apparition d’un islam radical, sans distinction de race ou de classe, s’opposant à un islam conservateur et justificateur d’une institution d’un autre âge.

Enfin, le Soudan, le cas le plus complexe tant ce pays est vaste (le plus grand d’Afrique) et que les divisions ne peuvent se résumer en une simple opposition Nord-Sud, C'est dans cet énorme pays, que la partition a aujourd’hui divisé en deux, que l’esclavage est historiquement enraciné dans le passé au point de représenter 20 à 30 % de la population totale au XIXème siècle, qu’il a engendré une traite meurtrière et qu’un siècle plus tard, dans les années 1990, celle-ci a connu une résurgence contemporaine dramatique dans le nord du Bahr el Ghazal au profit de tribus «arabes» bagara.

La guerre qui a ravagé le pays depuis son indépendance, en 1956 (onze ans de «paix», trente-neuf ans de conflits sanglants, deux millions de morts !), en est évidemment la cause. Mais ce qui rend singulier, et déroutant, le «cas» soudanais est l’imbrication de l’esclavage et de l’ethnicité, et l’instrumentalisation politico-religieuse de la question par le pouvoir central, mais aussi par les forces extérieures, dans un contexte marqué par  la montée en puissance de la «menace terroriste» depuis la dernière décennie du XXe siècle.

À cet égard, le détour de Roger Botte par l’analyse minutieuse de la politique américaine et des stratégies humanitaires est passionnante ; de véritables mises en scène de fausses libérations d’esclaves par rachat ont été organisées à destination de médias internationaux par l’association chrétienne évangélique Christian Solidarity International. Comme au XIXème siècle, lorsque les Pères Blancs rachetaient les esclaves, une complicité objective s’établit entre «acheteurs» et «vendeurs» ayant pour objet la valeur, qu’on ne devrait jamais mesurer, de l’être humain et comme enjeu de la victoire dans une «croisade» de civilisation.

Ajoutons que le livre est accompagné d’un lexique de l’esclavage dans le monde musulman de langue arabe qui est lui-même une mine d’informations.

Roger Bote n’a pas épuisé un sujet. Peut-être. Mais il nous donne tellement à réfléchir avant de juger qu’en même temps, il nous plonge dans des  abîmes de perplexité. On est tenté de lui poser la question : que faire ? Qu’enseigner ? Ce livre est un monument d’érudition et une mise en garde pour ne pas nous céder aux instrumentalisations.

Marc MICHEL

9782874950841FS

 

Roger Botte
Roger Botte

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- la remarquable et érudite Histoire de l’Afrique du Sud de François-Xavier FAUVELLE-AYMAR (Le Seuil, 2006)

9782020480031

 

 

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24 avril 2013

1940 : De Gaulle et l'Afrique - Archives nationales d'Outre-mer

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un nouveau dossier

des Archives nationales d'Outre-mer (ANOM)

De Gaulle et l'Afrique - 1940

 

Les Archives nationales d'Outre-mer (ANOM, ex-CAOM, à Aix-en-Provence) viennent de publier un nouveau dossier réalisé à partir des fonds Géraud de Galassus, directeur du personnel au Gouvernement général du Congo Brazaville, rallié à De Gaulle depuis le 8 août 1940.



eboue-gaulle-brazzaville

En ligne, ici :

http://www.archivesnationales.culture.gouv.fr/anom/fr/Action-culturelle/Dossiers-du-mois/1304-de-Gaulle/Dossier-De-Gaulle-et-l-Afrique-1940.html

- Juin 1940 : cliquer ici.

- Les Trois Glorieuses, août 1940 : cliquer ici.

- Organiser la France Libre (29 août 1940 et après) : cliquer ici.

- Novembre 1940 : cliquer ici.

 

Trois Glorieuses empire colonial 1940

 

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375497

 

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11 avril 2013

hygiène et urbanisme dans le Cameroun colonial

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Yaoundé, le dispensaire (entre 1930 et 1958)

 

Hygiène et ville coloniale

au Cameroun français (1916-1960) :

enjeux et paradoxes d’une acculturation

Jean-Baptiste NZOGUÈ, Ph.D. en Histoire, Université de Douala

 

Résumé 

Cet article vise à analyser les objectifs poursuivis par l’hygiène et les effets induits de cet instrument de colonisation dans la ville coloniale au Cameroun. L’espace urbain, un endroit où Blancs et Noirs se côtoyaient journellement, avait surtout vocation à être un modèle de propreté. Destinée à amener les indigènes à s’arrimer aux valeurs européennes de protection de la santé publique dans les agglomérations, l’hygiène coloniale a entraîné dans l’espace urbain des situations paradoxales et parfois des impasses, mettant à nu les faiblesses du «grand projet» sanitaire du pouvoir colonial.

Mots-clés : ville, environnement, hygiène, santé, mœurs, colonisation.

                                                

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Service d'hygiène mobile et de prophylaxie. Groupe mobile.
Microscopistes, 1951

L’Afrique subsaharienne a été présentée par les promoteurs et les acteurs de la colonisation comme un environnement redoutable pour l’homme, ceci en raison du climat et des mœurs considérés comme favorables à l’éclosion de maladies dévastatrices. Cette réputation a poussé les autorités coloniales à publier au Cameroun, comme partout ailleurs, d’abondants textes réglementant la protection de la santé publique, dont l’hygiène urbaine fut l’aspect le plus saillant. Les Européens habitaient surtout la ville. Tout le monde, Blancs comme Noirs, suivant leurs statuts respectifs, étaient astreints aux règles de la vie urbaine.

Cependant, si les rapports annuels adressés à la SDN et plus tard à l’ONU reprenaient régulièrement les mesures prises en matière d’hygiène au Cameroun, ils renseignaient très peu sur les progrès réalisés dans ce domaine. Selon Henri Brunschwig, si l’on voulait s’appliquer à faire une étude de la politique sanitaire aux colonies, «il ne faudrait pas partir des décrets ministériels ou des grandes réglementations qui furent toujours autant de cadres jamais remplis. Ils témoignent des intentions, de l’orientation d’une politique, non des réalité[1].  Cette assertion concerne certes la période 1870-1914, mais elle peut aussi s’appliquer à toute la période coloniale. Comment expliquer ou comprendre le décalage observé entre le «grand projet» colonial d’hygiène urbaine et la modicité des résultats engrangés sur le terrain? L’œuvre sanitaire aux colonies peut être appréciée de diverses manières [2] ; qu’il suffise dans le cadre de ce travail, d’analyser les fondements des actions préconisées, les méthodes employées par les autorités coloniales et leur applicabilité dans les espaces urbains d’alors.

 

Appréciation coloniale de la situation sanitaire

et codification de l’hygiène publique

L’analyse du discours colonial à l’arrivée des Européens – aussi bien des Allemands que des Français – laisse transparaître un certain nombre de préjugés qui peuvent avoir influencé les conclusions sur la situation sanitaire du Cameroun.

L’élément démographique fut la première base coloniale d’appréciation de l’état de santé des populations du territoire. Les Allemands, premiers envahisseurs du territoire, signalaient partout la rareté des êtres humains et parlaient d’une «race en voie de disparition». La faiblesse démographique constatée était surtout attribuée aux ravages causés par les épidémies dont certaines étaient en pleine éclosion à l’arrivée des envahisseurs, d’autres ayant laissé des marques profondes sur leurs victimes survivantes [3]. Aucune explication ne fut cependant proposée qui pouvait incriminer la traite négrière qui pendant plus de trois siècles avait arraché de nombreuses vies au continent africain [4] en général, et au Cameroun [5] en particulier.

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mouche Tsé-tsé (profil), 1930-1958

 

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Mouche Tsé-tsé, "trypanosome Gambiense", 1930-1958

 

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Mouche Tsé-tsé, Protozoaire flagellé, trypanosome, 1930-1958

Les affections comme le paludisme, la maladie du sommeil, les parasitoses intestinales, les maladies pulmonaires, la lèpre, le pian, la méningite cérébro-spinale etc., furent présentées comme des fléaux auxquels les populations payaient un très lourd tribut. Les statistiques sanitaires coloniales, beaucoup plus orientées vers la maternité et surtout la condition de l’enfant africain - considéré comme seul véritable gage de la pérennité de la main-d’œuvre coloniale -, soulignaient que ces affections touchaient particulièrement la première enfance. En fait, quand on veut caractériser l’état de santé d’une population, de nombreux facteurs sont souvent pris en compte, mais deux chiffres peuvent résumer la situation, l’espérance de vie à la naissance et le taux de mortalité infantile [6].

Le rapport médical allemand de l’année 1909-1910, par exemple, donnait un compte-rendu fort préoccupant pour le colonisateur.  Une enquête, réalisée sur un échantillon de 1000 femmes parmi lesquelles 700 étaient fécondes et avaient donné naissance à un nombre total de 2382 enfants, révéla que 821 de ces enfants étaient morts dans la première enfance (entre zéro et cinq ans) ; le paludisme seul avait causé 115 décès suivi des parasitoses intestinales qui avaient fait 110 victimes [7].

Les autorités médicales allemandes conclurent que si rien n’était fait, la population du Cameroun allait disparaître après 100 ans. Les sondages effectués par les médecins français au début des années 1920 donnaient des chiffres qui semblaient corroborer les constatations allemandes : 153 femmes interrogées dans deux quartiers de la ville de Douala (Akwa et Deido) en 1922 déclarèrent avoir eu 728 grossesses dont 632 étaient arrivées à terme ; 138 des enfants issus de ces grossesses étaient morts dans la première enfance et 165 dans la seconde enfance, soit un taux de mortalité infantile globale de 47% [8]. Gustave Martin, premier directeur du Service de santé français au Cameroun, voyait en le paludisme «une cause beaucoup trop importante de mortalité» [9] chez les enfants.

Ces chiffres doivent surtout être compris dans le contexte de leur production ; un contexte de légitimation coloniale, même s’il est vrai que l’environnement naturel du Cameroun, notamment dans sa partie méridionale (Sud-Cameroun) correspondant à la forêt dense équatoriale, est favorable à l’éclosion d’insectes piqueurs vecteurs de plusieurs maladies infectieuses.

En fait, même si les autorités coloniales semblaient incriminer l’élément environnemental (le milieu naturel), ils expliquaient la forte mortalité beaucoup plus par la précarité des conditions d’existence des populations locales évoluant dans l’insalubrité et l’insuffisance alimentaire. Le médecin français en service à Bana, dans l’Ouest du Cameroun, fit un portrait pour le moins caricatural, caractéristique même de l’idée que les Européens se faisaient des Africains à leur arrivée dans le continent. Il écrivit que l’indigène était mal conformé et souffreteux, «d’une saleté repoussante, son aspect est celui d’un sauvage arriéré et craintif […] Les cases qu’il habite sont infectes : bêtes et gens y vivent dans une promiscuité déplorable. Très pauvre, son état de maigreur dénote qu’il ne mange pas tous les jours à sa faim» [10].

Il va de soi que ce portrait est exagéré, sinon l’on ne saurait comprendre la hargne du recrutement des indigènes, d’abord pour les plantations du Nouveau Monde, ensuite pour les plantations européennes en Afrique s’ils étaient si mal en point. En tout cas, le Cameroun, à l’image de toute l’Afrique subsaharienne, fut dépeint, de part son environnement et les mœurs de ses populations,  comme un territoire redoutable  du point de vue sanitaire.

Les maladies signalées, infectieuses pour la plupart, étaient considérées comme particulièrement dangereuses pour les Blancs qui venaient s’installer en Afrique. Les Européens gardaient sans doute le souvenir de diverses épidémies qui avaient endeuillé leur continent depuis le moyen-âge jusqu’au XIXe siècle et contre lesquelles les pouvoirs publics durent prendre des mesures hygiéniques vigoureuses, allant de la police sanitaire maritime jusqu’à la codification de la vie urbaine, en passant par la surveillance des aliments [11].

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Bakouri, dispensaire, 1930-1958

Au demeurant, que les Européens aient trouvé des hommes au Cameroun, malgré les ravages des maladies dénoncés par les colonisateurs, c’est dire que les populations avaient quand même réussi à développer des connaissances et des pratiques médicales qui leur permettaient de se maintenir dans cet environnement jugé dévastateur pour ses habitants. Il faut plutôt comprendre le discours sur la situation sanitaire du territoire comme une plate-forme de légitimation de nouvelles manières de voir et de faire que les Européens voulaient y introduire. 

L’aventure coloniale devant entraîner l’installation des Européens en Afrique, l’on redoutait surtout que ces derniers deviennent des proies des maladies dites tropicales, alors qu’en Europe le courant hygiéniste du XIXe siècle – révolutionné surtout par les découvertes de Louis Pasteur en 1865 – avait permis aux populations de faire des progrès considérables dans la lutte contre la maladie. Dès la deuxième moitié de ce siècle, le rôle des bactéries et des microbes devenait prépondérant dans la contamination des maladies humaines. La doctrine hygiéniste, s’appliquant à la fois aux mœurs et à l’environnement, a révolutionné l’ensemble des sociétés occidentales tant ses applications sont variées : médecine, architecture, urbanisme, etc.

On peut ainsi mettre à son actif le développement des réseaux d’égouts, le traitement des eaux usées, le ramassage des détritus, l’enterrement des morts dans les cimetières, les campagnes de vaccination, la prophylaxie ou encore la lutte contre les maladies comme la tuberculose. L’hygiénisme était donc devenu une puissante arme de lutte contre la maladie que chaque puissance entendait faire valoir aux colonies. 

La ville coloniale, dans la diversité de ses fonctions (centre administratif, centre commercial, quartiers résidentiels, etc.), devait accueillir non seulement les Européens qui en firent leur cadre privilégié d’établissement, mais aussi plusieurs catégories d’indigènes : d’abord les autochtones des sites constituant le point de départ de l’espace urbain ; ensuite les indigènes recrutés dans les cadres locaux de l’administration, les employés engagés dans diverses fonctions générées par la ville ; enfin des petits commerçants, des déshérités et plusieurs aventuriers attirés par l’économie monétaire. En Europe, la révolution hygiéniste du XIXe siècle eut pour corollaire la planification urbaine [12]. Les gouvernements anglais et allemand, par exemple, avaient «imposé aux villes en voie de croissance l’obligation de dresser d’avance un plan d’extension permettant de diriger et de réglementer cette croissance au mieux des intérêts de tous» [13].

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Douala, 1954

Dès lors, l’urbanisme s’est constitué en champ autonome et en profession neuve – distinct de l’architecture. Même si la France, par rapport à l’Angleterre et à l’Allemagne, semble avoir pris du retard, elle commença à s’arrimer dès le début du XXe siècle [14]. Une loi du 19 mars 1919 décida qu’un plan d’extension serait établi pour les villes de 10 000 habitants, et régla les conditions d’établissement de ce plan.

Ce qui montre qu’un des soucis du législateur était d’assurer l’application préventive des règles de l’hygiène urbaine, c’est que la commission d’étude des plans d’extension prévue par la loi comprenait d’abord le conseil départemental d’hygiène. Il apparaît donc que la France s’engage dans l’entreprise coloniale quand elle est encore à l’école de l’urbanisme dont l’hygiène urbaine constitue l’un des principaux déterminants. Il va sans dire qu’aux colonies, les questions d’hygiène allaient occuper une place prépondérante, tout au moins dans les intensions, dans le processus d’édification des villes.  

D’entrée de jeu, l’administration française au Cameroun voulut anticiper sur les problèmes sanitaires liés à la vie urbaine ; elle le fit en réglementant l’hygiène publique dès les premiers moments de sa présence dans le territoire. Des arrêtés et des circulaires, assortis de sanctions contre les contrevenants, furent publiés dans le territoire. Les textes du Commissaire de la République précisaient aux médecins leur rôle dans la diffusion de l’hygiène et la prophylaxie des épidémies. L’arrêté du 20 novembre 1916, relatif aux commissions sanitaires d’hygiène de circonscription, leur créait l’obligation de surveiller avec une attention toute particulière l’éclosion des épidémies et de prendre à cet égard toutes dispositions utiles en vue de l’isolement des malades, et de la désinfection.

L’arrêté du 2 décembre 1916 avait créé au chef-lieu de chaque circonscription une commission chargée de l’examen de toutes les questions sanitaires intéressant l’hygiène publique et l’assistance dans la circonscription. La circulaire du 20 mars 1917 donnait aux chefs de circonscriptions des instructions relatives à l’hygiène générale des villages. L’arrêté du 25 octobre 1917 énonçait les mesures à prendre pour prévenir et faire cesser les maladies épidémiques [15]. Pareillement, des ordres furent donnés qui concernaient le débroussaillement, la circulation des porteurs, des travailleurs et des nomades, etc. Les obligations des indigènes en matière d’hygiène se trouvaient codifiées dans l’arrêté qui détermine les infractions spéciales à l’indigénat [16].

L’essentiel des textes réglementant l’hygiène des agglomérations au Cameroun fut publié alors que la Première Guerre mondiale était en cours et que les Français n’étaient pas encore sûrs de leur avenir au Cameroun. Quelques raisons expliquent cette précocité de la codification de l’hygiène. D’abord, outre l’expérience métropolitaine, les Français arrivent au Cameroun quand ils justifient déjà d’une certaine expérience coloniale, notamment en Afrique Occidentale Française (AOF) et en Afrique Equatoriale Française (AEF) où ils ont été confrontés à divers problèmes sanitaires.

Toute la réglementation générale de la  prévention au Cameroun fut d’ailleurs calquée sur les initiatives entreprises dans les deux confédérations, principalement le décret du ministre des Colonies Gaston Doumergue du 14 avril 1904 «relatif à la protection de la santé publique en Afrique Occidentale Française» [17]. Ensuite, l’esprit de cette codification permet surtout de comprendre que les colonisateurs voulaient donner par ces textes une certaine ligne de conduite aux populations locales qui les côtoieraient dans les lieux de leur établissement, les chefs-lieux de circonscription en l’occurrence.

Les points sur lesquels ces textes insistaient traduisent clairement la volonté du colonisateur à réglementer surtout la vie urbaine: le contrôle de l’eau potable, destruction des rats, moustiques et autres insectes, l’évacuation des «matières usées», déclaration obligatoire des maladies contagieuses, contrôle des immeubles bâtis ou à construire, etc.,  le tout placé sous la responsabilité de comités et commissions d’hygiène et de salubrité publiques créés dans les chefs-lieux de circonscription.

Le décret du Gouverneur en 1921 dévoile à suffisance cette orientation. Dans son texte le Commissaire de la République affirmait qu’il était «persuadé qu’en matière d’hygiène […], il faut un début, il faut un geste, acte qui déclenche le mouvement vers le mieux-être» [18]. Il précisa que l’action des pouvoirs publics devait s’exercer d’abord sur leurs collaborateurs agents et chefs indigènes, puis sur toutes les populations résidant dans centres de chefs-lieux de circonscription ou de subdivision.

Douala hygiène 1936
Douala, Institut d'hygiène, carte postale ancienne écrite au dos en 1936

Ainsi transparaît l’esprit dans lequel l’administration française comptait faire la promotion de l’hygiène dans les principales agglomérations du Cameroun. Même si l’on comptait aussi pour une grande part sur cette hygiène pour préserver le capital humain, ce devait être surtout dans les centres urbains, lieux de résidence des Européens, qu’on pouvait apprécier l’importance que les colonisateurs accordaient à la panoplie de textes de réglementation sanitaire publiés dans le territoire.

Il existe, en effet, une abondante littérature sur les efforts déployés par les autorités coloniales sur le plan sanitaire, cependant, très peu a été dit sur les dispositions qu’elles prirent pour protéger les Européens contre les maladies dites tropicales, depuis le choix de leur cadre de vie jusqu’à la définition des «frontières» de leur cohabitation avec les Noirs considérés comme vecteurs de maladies.  

 

Blancs et Noirs dans la ville coloniale :

l’hygiène impose des frontières 

L’hygiène a beaucoup influencé les rapports entre les Blancs et les Noirs dans la ville coloniale. On y verra surtout transparaître une importante dimension psychologique caractérisée par le complexe de supériorité qui animait les Européens et une sorte de défiance manifestée dans leur cohabitation avec les indigènes.  Le ton fut donné par les Allemands sous le commandement desquels il était apparu urgent d’avoir, surtout à Douala, une ville européenne séparée des quartiers africains constitués des populations autochtones et allogènes. Si les raisons urbanistiques furent souvent invoquées, les soucis liés à l’hygiène semblent avoir motivé cette ségrégation [19]. Les auteurs comme René Gouelain [20] et Guy Mainet [21], dans leurs travaux sur la naissance et le développement de Douala, ont relevé l’influence de l’hygiène dans la cohabitation entre les Européens et les Africains dans cet espace urbain sous le protectorat allemand.

DAFANCAOM01_30FI059N007_PDouala, l'hôpital européen, 1943

Qu’il suffise de dire que dès le début des années 1910, les autorités coloniales allemandes jugèrent intolérable le mélange jusque-là admis entre Blancs et Noirs dans les même quartiers [22]. Ainsi après le Plateau Joss qu’ils avaient accaparé en 1885, les Allemands entreprirent d’exproprier les Bell, les Akwa et les Deido pour bâtir la ville européenne. Les populations spoliées devaient être recasées dans de nouveaux quartiers respectivement appelés New-Bell, New-Akwa et New-Deido.

Du fait de la réticence des populations autochtones à ce projet, seuls les Bell avaient été effectivement spoliés et recasés à New-Bell au moment de l’éclatement de la première guerre mondiale en 1914. Certes la guerre était venue interrompre ce processus, tout au moins pour un temps, mais il apparaît que pour les Européens les populations noires ne s’accommodaient pas de la ville ; aussi fallait-il les tenir dans l’éloignement, à un kilomètre de distance des Européens, espace correspondant au rayon d’action des moustiques, afin d’assainir radicalement la ville.

Cette perception était en fait commune, à quelques nuances près, à toutes les puissances coloniales, puisque le Dr. Ziemann qui suggéra la ségrégation semblait s’inspirer des exemples de certaines villes coloniales anglaises et françaises. Il va donc de soi que les Français, dans la partie du Cameroun qui leur échut en partage, allaient perpétuer, peut-être avec plus de flexibilité, les logiques instaurées par leurs prédécesseurs allemands. 

D’entrée de jeu, l’administration française publia au Cameroun des textes réglementant l’hygiène publique dans les villes, notamment Douala et Yaoundé qui constituaient à l’époque, comme aujourd’hui, les deux principaux centres du pays. En principe, outre le désherbage qui incombait le plus souvent aux habitants des centres urbains, l’évacuation des déchets devait être assurée par le service de voirie de l’administration et une brigade d’hygiène était supposée surveiller la salubrité des agglomérations et des habitations.

À Douala, la réglementation de l’hygiène interdisait le dépôt des ordures ménagères ou des détritus sur la  voie publique ainsi que sur les propriétés ou sur les terrains occupés à titre précaire ou inoccupés. La projection des eaux usées ménagères ou autres était interdite sur les voies pourvues d’égouts ou de caniveaux. Ceux-ci devaient toujours être tenus en parfait état de propreté et l’on était tenu de les débarrasser des feuilles mortes ou autres objets susceptibles de ralentir ou d’interrompre le libre cours des eaux pluviales.

Un arrêté du 21 mars 1921 interdisait de creuser des trous ou des excavations autour des périmètres urbains [23]. Les gardes d’hygiène devaient visiter les agglomérations et les habitations pour contraindre leurs occupants à combler les trous creusés par eux-mêmes ou par les porcs et à détruire tous les objets pouvant servir de gîtes aux anophèles. Comme insecticides, les services d’hygiène et de voirie disposaient de soufre, de formol, de poudre de pyrèthre, de la fumée de tabac, de camphre, de l’acide phénique, de la quinoléine et du crésyl [24]. Bref, l’idée de cette réglementation de l’hygiène publique était d’éliminer de l’espace urbain, tous les éléments susceptibles de favoriser l’éclosion des moustiques ou des épidémies résultant de l’insalubrité.

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Yaoundé, quartier Mokolo

Lorsque la capitale du territoire fut transférée à Yaoundé, un arrêté du Commissaire de la République énonça, comme à Douala, les activités dont la pratique était interdite à l’intérieur du périmètre urbain [25]. Outre les éléments cités plus haut, ce texte interdisait l’élevage ou la possession des porcs, l’abattage des animaux de boucherie en dehors de l’abattoir public ; la mise en vente au marché public et en quelque lieu que ce fût des viandes non présentées à l’examen des autorités sanitaires et dont la vente n’avait pas été autorisée par elles ; des constructions à l’indigène, en nattes, torchis, écorces et matériaux du pays entourées de plantations touffues de maïs ou de cannes.

Un délai de deux mois fut donné pour le remplacement des constructions de cette nature par des édifices en matériaux durables ; le cas n’échéant pas, elles devaient être transférées aux côtés des villages indigènes avoisinants. L’exécution des travaux de salubrité fut confiée à la brigade d’hygiène mise sous les ordres du président de la commission d’hygiène de la ville de Yaoundé. Ce dernier avait qualité pour dresser un procès verbal des infractions constatées. Les infractions commises par les personnes de statut européen ou assimilé devaient être punies par des peines de simple police (amendes, avertissements, blâmes), tandis que les contrevenants indigènes, en revanche, s’exposaient à des peines prévues par le code de l’indigénat [26].

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Youndé, l'hôpital

En réalité, il ne s’agissait là que d’un idéal à poursuivre, surtout que l’administration française devait rendre compte à la SDN, et plus tard à l’ONU, des progrès de l’hygiène au Cameroun. Ces textes constituaient par eux seuls, pour ainsi dire, une plate-forme que les pouvoirs publics pouvaient exploiter à tout moment pour se justifier. La dimension politique de cette législation n’était donc pas négligeable.

Il convient néanmoins de noter que les exigences que ces textes plaçaient sur la population noire, entre autres la répression, les normes de constructions et des déguerpissements éventuels, auguraient  l’intervention de mesures radicales dans des aspects chers aux Européens. En tout cas, seule l’expérience du terrain pouvait témoigner de la valeur que l’administration accordait à cette réglementation de l’hygiène urbaine.

Pour se mettre à l’abri des moustiques et de toute maladie pouvant provenir de la cohabitation avec les Noirs, la première mesure d’hygiène publique, chère aux autorités administratives et médicales françaises, fut la séparation de l’habitat entre les Blancs et les Noirs.

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Lucien Fourneau

Ce fut le Gouverneur Fourneau qui en donna le ton par un arrêté en date du 30 janvier 1917. Il affirma sans ambages dans son texte que le premier souci de l’Européen aux colonies était de protéger sa santé contre les maladies diverses, rares ou inconnues en Europe, qui sévissaient sur les populations indigènes. Si par rapport aux indigènes toutes ces maladies demandaient des moyens de défense spéciaux de sensibilisation, d’éducation, etc., pour l’Européen, toutes, surtout le paludisme, exigeaient une mesure commune : la ségrégation.

Pour Fourneau, les Européens ne pouvaient être à l’abri des piqûres de moustiques infectés par les indigènes que si l’on procédait à la séparation de l’habitat entre les Européens et les Noirs dans les centres administratifs. Après avoir donné la définition de la ségrégation que les hygiénistes appellent «la séparation de la population européenne arrivée indemne d’Europe d’avec la collectivité indigène contaminée par les virus spéciaux aux régions tropicales» [27], il précisa qu’elle consistait, dans la pratique, en «la création dans les villes coloniales d’un quartier européen d’une part, d’une ville indigène d’autre part» [28].C’était donc, dans l’esprit du colonisateur, une sorte d’isolement préventif de l’Européen sous les tropiques ; une mesure strictement hygiénique dont le but était de sauvegarder la santé de l’Européen.

Il apparaît clairement que l’hygiène publique dans les villes coloniales visait, prioritairement, la protection des Européens ; et la ségrégation de l’habitat permettait à ces derniers d’être éloignés de la «nuisance» que représentaient pour eux les populations noires. Le premier directeur du service santé français au Cameroun, Gustave Martin, suggéra formellement de poursuivre le plan de ségrégation engagé par les Allemands [29].

À Douala, il attira d’ailleurs l’attention de l’administration sur les mouvements des familles Bell qui, profitant de l’intermède imposé par la guerre, avaient tendance à se rapprocher de la ville européenne en réoccupant le plateau de Bali dont ils avaient été spoliés. Il recommanda aux pouvoirs publics de maintenir les indigènes dans la distance d’un kilomètre qui leur avait été prescrite par les Allemands.

Mais qu’allaient-ils faire des indigènes qui les côtoyaient de près ? Car non seulement un grand nombre d’employés, d’ouvriers et de travailleurs indigènes devaient circuler le jour dans le quartier européen, mais encore que la nuit un personnel varié y était présent. Cette préoccupation divisa les gestionnaires de la santé car d’aucuns pensaient que la ségrégation n’était qu’une demi-mesure et qu’il valait mieux y renoncer. Les partisans de la ségrégation, rétorquèrent en qualifiant d’absurde cet argument. Ils avancèrent l’explication selon laquelle la présence des Noirs pendant le jour ne présentait aucun danger et que les moustiques qui transmettent le paludisme ne volent qu’au crépuscule et la nuit.

Ainsi, le nombre de Noirs fréquentant le quartier européen étant peu élevé il était évident que ceux-ci donnaient beaucoup moins de chances de propager la malaria que des milliers d’habitants dont les enfants étaient jugés particulièrement dangereux [30]. Par ailleurs, les détracteurs de la ségrégation firent valoir que dans la région libre, la végétation tropicale rendait très difficile la lutte contre les moustiques et les mouches.

À cette crainte, l’on opposa l’assurance que la création de pelouses, de jardins, de terrains de jeux et de manœuvres, d’un champ de course, de cimetières était à la base du programme prévu [31]. Cette inspiration n’était pas nouvelle ; elle procédait en fait des expériences vécues en métropole quelques siècles jadis. La construction d’un château royal, avec l’aménagement de ses jardins au XVIIe siècle avait permis de remporter la victoire sur le paludisme dans la région de Versailles [32]. Les Français l’avaient emprunté à l’Angleterre, à l’Allemagne et aux États-Unis où la formule de «cité-jardin» avait fait ses preuves.

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Yaoudé, caterpillar du Service d'hygiène et d'assainissement de la ville, janvier 1947

Dans cette conception, toutes les maisons étaient individuelles, réservée à une seule famille et accompagnées d’un jardin. C’était, à l’époque, l’idéal au point de vue de la famille et l’hygiène morale et matérielle du citoyen européen [33]. Pour les hygiénistes, c’était la formule qui correspondait le mieux dans les villes coloniales pour une meilleure protection sanitaire des Européens. 

L’hygiène, présentée dans les textes comme mesure sanitaire salutaire aussi bien pour les Européens aux colonies que pour les populations locales, était donc devenue un instrument de matérialisation des frontières culturelles en de véritables frontières physiques. Il va de soi que, sur le terrain, l’hygiénisme allait entraîner dans la ville coloniale deux mondes avec deux destins bien distincts.

Comme l’avait recommandé Gustave Martin, le projet allemand fut poursuivi par les Français, même si pour certaines raisons [34] il avait fallu marquer un temps d’observation. En 1925, le gouverneur Marchand mit sur pied un plan d’urbanisation dans lequel Douala devait être subdivisé  en trois zones aux populations déterminées.  La bande côtière qui s’étend de Bonandjo à Déido en passant par Akwa, constituant un plateau éloigné des marécages,  devait être la ville européenne ; la partie attenante à cette zone côtière devait être la zone de résidence des «Africains disposés à construire en dur» ; alors qu’une zone de l’arrière-pays allait être mise à la disposition de l’habitat spontané [35]. La ville proprement dite se composait donc des quartiers de Joss, de Bali, d’Akwa et de Deido ; Bonaberi en faisait partie, mais comme un faubourg pour lequel on recommandait d’être économe.

Le Commissaire de la République Marchand exclut New-Bell de l’espace urbain pour éviter, disait-il, toute confrontation avec les Bell. Or ces derniers avaient déserté ce quartier pendant les années de guerre et s’étaient établis dans le plateau de Bali qui, pendant la période allemande, constituait la zone libre, séparant la ville européenne de New-Bell.

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Douala, dispensaire de New-Bell, décembre 1952

Les véritables occupants de ce quartier, que les Français avaient décidé de laisser se développer sans aide et hors de tout contrôle, étaient les étrangers africains et les allogènes venus de plusieurs coins du pays. Il nous semble plutôt qu’au-delà de l’obstacle que semblaient constituer les Bell à l’action de l’administration à New-Bell, les Français ne trouvaient, surtout à ce moment là, aucun intérêt à réglementer l’habitat dans un espace peuplé uniquement de Noirs qu’ils jugeaient d’ailleurs ne pas s’accommoder de la ville.

Certes, l’on avait renoncé à la zone libre prescrite par les Allemands, tolérant ainsi le mélange entre Blancs et Noirs à Akwa et à Deido – ces deux quartiers  ayant une vocation résidentielle et commerciale – mais les autochtones de ces quartiers (ceux d’Akwa particulièrement) furent astreints, dès 1937-1938 suite au rapport de la commission d’hygiène [36], de construire en dur suivant les normes d’hygiène et d’urbanisme imposées par le colonisateur.

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Douala, hôpital général, salle de radiographie, 1951

En fait, les Français optaient ainsi pour une ségrégation choisie, car ils étaient conscients de ce que les populations ayant été fragilisées par la crise économique des années 1930, seuls les autochtones justifiant d’un certain confort matériel pouvaient se construire à Akwa et que les moins nantis y renonceraient, vendraient leurs terres pour aller s’installer dans des espaces aménagés pour les accueillir. Un délai de six mois à un an leur fut donné. 

À cette époque, en effet, même en Europe, on était surtout dans une perspective sécuritaire : la maladie est portée par le pauvre, et il fallait réduire les conditions de propagation, éviter la contamination ; on se préoccupait d’assainir les villes, d’assurer leur approvisionnement en eau potable, d’éliminer les eaux usées et d’améliorer la situation des populations qui s’y entassaient [37].

Notons que ce fut uniquement à Douala, en raison de la sensibilité de ses populations et de sa vocation de capitale économique, que les Européens acceptèrent un certain mélange avec les Noirs. Partout ailleurs dans le pays, il y eut un quartier européen distinct des quartiers indigènes. La même logique instaurée à Douala, d’accaparement de meilleurs sites d’établissement éloignés des marécages, fut transportée dans tous les centres administratifs de l’intérieur : Yaoundé, Edéa, Dschang, Nkongsamba, etc. Le choix des Européens à Yaoundé du superbe Plateau Atemengue constitue un exemple éloquent de la détermination des colonisateurs à s’éloigner des lieux d’éclosion de moustiques.

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Pagouda, lutte contre la trypanosomiase, enregistrement des lames de sang, 1945-1950

La «distance» voulue par les Européens se matérialisa également par la «qualité» d’indigène pouvant être embauché dans leurs domiciles. Certains romanciers, contemporains de la colonisation européenne en Afrique,  ont décrit avec beaucoup de succès les rapports entre les Blancs et les Noirs au jour le jour, et les événements qu’ils relatent constituent des faits historiques irréfutables.

Dans le cas précis du Cameroun, Ferdinand Oyono montre comment l’hygiène orientait les colons dans le choix des employés africains devant servir dans les quartiers européens. Toundi, le héros du roman, avait été recommandé au Commandant de circonscription par un prêtre catholique [38]. L’administrateur français, après avoir soumis son futur boy à une enquête de moralité – ce qui n’était d’ailleurs qu’une formalité parce que suffisamment renseigné par le clerc – releva à l’actif de l’indigène, avant de l’engager, les éléments d’hygiène suivants : «Tu es un garçon propre (…) Tu n’as pas de chiques, ton short est propre, tu n’as pas de gale…» [39].

Par ailleurs, Mongo Beti – qui a publié son roman sous un pseudonyme, Eza Boto – décrit pour sa part la ville coloniale dans ses contrastes. Après avoir présenté la beauté et la propreté du quartier européen qu’il appelle Tanga Sud, il décrit le quartier indigène (Tanga Nord) comme un cadre d’insalubrité [40], d’habitat spontané et de promiscuité où le colonisateur ne passait presque jamais. C’était en fait un monde que l’administration semblait avoir livré à lui-même ; un ensemble de petits quartiers qui poussaient comme des champions dans la forêt, sans ordre ni plan ; un milieu où on ne rencontrait aucune de commodités du monde moderne d’alors.

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Douala, pharmacie, 1954

On peut imaginer les activités qui se développaient dans cet environnement d’anarchie où les pouvoirs publics ne passaient que pour le recouvrement de l’impôt de capitation, une fois l’an. Mongo Beti de conclure : «Tanga-Nord (…) était un authentique enfant de l’Afrique. À peine né, il s’était trouvé tout seul dans la nature. Il grandissait et se formait trop rapidement. Il s’orientait et se formait trop au hasard, comme les enfants abandonnés à eux-mêmes» [41].

Ces témoignages permettent de qualifier l’hygiène publique dans les villes coloniales. Les pouvoirs publics  ne veillaient véritablement qu’à la salubrité des quartiers occupés par les Européens et de ceux dont la proximité pouvait mettre en danger leur santé. Les gardes d’hygiène, au départ, et les agents d’hygiène, plus tard, veillaient à la propreté de ces zones [42] ; les infractions signalées donnaient lieu des sanctions annoncées par l’autorité administrative. En 1927, par exemple, 537 habitations furent visitées à Douala par les équipes d’hygiène, pour dératisation et contrôle de l’application des mesures d’hygiène. À l’issue de ces visites, il fut dressé un procès-verbal contre un Européen et 289 procès-verbaux contre des indigènes, pour infractions aux règlements d’hygiène [43]. C’était en fait, une routine qui se pratiquait chaque année.

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Yaoundé, Direction du service de Sante, les bureaux

Les logiques observées de ségrégation, de défiance et même de stigmatisation de la pauvreté dans l’espace urbain colonial, semble révéler les limites du grand projet d’hygiène coloniale pourtant présenté comme le seul véritable gage de la protection de la santé publique dans les agglomérations. Cette situation semblait poser le perpétuel problème du décalage entre le discours politique et la réalité du terrain. Dans le cas précis de la colonisation, le problème peut transcender la dimension discriminatoire pour trouver son véritable fondement dans  l’inadéquation entre les méthodes et les moyens mis en œuvre par les pouvoirs publics et les besoins réels des populations dont l’hygiène coloniale voulait améliorer les conditions d’existence.

 

Les effets de la «distance» sur l’hygiène publique coloniale

Il convient de souligner que les distances physiques imposées par les colonisateurs dans leur cohabitation avec les Noirs procédaient de leur perception de la santé ; ils croyaient qu’un environnement «propre», dans leur compréhension du terme, garantissait à ses occupants un meilleur état de santé. Ce qui n’était forcément pas le cas, à tort peut-être, pour les populations indigènes pour qui la «propreté» liée à la santé se rapporterait à autre chose qu’au cadre de vie. Ces différences dont les Européens semblaient ne pas vouloir tenir compte allaient sans doute avoir des répercussions sur l’hygiène publique coloniale.

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Douala, hôpital général, cabinet dentaire, 1951

Pour bien appréhender les problèmes auxquels l’hygiénisme fut confronté aux colonies en général et au Cameroun en particulier, il faut partir de la définition des notions de santé et de santé publique. L’OMS définit la santé comme «Un état de bien-être physique, mental, social, complet…». Cette définition, souvent considérée d’idéaliste, a cependant le mérite de relever les trois domaines de la souffrance humaine et de traduire, par ailleurs, la complexité même de la notion de santé. En ce qui concerne la santé publique, retenons les définitions des systèmes français et québécois proposées par Marie-Eve Joël [44] et les interprétations qu’elle en fait. Elles sont révélatrices par leurs différences mêmes.

Pour l’Inspection générale des affaires sociales de la France, c’est «un champ d’action publique qui vise à améliorer, à préserver, à restaurer, à promouvoir, à optimiser l’état de santé des membres» d’une collectivité. Un champ d’action publique, c’est-à-dire de l’État, des collectivités locales et des diverses institutions créées dans ce but. Le ministère québécois de la santé publique parle, quant à lui, de la «promotion de la santé», qui vise à rendre l’individu et la collectivité capable de contrôler les facteurs déterminants de la santé. Elle comprend donc une stratégie recherchant une collaboration étroite de tous les acteurs sociaux, pour définir les problèmes, prendre les décisions et agir sur les déterminants de la santé. L’environnement global joue un rôle important et les actions engagées concernent toute la population.

Ainsi le système français met en exergue les actions d’échelle, tandis que celui du Québec insiste sur la responsabilisation, donc l’implication de toute la population, c’est-à-dire une vision de la santé partagée par tous. Ainsi, il apparaît que même dans les sociétés les plus développées les solutions de santé, bien que poursuivant les mêmes objectifs, peuvent varier d’un pays à l’autre dans leur approche ; les formules mal comprises ou mal vécues par les populations destinataires pouvant sérieusement compromettre les résultats attendus.

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région Nyong et Sanaga, l'hôpital mixte de Youndé, les ambulances, mai 1951

Le succès de l’hygiène coloniale était donc tributaire de la connotation qu’elle allait avoir auprès des populations indigènes pour lesquelles elle constituait une valeur nouvelle. Le fait que l’administration l’ait envisagée comme un instrument de protection plutôt qu’une valeur à faire intégrer aux mœurs locales a entraîné une certaine négligence de la participation ou de l’adhésion des populations auxquelles elle était destinée.

La dimension répressive derrière les textes réglementant l’hygiène publique au Cameroun amène à conclure que les autorités coloniales, au-delà du discours, n’attendaient pas beaucoup des populations qu’elles comprennent l’intérêt qu’elles avaient à «assainir» leur environnement et leurs mœurs.  Les obligations des indigènes en matière d’hygiène se trouvaient codifiées dans l’arrêté qui détermine les infractions spéciales à l’indigénat [45]. Tandis que les contrevenants de cette catégorie s’exposaient à des peines telles que l’emprisonnement, les sévices corporels, les prestations ou travaux obligatoires, etc., les infractions commises par les personnes de statut européen ou assimilé n’étaient punies que par des peines de simple police (amendes, avertissements, blâmes). [46]

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région Bamiléké, Mbouda, le dispensaire, 1957

Pour l’indigène, le respect des règles d’hygiène devenait donc beaucoup plus un devoir envers les pouvoirs publics qu’une responsabilité envers soi-même et envers la collectivité tout entière. Les chefs indigènes qui devaient être des modèles de «propreté» pour leurs administrés, furent sujets à l’intimidation de l’administration. Le Commissaire de la République, Bonnecarrère, l’exprima formellement dans une circulaire du 17 février 1921 par laquelle il invitait ses subordonnés, administrateurs de circonscription et de subdivisions à prendre des mesures drastiques pour l’amélioration de l’hygiène et de la santé des indigènes de les faire exécuter par les chefs locaux. Pour se constituer en modèle, il prit l’exemple des menaces qu’il avait faites aux chefs indigènes des circonscriptions d’Ebolowa, de Kribi, de Yaoundé et de Dschang [47].

Gouelain fait une bonne description de la contrainte coloniale qui devint plus forte et plus écrasante pendant les années qui suivirent la seconde guerre mondiale, et expose l’exaspération des populations indigènes. En ce qui concerne l’hygiène en effet, les sanctions prises lors des campagnes d’inspection «non contrôlées par les pouvoirs publics» [48], finirent par irriter et voire révolter la population. L’indigène devait nettoyer les rues polluées par les passants, sa concession n’était jamais assez propre, il était aussi poursuivi lorsque l’eau stagnait en certains endroits où la voirie ne pénétrait pas…

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région Mungo, maternité de Mbanga, janvier 1951

Autrement dit, l’administration incapable d’assurer les charges qui lui incombaient, reportait sur les chefs indigènes la responsabilité des conséquences résultant d’une telle situation et sévissait contre la population, ce qui conférait à l’appareil policier une «personnalité» qu’il n’avait pas au début. Par ailleurs, toujours selon Gouelain, les contrevenants aux règles d’hygiène furent souvent contraints de payer deux fois les amendes ; on exigeait des commerçants noirs sur les marchés ou à l’entrée de la ville des prix spéciaux pour les  polices sanitaires. Exaspérées, les populations renoncèrent à tout sens de respect des commissaires de police européens, tandis que les chefs et notables n’hésitaient pas à accuser violemment, sans chercher à les ménager, et parfois insolemment, l’administration et le colonisateur, c’est-à-dire, le Blanc en général.

Dans les rapports annuels adressés à la SDN et plus tard à l’ONU, l’administration française évita de faire état de la réticence des indigènes à son approche de la santé en général, et de l’hygiène coloniale en particulier. Mais dans le territoire, d’abondantes correspondances sanitaires et administratives soulignaient le boycott de la part de certaines populations de toutes les mesures sanitaires obligatoires prises dans le territoire : vaccinations, consultations postnatales et néonatales [49], déclaration obligatoire de certaines maladies, l’interdiction de sortie dans les zones de prophylaxie des maladies jugées dangereuses pour la santé publique, etc.

Certains indigènes pouvaient même devenir violents lorsqu’ils étaient brutalisés. Le médecin lieutenant Loslalot soulignait en 1936 que «les indigènes sont insolents, hâbleurs, violents, sauvages, poltrons, ne craignant pas quand ils sont en position de force, d’abuser de la faiblesse de l’Européen» [50]. Il ne s’agissait évidemment pas de l’hostilité envers les Européens, mais l’expression d’un mal-être créé par une approche de la santé en déphasage avec les valeurs locales et imposée brutalement aux populations qui avaient surtout besoin du temps pour en comprendre le sens.

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hôpital de Douala, deux docteurs indigènes opérant, 1943

Il s’agissait là en fait,  d’un choc de civilisations ; l’Européen et l’Africain n’ayant pas toujours les mêmes représentations de la santé. Si pour le premier la santé, l’hygiène en l’occurrence, reposait sur un fondement scientifique [51] inspiré par les résultats des travaux de laboratoires, pour le second c’était une notion beaucoup plus complexe intégrant une importante dimension spirituelle [52]. Cela revient tout simplement à dire que  «Chaque communauté, comme chaque individu, possède des caractéristiques propres» [53] et que l’administration française au Cameroun eût gagné à considérer les valeurs locales dans son engagement à introduire l’hygiène à l’européenne dans le territoire. Malheureusement toute la réglementation de la protection de la santé publique au Cameroun fut plutôt une transposition des réalités européennes sur les populations locales.

En d’autres termes, la supposée «mission civilisatrice» du colonisateur le poussa à vouloir établir un équilibre à l’image de celui dont il se sentait investi. Il comptait imposer des représentations, des croyances et des conduites fondées uniquement sur la perception européenne de la protection de la santé. Pourtant,  un espace social comme la ville coloniale, devait se caractériser «par un recours commun à des principes et à des actes dont le sens est communément saisi. En dehors de là commence un autre espace social dont les règles diffèrent» [54].

Les autorités coloniales semblent ne pas avoir compris que, les Européens étant différents des Africains, «l’amorce d’un rapport  entre ces deux univers suppose un effort méthodique de repérage et de compréhension respectueuse qui ne va pas de soi» [55]. Il n’est donc pas surprenant que les populations indigènes aient été réticentes à certaines mesures sanitaires dont elles ne comprenaient pas le sens.

Au Cameroun sous administration française la différence de cultures entre les Européens et les populations locales fut si manifeste et qu’elle donna lieu à des incompréhensions affectant parfois l’ensemble du système de santé colonial. Des prescriptions sanitaires heurtant souvent des croyances et des pratiques coutumières bien enracinées – dont le colonisateur n’avait pas la moindre idée, ou bien dont il refusait de tenir compte – pouvaient entraîner un divorce total entre les deux cultures.

Plusieurs médecins coloniaux décrièrent, jusqu’à la fin de la présence française au Cameroun, le manque de collaboration des populations indigènes. En 1948, par exemple, le Chef de Région de la Sanaga-Maritime rappela à l’ordre l’un de ses collaborateurs médecin après que ce dernier eût exprimé son intension de suspendre certaines activités destinées aux populations locales.

Il souligna l’un des éléments qui semblent expliquer le sentiment d’échec exprimé par certains acteurs de la santé coloniale : le découragement dû à l’absence de résultats immédiats. Il attribua malheureusement ce rendement insuffisant à «une apathie notable» de la part des indigènes, sans toutefois relever la dimension culturelle. Cette situation révèle l’état d’esprit du pouvoir colonial français au Cameroun, après quelques décennies d’action sanitaire : les acteurs du terrain parfois démotivés parce que confrontés à des situations devenues de véritables impasses, et les instances politiques optimistes bien que conscients de la difficulté de la tâche.

C’est d’ailleurs ce qui apparaît dans la réaction de l’administrateur lorsqu’il dit à son collaborateur qu’ils n’avaient «pas le droit d’être découragés après un si court séjour ici, et il nous appartient (…) de créer le climat de confiance qui nous est nécessaire dans l’accomplissement de notre tâche quotidienne près de ceux près desquels notre métier nous fait vocation particulière de patience, de connaissance personnelle…» [56]. C’était peut-être la solution.

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Yoko, quelques écolières devant leur école (photo ancienne)

L’administration coloniale avait pourtant indiqué, dès les premiers moments de l’occupation, la voie par laquelle elle allait parvenir à convaincre les indigènes de l’intérêt qu’ils avaient à respecter les règles d’hygiène : l’école coloniale apparaissait comme l’instrument idéal. En fait, les premiers rapports annuels adressés à la SDN faisaient apparaître, d’année en année, l’engagement de l’administration à miser beaucoup plus sur les jeunes enfants que l’école devait couler au moule colonial.

Gustave Martin, qui posa les fondements de l’action sanitaire de la France au Cameroun, l’exprima d’ailleurs avec beaucoup d’éloquence. Il souligna que l’école indigène était appelée à rendre de précieux services à la propagande d’hygiène que le pouvoir colonial avait placée au premier rang de ses préoccupations de santé dans le territoire. Il attira surtout l’attention sur les différences culturelles qui existaient entre les Européens et les Africains en précisant que si pour les premiers leur approche de l’hygiène était bien comprise et acceptée de tous, pour les seconds il fallait les amener à y adhérer.

Pour ce faire, il suggéra qu’il fût détruit dans l’esprit des enfants indigènes, par le biais de l’école, des notions singulièrement ancrées procédant du milieu familial et religieux. Et sa recommandation tenait compte de la difficulté qu’il y a détruire des valeurs séculaires : «Sans prétendre faire disparaître d’un seul coup ces croyances ancestrales l’école indigène, par les moyens de persuasion qui sont à sa portée, doit placer l’hygiène dans toutes les étapes de l’enseignement» [57].

Cette recommandation semble malheureusement ne pas avoir été suivie sur le terrain, peut-être parce que  très peu d’enfants indigènes fréquentant l’école coloniale les résultats d’une telle méthode ne pouvaient s’évaluer que sur la durée, alors que l’administration pressée par ses objectifs s’attendait à des résultats beaucoup plus immédiats. On entreprit donc de mettre les populations au pas, même si la réaction de ces derniers démontrait que ce n’était visiblement pas la meilleure solution.

Peut-être qu’ils auraient dû, en plus de l’école, miser sur la sensibilisation ou «l’éducation pour la santé» [58]  auprès des populations adultes. Ça aussi ils l’avaient annoncé au début de l’occupation, mais ce qui fut observé sur le terrain correspondait plutôt à la contrainte. Or les bas-fonds, dans lesquels furent confinées les populations indigènes résidant dans les villes coloniales, étaient des zones difficiles à entretenir au point de vue hygiénique. Il eût fallu déployer d’importants moyens pour y parvenir, ne fût-ce qu’au niveau de l’assainissement et de la surveillance. L’administration ayant renoncé à y investir, il va de soi que même avec toute la bonne volonté des populations l’hygiène allait demeurée précaire dans cet environnement.

Par ailleurs, sur le plan logistique, hormis Douala et dans une certaine mesure Yaoundé qui disposaient de véritables brigades d’hygiène, et après la Deuxième Guerre mondiale des services d’hygiène urbaine, l’effectif des gardes d’hygiène était partout très limité. En 1925, par exemple, ils étaient au nombre de 76 répartis en 36 localités. Nkongsamba en avait le plus grand nombre (6), suivi des villes d’Edéa, Eséka, Kribi, Dschang, Yaoundé, Ngaoundéré, Garoua et Maroua qui en avaient chacune 4 ; ailleurs l’effectif oscillait entre les chiffres 1 et 2 [59]. La situation ne s’améliora pas beaucoup suite à la création, en 1932, de l’école d’Ayos chargée dorénavant de former les agents d’hygiène.

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Yaoundé, case d'habitation pour Africain, 1951

Par ailleurs, les quartiers indigènes correspondant à l’habitat spontané en raison du niveau de vie des populations, il était beaucoup plus difficile de faire respecter la réglementation de l’hygiène publique dans ces milieux. Plusieurs personnes avaient quitté la brousse pour se faire une nouvelle en ville. Il se développait dans ces agglomérations, toutes sortes d’activités pouvant permettre aux habitants de se maintenir et de s’arrimer à l’économie monétaire. On assistait en fait à une sorte de vie rurale dans l’espace urbain.

Cet état de choses semble aussi expliquer la lâcheté de l’action des pouvoirs publics dont les préoccupations étaient multiples dans le territoire. Seules des situations constituant des menaces pour la santé publique, c’est-à-dire susceptible d’affecter le quartier européen, obligeaient l’administration à entreprendre certaines interventions vigoureuses dans les agglomérations indigènes.

Jusqu’aux années 1950, les cas de rage, par exemple, furent fréquemment signalés dans les centres administratifs : Edéa [60], Bafia [61], Garoua [62], Ndikiniméki [63], etc. Les agents d’hygiène, chargés de la surveillance de la salubrité urbaine, faisaient arrêter et exécuter des chiens vagabonds chiens ; ils avaient par ailleurs mandat d’établir les procès-verbaux contre les contrevenants et de percevoir les amendes [64]. Les équipes du Service d’Hygiène Mobile et de Prophylaxie (SHMP) créé au lendemain de la deuxième guerre mondiale intervenaient dans les milieux indigènes chaque fois que l’administration le jugeait nécessaire. Le tableau que Mongo Beti dresse du quartier indigène traduit clairement l’échec de l’hygiénisme et la démission de l’administration de ces milieux dont le développement lui échappait :

Combien d’âmes abritait Tanga Nord ? Soixante, Quatre-vingt, cent mille, comment savoir exactement ? Aucun recensement n’avait été fait. Sans compter que cette population était en proie à une instabilité certainement unique. Les hommes quittaient la forêt  pour des raisons sentimentales ou pécuniaires, très souvent aussi par goût du nouveau (…) Mais qu’on ne procédât à aucun recensement, cette instabilité même ne pouvait le justifier, puisque l’Administration l’ignorait, de même qu’elle ignorait tout ce qui concernait cette demi-humanité, ses joies, ses souffrances, ses aspirations qui, certes l’eussent déroutée, mais qu’elle n’avait jamais cherché à deviner et encore moins à comprendre, à s’expliquer [65].

Cette description, loin d’être caricaturale, illustre à suffisance le peu de cas que les autorités coloniales faisaient des quartiers indigènes et les conditions d’existence qui y prévalaient. Les habitants des quartiers indigènes vivaient pourtant à côté des milieux de prédication de l’hygiénisme présenté par les pouvoirs publics comme principale arme contre les maladies tropicales. En tout cas, négligence et impuissance pouvaient se confondre en pareille situation. Cette situation paradoxale expose cependant les contradictions du discours colonial et les difficultés de matérialisation des actions annoncées pour justifier la colonisation ; n’en déplaise à l’optimisme d’Albert Sarraut lorsqu’il affirme que «dans l’argile informe des multitudes primitives», la France «modèle patiemment le visage d’une nouvelle humanité» [66].  

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Mbanga, case d'habitation pour Africain, en construction, 1951

Quel que soit le jugement que l’on puisse porter sur la colonisation européenne en Afrique, il n’en demeure pas moins qu’elle a introduit dans le continent des représentations, des manières d’être et de faire qui font partie intégrante de l’histoire des sociétés africaines actuelles.

Au Cameroun, comme ailleurs, l’analyse de certaines logiques et valeurs introduites par la colonisation contribuera sans doute dans la compréhension de certains phénomènes observés aujourd’hui. L’hygiène, présentée par les pouvoirs publics coloniaux comme principale solution aux multiples problèmes de santé publique rencontrés dans le territoire, s’est plutôt traduite dans les faits en un instrument de protection des Européens et d’amélioration du cadre de vie de ceux des indigènes qui avaient su trouver leur place dans la société coloniale.

Les masses indigènes refoulées dans les bas-fonds – s’adaptant difficilement à l’économie coloniale – ne furent réellement concernées que par une hygiène répressive, sans un véritable effort de sensibilisation et d’éducation de la part des pouvoirs publics.

Ce déphasage entre un discours politique pompeux et une action presqu’infructueuse,  peut s’expliquer par l’inadaptation du projet sanitaire du colonisateur aux réalités du terrain : une vision européocentriste de l’hygiène, des méthodes déshumanisantes, des moyens dérisoires et une action vague et indolente. Il  en est découle que le même dans le même espace vital, évoluent deux mondes avec deux destins bien distincts. La ville coloniale constitue donc l’un des meilleurs cadres d’évaluation de la pénétration de l’hygiène coloniale dans les mœurs indigènes. Cette rétrospective peut aussi  aider à éclairer certaines situations se rapportant à l’hygiène publique dans les villes camerounaises actuelle, et partant la diversité de destins qu’on y rencontre.

Jean-Baptiste NZOGUÈ

 

Bibliographie

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Journaux

Journal Officiel du Cameroun Français, 1917.

Journal Officiel du Cameroun Français, 1918.

Journal Officiel du Cameroun Français, 1921.

Journal Officiel du Cameroun Français, 1923.

Journal Officiel du Cameroun Français, 1921.

 

Rapports

Rapport Annuel du Gouvernement Français à la Société des Nations, 1921.

Rapport Annuel du Gouvernement Français à la Société des Nations, 1922.       

Rapport Annuel du Gouvernement Français à la Société des Nations, 1925.

Rapport Annuel du Gouvernement Français à la Société des Nations 1927.

 



 

[1] H. Brunschwig, Noirs et Blancs dans l’Afrique Noire française ou Comment le colonisé devient colonisateur (1870-1914), Paris, Flammarion, 1983, p. 204.
[2] S. Awenengo et als, Ecrire l’histoire de l’Afrique autrement, Paris, l’Harmattan, 2004.
[3] J. B. Nzogue, «La santé publique au Cameroun sous administration française, 1916-1957 », Thèse de Doctorat/Ph.D. en Histoire, Université de Yaoundé, 2010.
[4] Selon les travaux récents de l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau (Les traites négrières, Essai d’histoire globale, Paris, Gallimard, 2004), quelques 11 millions d’Africains auraient été vendus comme esclaves sur la côte Atlantique entre le XV° et le XIX° siècle, auxquels il faut ajouter les 17 millions d’esclaves africains vendus entre le VIII° et le XX° siècle dans le commerce transsaharien et la traite de l’océan indien. Soit au total, pour Pétré-Grenouilleau, 28 millions d’esclaves déportés de l’Afrique.
[5] Selon la chercheuse de nationalité américaine, Lisa Aubrey, contrairement à ce que nous ont présenté certains écrits jusque là, le Cameroun aurait participé de façon significative au commerce odieux qu’a connu notre continent il y a plus de 400 ans. Au cours d’une série de conférences données au Cameroun, respectivement à la Fondation Afric Avenir à Douala, aux universités deYaoundé I, Buéa et Douala, cette professeure de sciences politiques spécialistes des études africaines, titulaire d’une chaire à l’université d’Arizona a fait part de ses recherches montrant que les côtes camerounaises auraient servi d’embarquement aux nombreux bâteaux négriers et le pays en lui-même aura été une source d’approvisionnement en esclaves en partance pour le nouveau monde.135 bateaux négriers seraient partis des côtes camerounaises entre les années 1600, date du début de la traite négrière et 1900, périodes où l’on connaîtra les premières lois abolitionnistes. Voir http://www.kulturoskope.com/affichenewsrub.php
[6] P. Merlin, Espoir pour l’Afrique Noire, Paris, Présence Africaine, 1991, p. 285.
[7] H. R. Rudin, Germans in the Cameroons 1884-1914. A case study in modern imperialism, New York, Greenwood Press Publishers, 1931, p. 346.
[8] RASDN, 1922, p. 39.
[9] G. Martin, L’existence au Cameroun. Etudes sociales, études médicales, études d’hygiène et de prophylaxie, Paris, Emile Larose, 1921, pp. 434-435.
[10] Ibid, p. 472.
[11] Au Moyen-Âge, la grande peste ou «la peste noire» (1347-1352) a totalement désorganisé la société médiévale, faisant disparaître la moitié (?) de la population européenne soit 25 millions de personnes. Au XVIIe siècle, une nouvelle épidémie de peste sévère a sévi en France entre 1629 et 1631. Un Bureau de Santé a été mis en place à Lyon pour une surveillance rigoureuse. Le fléau de la peste est de retour au XVIIIe siècle lorsque le 27 mai 1720 le navire «Grand Saint-Antoine» en provenance de Syrie débarque à Marseille et répand la maladie responsable de la mort de 40 000 personnes dans la ville et de plus de 100 000 en Provence, entre 1720 et 1722. Les épidémies de choléra  ont marqué le XIXe siècle en Europe et la littérature médicale sur ses causes et les moyens de l’éviter a été conséquente. En France, le choléra a entraîné la création de plusieurs organismes de santé publique et ses conséquences politiques, démographiques et sanitaires ont poussé les gouvernements à des réalisations architecturales et d’urbanisme mieux adaptées aux contraintes de l’hygiène publique. Voir http://blog.bnf.fr/gallica/?p=1592.
[12] Avant, l’extension de la ville se faisait sans aucune planification. Plusieurs villes européennes de l’époque, donc Paris, étant constituées de fortifications, posaient de nombreux problèmes sanitaires résultant de la saturation de l’espace l’urbain et de l’industrialisation galopante. Les urbanistes des pays européens cherchèrent des remèdes à cette situation néfaste. En Angleterre, on adopta l’extension des villes en surface ; en dehors des quartiers centraux de Londres, les faubourgs furent édifiés en cottages ou maisons individuelles. En Allemagne, la conception de la ville fut plus radicale encore ; les villes étaient divisées en zones concentriques. La zone centrale était construite en maisons hautes de plusieurs étages (commerce) ; dans une seconde zone (habitation), les maisons collectives encore, ne pouvaient s’élever qu’à deux ou trois étages ; la troisième zone était réservée aux habitations individuelles avec jardins ; enfin des quartiers spécieux étaient réservés aux usines de tout genre et il n’y existait que des maisons d’habitations destinées aux ouvriers. P. Juillerat, L’hygiène urbaine, Editions Ernest Leroux, Paris, 1921, p. 24. Voir aussi http://gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France, Collection «Urbanisme », Série D.
[13] P. Juillerat, L’hygiène urbaine…, p. 22. [14] Le modèle anglais de la cité-jardin est importé en France. On assiste au vote de la grande loi sur l’hygiène publique en 1902 ; une loi est proposée en 1908 à la Chambre sur le déclassement des fortifications et la nomination d’une commission pour l’étude du plan d’extension de Paris. Cette commission est instaurée en 1911. Les urbanistes se dotent d’une première organisation professionnelle entre 1911 et 1914. Voir J-P. Frey, A. Fourcaut, “ L’Urbanisme en quête de revues ”, in : J. Pluet-Despatin, M. Leymarie & J-Y. Mollier sous la dir. de, La Belle Époque des revues,1880-1914, actes du colloque tenu à l’abbaye d’Ardenne, Caen, les 20, 21 et 22 janvier 2000, Caen, Editions de l’IMEC, 2002, 440 p., pp. 285-304.
[15] JOCF, 1917, pp. 200-203.
[16] JOCF,1918, pp. 24-25.
[17] H. Brunschwig, Noirs et Blancs dans l’Afrique Noire…, p. 201.
[18] JOCF, 1921, p. 51
[19] Les cases duala à proximité des quartiers européens, construites en matériaux locaux, entourées de petites cultures et comportant puits et trous d’aisance, étaient devenues, disait-on, des foyers à moustiques porteurs de paludisme. R. Gouelain, Douala : ville et histoire, Paris, Institut d’ethnologie – Musée de l’homme, 1975, p. 131.

[20] René Gouelain, Douala : ville et histoire...
[21] G. Mainet, Douala : ville principale du Cameroun, Yaoundé, ORSTOM, 1981.

[22] Pendant une vingtaine d’années le mélange avec les Noirs n’avait pas indisposé les Européens. Or, le développement de la ville entraînant de sérieux problème d’hygiène, aux environs de 1910, il n’y avait plus de doute, cet état de choses commença à provoquer des malaises dans l’élément européen.
[23] RASDN, 1921, p. 108.

[24]  J-P Bado, «La lutte contre le paludisme en Afrique centrale... », p. 11.
[25] JOCF, 1923, p. 181.

[26] Les punitions disciplinaires comportaient l’emprisonnement ou l’amende ou cumulativement ces deux peines ; elles ne pouvaient excéder 15 jours en ce qui concernait l’emprisonnement, ni 100 francs en ce qui concernait l’amende. En outre, il devait être tenu le plus grand compte dans l’application de ces peines du caractère de gravité de la faute commise, la responsabilité du coupable. JOCF, 1918, pp. 24-25 : il s’agit de la circulaire du commissaire de la République, en date 16 janvier 1918, relative à l’exercice des pouvoirs disciplinaires.
[27] JOCF, 1917, p. 39.
[28] Ibid.
[29] G. Martin, L’existence au Cameroun…, pp. 386-387.

[30] Ibid. p. 385.
[31] Ibid. pp. 385-386.
[32] C. Pairault, «Sociologie et santé en Afrique », in Cahier de l’UCAC, Mélanges, Presses de l’UCAC, 1997, p. 58.
[33] P. Juillerat, L’hygiène urbaine…, p. 24.

[34] Il fallait d’abord prendre la mesure de la situation et s’assurer qu’on était en état de contenir  la réaction des populations douala dont le leader charismatique Rudolf Duala Manga Bell fut pendu par les Allemands à cause de sa résistance à leur projet d’expropriation. Par ailleurs, les duala contestaient la légitimité de la puissance mandataire sur les terrains expropriés par les Allemands. Dès 1925, lors de la reprise de l’économie et au début de l’afflux de la main-d’œuvre étrangère à Douala, les problèmes fonciers se posèrent à nouveau : le colonat européen commençant à se sentir à l’étroit dans l’espace qu’il s’était réservé. Une autre question qui pèse sur les rapports de l’administration et de la population, est celle de l’utilisation des terrains expropriés, écrivait le chef de circonscription au Commissaire de la République en 1925, après l’avoir assuré qu’il n’y avait plus de problème politique à Douala. R. Gouelain, Douala : ville…, pp. 222-226.
[35] D. Abwa, «Commandement européen» - «Commandement indigène» au Cameroun sous administration française de 1916-1960, Thèse de Doctorat es-lettres en Histoire, Université de Yaoundé I, 1994, pp. 920-921. Voir aussi R. Gouelain, Douala : ville…, p. 225.

[36] Au mois d’octobre 1937, le gouverneur, à la suite du vœu émis par la commission d’hygiène de la région du Wouri, approuva un plan de ségrégation mixte du quartier, «comportant de part et d’autre de l’avenue Poincaré, depuis la cathédrale jusqu’au commissariat de police d’Akwa, la disparition de toutes les habitations de types indigène. R. Gouelain, Douala : ville…, p. 247.
[37] M.-E. Joël, «La santé, l’expert et le patient. Des soins à la santé publique», in Ceras-projet, 02 septembre 2000, http://www.ceras-projet.com/Accueil > Projet > 2000 > n° 263 > Dossier. Site consulté le 13/11/ 2009 à 11h 46 min.
[38] Les colons n’admettaient pas n’importe qui dans le quartier européen. Pour obtenir leurs employés domestiques, les fonctionnaires et autres colons comptaient sur les renseignements que pouvaient leur donner leurs devanciers aux colonies. Les missionnaires, justifiant d’une part, d’une meilleure connaissance des populations autochtones, d’autre part de longs séjours aux colonies, jouaient un rôle important dans le recrutement de ceux qui devaient admis dans les maisons des Blancs. Connaissant les exigences de leurs semblables, ceux qu’ils recommandaient étaient presque toujours acceptés.
[39] Ferdinand Oyono, Une vie de boy, Paris, René Julliard, 1956, pp. 32-35.
[40] Ce témoignage est corroboré par des chercheurs ayant ont consacré leurs travaux sur la ville de Douala. Voir R. Gouelain, «Douala : ville…, p. 220. Toujours du même auteur, «Douala : formation et développement de la ville pendant la colonisation », in Cahiers d’Etudes Africaines, n° 51, vol. 13, 1973, p. 466. Et Guy Mainet, Douala : croissance…, p. 66.
[41] Mongo Beti (Eza Boto), Ville cruelle, Paris, Présence Africaine, 1971, p. 20 et pp. 24-25.
[42] Pour s’assurer du respect des instructions relatives à l’hygiène des centres urbains, l’administration coloniale créa des gardes d’hygiène dans le territoire par arrêté de 7 juillet 1925. Ceux-ci, ne justifiant d’aucune formation technique, étaient recrutés parmi les gardes indigènes et nommés par décision du Commissaire de la République. Ces gardes, placés sous les ordres directs des chefs de circonscription, étaient spécialement chargés sous la direction des médecins des centres : de la surveillance de l’enlèvement des ordures ménagères ; de la protection des points d’eau alimentaires ; des la désinfection des locaux prescrites par mesure administrative de prophylaxie ; de la dératisation ; de la destruction des moustiques par la recherche des gîtes à larves ; de l’écoulement des eaux, l’assèchement des mares ; de la surveillance au point de vue hygiène des abattoirs et marchés ; du dépistage des foyers épidémiques et généralement de toutes mesures intéressant l’hygiène et la santé publique édictées par les commissions d’hygiène ou prises d’urgence par l’autorité sanitaire. RASDN 1925, pp. 108-109. Ils furent remplacés par les agents d’hygiène avec la création de l’école des infirmiers d’Ayos en 1932.
[43] RASDN 1927, p. 26.
[44] M.-E. Joel, «La santé, l’expert et le patient...», http://www.ceras-projet.com
[45] JOCF,1918, pp. 24-25.
[46] JOCF, 1918, pp. 24-25 : il s’agit de la circulaire du commissaire de la République, en date 16 janvier 1918, relative à l’exercice des pouvoirs disciplinaires.
[47] JOCF, 1921, p. 50.

[48] Les Français, jugeant que les chefs indigènes étaient laxistes vis-à-vis de leurs sujets, commencèrent à les remplacer progressivement par les gardes de l’hygiène et de la police, lesquels assuraient le «commandement indigène» comme l’entendait l’administration, malheureusement sans discernement et parfois avec brutalité. R. Gouelain, Douala : ville…, pp. 254-255.
[49] A.N.Y. 2 AC 136, Santé. Sanaga-Maritime, 1949.
[50] A.N.Y. 3 AC 1325, Comportement indigène. 1936.
[51] P. Meyer, Philosophie de la médecine, Paris, Bernard Grasset, 2000, pp. 82-84.
[52] Voir P. Merlin, Espoir pour l’Afrique…, p. 6 ;  M. Fontaine, Santé et culture…, p. 84.
[53] J. F. Carrière & als, L'infirmier et la santé communautaire en Afrique, Yaoundé, éditions Clé, 1979, p. 23.
[54] C. Pairault, «Sociologie et santé en Afrique », in Cahier de l’UCAC, Mélanges, Presses de l’UCAC, 1997, p. 60.
[55] Ibid.
[56] A.N.Y. 2 AC 136, Santé. Sanaga-Maritime, 1949.
[57] G. Martin, L’existence au Cameroun…,  p. 474-475. Voir aussi RASDN, 1921, p. 26.
[58] L’éducation pour la santé recouvre une action de santé publique d’information et de formation de la population sur les risques que font courir à leur santé et à celle de la collectivité certains comportements. Elle consiste donc dans un ensemble de messages et de campagnes d’information soit générales, soit ciblées sur certaines populations, mais avec toujours l’objectif commun de promouvoir la responsabilité de chaque individu sur sa santé et celle de la collectivité. S. Tessier et als, Santé publique et santé  communautaire, Paris, Maloine, 1996, pp. 115-118.
[59] RASDN 1925, pp. 108-109.
[60] ANY 3AC 1607, Edéa. Rage. 1948.
[61] ANY 3AC 1923, Bafia. Epidémie de rage. 1950.
[62] ANY 1AC 9965, Garoua. Epidémie de rage. 1953.
[63] ANY 3AC 1949, Ndikiniméki. Epidémie de rage. 1953.
[64] ANY APA 11934/C, Santé. Hygiène. Perceptions des amendes. Réglementation, 1946.
[65] Mongo Beti (Eza Boto), Ville cruelle…, pp. 24-25.
[66] A. Sarraut, Grandeur et servitude coloniale, Ed. du Sagittaire, 1931, p. 111.

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- l'iconographie est de la responsabilité d'Études Coloniales ; elle provient (sauf cartes postales ou photo anciennes) du fonds Ulysse des A.N.O.M. (ancien CAOM).

 

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16 février 2013

ethnies en Afrique : réalités pré-coloniales ou "fabrications" coloniales ?

guerrier peul

 

les ethnies ne sont pas

des "fabrications" coloniales

Bernard LUGAN

 

Dans sa livraison du 26 janvier 2013, l’hebdomadaire Marianne rapporte les propos suivants tenus par Jean-Loup Amselle, anthropologue et directeur d’études à l’Ehess (École des hautes études en sciences sociales) : «J’ai passé de nombreuses années sur le terrain au Mali, avec les Peuls, les Bambaras, les Malinkés, et nous avons démontré qu’en réalité les ethnies telles qu’elles existent sont des créations coloniales».

Avec cette phrase, l’explication des évènements maliens devient soudain claire : si les Maures du Mujao coupent les mains des Bambara et si les Songhay tabassent les Touareg du MNLA, c’est parce que tous sont les prisonniers inconscients de catégories sociales qui leur furent imposées par les colonisateurs. In fine, la France, ancienne puissance coloniale, est donc responsable de la guerre civile malienne... CQFD !

En soutenant que les ethnies africaines «telles qu’elles existent sont des créations coloniales», l’anthropologue Jean-Loup Amselle nie donc l’existence des peuples qu’il a pourtant pour vocation et pour mission d’étudier. Le paradoxe est d’autant plus réel qu’au même moment, l’histoire de ces mêmes peuples a été introduite dans les programmes français du cycle secondaire… Ferait-on donc étudier à nos enfants des peuples qui n’existèrent pas ?

village bambara
village bambara dans le Haut-Niger

Une question mérite donc d’être posée à l’anthropologue Jean-Loup Amselle : à la fin du XIXe siècle, quand débuta la colonisation, les Peul, les Bambara, les Malinké, les Maures, les Songhay et les Touareg au Mali, les Tutsi et les Hutu au Rwanda, les Darod et les Saab en Somalie, les Sotho, les Zulu et les Xhosa en Afrique du Sud, les Ovimbundu et les Kongo en Angola, les Kru et les Mano au Liberia, les Temné et les Mendé en Sierra Leone, les Baoulé et les Bété en Côte d’Ivoire, les Gbaya et les Zandé en RCA, les Tama et les Toubou au Tchad, etc., existaient-ils, oui ou non ?

ces ethnies existaient
La réponse ne fait aucun doute : ces ethnies existaient. Il ne s’agit pas là d’une affirmation ou d’une croyance, mais du résultat de la convergence de multiples éléments de connaissance qui sont notamment, mais pas exclusivement, l’histoire et les traditions des peuples en question, les observations des premiers voyageurs, les études faites par les administrations coloniales, les travaux des instituts de recherche dont le prestigieux IFAN, l’ancien Institut français d’Afrique noire, les nombreuses études récentes menées dans le domaine de l’ethno-histoire ou encore de la linguistique etc.

Or, tout cela ne compte pas pour des universalistes aveuglés par leur idéologie. Ces négateurs des enracinements refusent en effet de voir qu’en Afrique comme partout ailleurs dans le monde, l’Histoire s’écrit autour des Peuples, donc des ethnies.
Comme Jean-Jacques Rousseau dans l’introduction du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, ils  commencent donc «par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question». Loin de la méthode expérimentale, nous sommes là dans le domaine de la croyance religieuse.
Certaines ethnies africaines furent certes influencées, transformées, utilisées, parfois même valorisées ou au contraire rabaissées durant la brève parenthèse coloniale. Cependant, outre qu’influence et origine n’ont pas le même sens, et à moins de procéder par syllogisme, une telle reconnaissance n’autorise pas à affirmer que les ethnies africaines furent des «créations coloniales».
Certes encore, sur les centaines d’entre ces ethnies, une poignée fut fabriquée par les colonisateurs quand, par souci administratif, ils regroupèrent sous un seul vocable, le plus souvent un acronyme, plusieurs clans ou tribus.

Malinké
 
ancêtres communs
Mais, dans la quasi-totalité des cas, les membres de ces nouveaux ensembles étaient apparentés et ils revendiquaient des ancêtres communs. Trois exemples permettront d’y voir plus clair :
- Meru est un ethnonyme regroupant huit petites tribus apparentées aux Kikuyu et unies par la langue et par la filiation puisque leurs membres prétendent descendre d’un ancêtre fondateur commun ; il s’agit des Igembe, des Kienjai, des Muthara, des Thaîcho, des Munithû, des Ogoji, des Mwimbî et des Chuka.
- Kalenjin est un autre ethnonyme désignant un ensemble de huit autres petites tribus parentes, les Cherangani, les Elgeyo, les Kipsigi, les Marakwet, les Nandi, les Pokot, les Sabaot et les Tugen.
- En Afrique du Sud, Fingo est également un ethnonyme créé quant à lui par des missionnaires chrétiens qui regroupèrent sous ce vocable des fugitifs nguni appartenant à diverses tribus elles aussi parentes.
En dehors de ces cas et de quelques autres, tous clairement identifiés et étudiés, les autres ethnies africaines existaient bien au moment de la conquête coloniale. Soutenir le contraire est une aberration scientifique.
Toujours dans le même numéro de Marianne, Jean-Loup Amselle déclare qu’avec les ethnies : «On a fabriqué des catégories intangibles alors que tout était auparavant beaucoup plus labile et fluide. En assignant aux personnes une culture définie, on présume de l’identité que les gens se choisissent. On les enferme dans des cases, et on leur enlève toute possibilité de choix»
 
"fabrication" ?
Jean-Loup Amselle qui insiste sur la notion de «fabrication» des ethnies, cherche à faire croire qu’avant la colonisation il était possible aux Africains de choisir la leur. Une telle affirmation est proprement sidérante dans la bouche d’un anthropologue et cela au simple regard de la filiation, des généalogies familiales et du culte des ancêtres, socle des sociétés africaines qu’il est chargé d’étudier.
Voudrait-il donc faire croire que dans le Mali précolonial il était loisible à des Bambara de se déclarer Peul et à des Touareg de s’affirmer Malinké ? Si tel était le cas, Jean-Loup Amselle pourrait également soutenir qu’en Afrique du Sud les Sotho pouvaient choisir de devenir Ndebele et qu’au Rwanda les Hutu et les Twa avaient la possibilité de s’affirmer Tutsi…
N’en déplaise aux universalistes, les Africains ne sont pas comme la chauve-souris de Jean de la Fontaine ; ils ne sont pas tantôt oiseau, tantôt muridé car ils savent bien d’où ils viennent et quelles sont leurs racines… Même si, à la marge, existaient les mêmes que ceux qui, au Rwanda, furent désignés sous le nom de «troqueurs d’ethnie» après la révolution de 1959, quand les Tutsi furent renversés par les Hutu.
 
les États précoloniaux furent fabriqués par des ethnies
Quoiqu’il en soit, le postulat idéologique soutenu par Jean-Louis Amselle est contredit par l’histoire car les États précoloniaux de la région sahélienne furent tous construits par des ethnies bien identifiées qui en soumirent d’autres, elles aussi parfaitement connues.
Or, ces États ne furent pas des «melting-pot» dans lesquels l’appartenance ethnique était «labile et fluide» ; même quand ils débouchèrent exceptionnellement sur des ensembles pluriethniques puisque ce furent des entreprises sans lendemain.

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C’est ainsi que le délitement du royaume du Mali et de l’empire Songhay se traduisit par la reprise d’autonomie, et sous leur nom, des ethnies qui y avaient été un moment englobées. Les contre-exemples sont rares : entité toucouleur ou bien certains empires musulmans nés des jihad qui furent des «agglomérateurs» ou des  coagulateurs» ethniques partiels et le plus souvent momentanés.  
Revenons un instant sur le lien attesté entre ethnie et État qui permet de mesurer l’ampleur de la dérive intellectuelle de Jean-Loup Amselle.
- Aux Xe-XIe siècles, le royaume de Ghana fut fondé par les Soninké qui s’imposèrent à la fois aux Berbères du royaume d’Aouadagost et aux ethnies noires environnantes. Or, les Soninké existaient encore en tant qu’ethnie au moment de la colonisation, 800 ans plus tard.
- Dans l’actuel Mali, le royaume Songhay qui dominait la région au XV° siècle, soit plus de 400 ans avant la colonisation, fut une création de l’ethnie éponyme laquelle commandait à des ethnies tributaires, à commencer par une partie des Touareg Iforas. Or, les Songhay existaient toujours en tant qu’ethnie quand débuta la colonisation.

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Songhai et royaumes vassaux vers 1520

À l’intérieur de ces deux États, ni dans un cas, ni dans l’autre, il n’y eut «labilité» ou «fluidité» parmi les peuples soumis ou tributaires puisqu’ils conservèrent leur identité jusqu’à aujourd’hui. Le même phénomène se retrouve partout en Afrique. Plus au sud, dans les royaumes Ashanti, Fanti ou Baoulé, eux aussi forgés par les ethnies éponymes, les peuples conquérants ou conquis conservèrent ou préservèrent leur personnalité et leur nom jusqu’au moment où se fit la colonisation.
Au Rwanda, l’appartenance à l’une ou l’autre  des ethnies était codifiée et elle était aussi définitive que le sexe. On naissait Tutsi ou Hutu, on ne le devenait pas. Pour Jean-Pierre Chrétien, qui, sur ce point, appartient à la même école de pensée que Jean-Loup Amselle, cette réalité n’est qu’une illusion, un «fantasme» résultant, selon son expression, de la «pensée gobinienne» des colonisateurs. L’anathème est facile, mais  comme l’idéologie de la différence véhiculée par les Tutsi reposait sur le mythe de Kigwa lequel date du XIIe siècle, on voit mal en quoi Gobineau et la colonisation pourraient y être pour quelque chose…
 
Pendant que ces messieurs du boulevard Raspail, siège de l’Ehess, consacrent leur temps et les crédits qui leur sont alloués à des divagations intellectuelles autrement nommées élucubrations, leurs  homologues anglo-saxons travaillent sur le réel, sur l’ethno-histoire.
Voilà qui explique largement pourquoi l’africanisme français n’est plus aujourd’hui que la pauvre petite butte témoin d’une idéologie moribonde, une sorte de discipline fossile dont les derniers grands prêtres clament dans la solitude de leur désert philosophique que les ethnies sont nées de la même manière que Lucinde fut reconnue muette…
Plus grave, et même moralement difficilement acceptable, en plus d’être une aberration scientifique, le postulat de l’origine coloniale des ethnies revient  à soutenir que l’Afrique d’avant les Blancs n’avait pas d’histoire, qu’elle n’était qu’un conglomérat d’individus, une masse indifférenciée de populations aux appartenances molles et floues ultérieurement structurées en ethnies par la colonisation... Existe-t-il une vision plus méprisante, plus paternaliste, plus mutilante et en définitive plus raciste de l’Afrique et des Africains ?
Bernard Lugan
14 février 2013

 

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26 décembre 2012

lectures sur l'Afrique (Marc Michel)

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quelques ouvrages sur l'Afrique :

lectures critiques

Marc MICHEL

 

9782847363852

Monsieur X/ Patrick PESNOT, Les dessous de la Françafrique, Les dossiers secrets de Monsieur X, Nouveau Monde éditions, 2008, 396 pages

Il y a des livres qu’il vaut mieux ignorer. Celui-ci en est un. Ramassis de ragots et de soi-disant «révélations» de se conde main, cet ouvrage est du plus mauvais journalisme.

 

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Achille MBEMBE, Sortir de la Grande Nuit, Essai sur l’Afrique décolonisée, La Découverte, 2010, 246 pages,

Ce livre ne s’adresse sans doute pas à un public qui voudrait avoir une information générale et pratique sur l’Afrique. On doit à l’auteur, actuellement professeur d’Université en Afrique du Sud, des travaux remarquables sur le «maquis» au Cameroun pendant la décolonisation de ce pays.
Cet ouvrage, écrit dans une langue souvent d’accès difficile, n’est ni un ouvrage d’histoire, ni un ouvrage de géopolitique, ni un ouvrage d’anthropologie, mais une réflexion où se mêlent des considérations, parfois assez obscures, sur les mondes noirs contemporains, sous des rubriques où les néologismes audacieux (la «déclosion» du monde) voisinent avec des images qui désarçonnent le lecteur. Au total, on ne voit pas très bien, en définitive, à qui s’adresse et essai, en tout cas, pas à l’historien, ni au géographe.

achille_mbembe Achille Mbembe

 

9782070130412

Tidiane N’DIAYE, Par-delà les ténèbres blanches, enquête historique, Continents noirs/NRF/Gallimard, 2010, 157 pages

Second livre du même auteur après le Génocide voilé, dénonçant les traites arabes à travers le Sahara, à être diffusé par l’excellente collection des "Continents noirs",  ce dernier ouvrage est un acte de foi dans l’avenir d’une Afrique du Sud débarrassée de son démon racial. Il constitue aussi une bonne mise au point sur les problèmes majeurs de l’histoire de cette partie du continent africain. : la nature de l’immigration européenne, l’antériorité de l’occupation noire du pays, la résistance bantoue, l’apartheid évidemment, l’espérance enfin.
On pourra discuter, ne pas être toujours convaincu : parler de projet d’extermination des populations noires est contradictoire avec celui d’exploitation de leur force de travail ; faire des Anglais les ancêtres de l’apartheid est, pour le moins, paradoxal. Mais les  points de vue sont étayés, intelligents et méritent considération. Accompagné d’un lexique, d’une chronologie et d’une bibliographie (malheureusement essentiellement francophone) l’ouvrage n’est pas inutile. Il ne remplace pas cependant la remarquable et érudite Histoire de l’Afrique du Sud de François-Xavier FAUVELLE (Le Seuil, 2006).

 

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Roger BOTTE, Esclavages et abolitions en terres d’islam, André Versaille éditeur, 2010, 388 pages, index.

Voilà un livre dont il est difficile de faire le compte-rendu tant il est riche, dense, érudit et passionnant. Dans son avant-propos, l’auteur, anthropologue et historien arabisant, affirme trop modestement s’en tenir à cinq études de cas pour aborder le sujet. Mais son premier chapitre est d’une toute autre ampleur puisqu’il traite de l’abolition de l’esclavage au regard de la shari’ia.
D’emblée, il pose la question : pourquoi les abolitions de l’esclavage ont-elles été si tardives, parfois très récentes, répétées, en vain, voire inexistantes. Une réponse facile est que le Coran n’a pas clairement interdit l’esclavage et ce qui n’est pas interdit  peut-être licite. Pourtant, la question est d’autant plus importante qu’elle n’a cessé de se poser aux théologiens de l’islam eux-mêmes et que l’esclavage a été – et reste souvent - une institution fondamentale des sociétés musulmanes.

Ces esclaves ont été très longtemps identifiés aux Noirs (aujourd’hui, les travailleurs blancs ou asiatiques des pays du Golfe sont dans une situation comparable) et que le nombre des déportés noirs varie, «selon les auteurs» de 11.500.000 personnes à 17.00.000 plus vraisemblablement et que les sociétés musulmanes n’ont jamais aboli l’esclavage de leur plein gré, sans «fermes pressions extérieures» (p. 15) assimilées d’ailleurs à d’intolérables ingérences extérieures.

l'esclavage, une place formidable dans les société musulmanes

Aussi, l’esclavage a-t-il occupé une place formidable dans les sociétés musulmanes, la condition servile elle-même a été extrêmement variable, des esclaves ont pu se trouver partout dans le champ économique comme dans le champ politique et presque à tous les niveaux. Le droit musulman sollicité, en s’appuyant sur trois inégalités fondamentales posées en principes, l’inégalité entre musulman et non-musulman, entre l’homme et la femme, entre libres et non-libres, a pu voler au secours de l’institution (p. 23).

L’affranchissement est une pratique hautement recommandable, comme l’a montré par son propre exemple le Prophète lui-même, mais il relève d’une démarche personnelle du maître. La comparaison entre islam et christianisme, devenue une tarte à la crème, n’en connut pas moins à la fin du XIXe siècle, un moment précurseur de ce qui fut ressenti comme un premier «choc de civilisation», mais relança aussi les plus grandes controverses à l’intérieur de l’islam lui-même.

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convoi d'esclaves noirs conduits par des Arabes

À ce sujet, Roger Botte constate que si aucune justification de l’esclavage, religieuse ou raciale (du mythe de la malédiction de Cham) ne peut être trouvée dans le Coran, la plupart des auteurs musulmans s’accordèrent sur une théorie de la servitude fondée sur l’accumulation des préjugés infériorisant les Noirs (p. 44) et que le djihad était possible à leur encontre. Plus encore, par une subtile dialectique, certains docteurs peuvent conclure encore en 1940 que «puisqu’il n’y a plus de guerre sainte, autant dire que l’esclavage n’existe plus ou qu’il aura bientôt disparu» (p. 56). Or, le fait est, il a disparu très lentement mais il n’a pas disparu comme le montre l’histoire des abolitions dans les cinq cas examinés.

Premier cas, la Tunisie, État musulman précurseur même par rapport aux États européens chrétiens, l’abolition datant de 1846, sous forme d’une série de mesures visant «l’émancipation» des esclaves noirs qui représentaient 6 à 8% de la population totale. Mais l’esclavage domestique, surtout de femmes, demeurant coutumier, il fallut une «seconde abolition» en 1890. Constat pessimiste : en définitive, l’abolition créa des catégories de sous-prolétaires urbains et ruraux marqués la marque infamante de la servitude et la misère de leur conditions de vie (p.90-92).

Second cas, l’Arabie Saoudite. Inutile de rappeler que l’abolition n’y date officiellement que de 1962. Mais les statuts et les conditions des esclaves étaient si variées, si contrastées qu’il est impossible de fournir des chiffres fiables sur leur nombre : 15.000, 30.000, 40.000 dans les années 50, et un nombre très important d’affranchis ? Leur point commun était leur origine africaine, les hommes se trouvant à tous les niveaux de la société, les femmes, par contre, domestiques ou concubines, sort exclusif des Abyssines.

De même dans les émirats voisons. Ce qui est le plus frappant, est d’abord la fonction de grands marchés d’esclaves des villes saintes, alimentés par un flux perpétuel d’arrivées sous le contrôle d’intermédiaires sénégalais, nigérians et maliens (p. 125) ; également, la sensibilité de ces marchés aux fluctuations de l’économie mondiale, décrue pendant la crise des années 1930, reprise de la demande pendant la Seconde Guerre mondiale (début de l’exploitation pétrolière), arrêt après la crise de 1956. Paradoxalement, dans la péninsule arabique, islam et servitude ne peuvent aisément être connectés.

Troisième cas, le Maroc. Des isolés se prononcèrent tôt contre l’esclavage, mais le sultan considéra  que la traite et l’esclavage étaient si fondamentalement ancrés dans les traditions et dans la société (on se rappellera la garde noir du sultan et le rôle des favorites) qu’il s’obstina à ne pas les sanctionner, malgré les pressions extérieures de la Grande-Bretagne.

Marrakech restait un très grand marché de traite (dont le fonctionnement est remarquablement décrit par l’auteur) au début du XXe siècle. Le Protectorat français, lui, ferma les yeux longtemps sur la traite devenue clandestine dans les années 1930. Le fameux dahir berbère de 1930, en dressant les nationalistes contre le Protectorat fossilisa la question, l’esclavage ne disparaissant finalement qu’avec l’indépendance ; il n’en reste pas moins que la marque servile subsiste comme ailleurs, associée à l’origine noire.

La Mauritanie et l’insurmontable contradiction entre les termes «République» et «islamique»  (p. 189), quatrième cas étudié est symbolique. Ce pays que connait particulièrement bien l’auteur par ses enquêtes de terrain illustre parfaitement les contradictions entre un État, champion du monde des abolitions (quatre : 1905, 1961, 1980, 2007) et une société dominée par des groupes «blancs», rétive à les admettre et régie par des relations interraciales conflictuelles et dominées par l’esclavage.

Le changement est lent, malgré une tendance ancienne des harâtin à «déguerpir» vers le sud dès les années 1930 ; l’indépendance marqua même un recul de l’émancipation et un renforcement des différences avec l’arabisation ; le phénomène nouveau, contemporain, paradoxal et inquiétant, y est peut-être l’apparition d’un islam radical, sans distinction de race ou de classe, s’opposant à un islam conservateur et justificateur d’une institution d’un autre âge.

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bateau arabe remplis d'esclaves noirs, 1868

Enfin, le Soudan, le cas le plus complexe tant ce pays est vaste (le plus grand d’Afrique) et que les divisions ne peuvent se résumer en une simple opposition Nord-Sud, Dans cet énorme pays, que la partition a aujourd’hui divisé en deux, que l’esclavage est historiquement enraciné dans le passé au point de représenter 20 à 30 % de la population totale au XIXe siècle, qu’il a engendré une traite meurtrière et qu’un siècle plus tard, dans les années 1990, celle-ci a connu une résurgence contemporaine dramatique dans le nord du Bahr el Ghazal au profit de tribus «arabes» bagara.

La guerre qui a ravagé le pays depuis son indépendance, en 1956 (onze ans de «paix», trente-neuf ans de conflits sanglants, deux millions de morts !), en est évidemment la cause. Mais ce qui rend singulier, et déroutant, le «cas» soudanais est l’imbrication de l’esclavage et de l’ethnicité, et l’instrumentalisation politico-religieuse de la question par le pouvoir central, mais aussi par les forces extérieures, dans un contexte marqué par  la montée en puissance de la «menace terroriste» depuis la dernière décennie du XXe siècle.

À cet égard, le détour par Roger Botte de l’analyse minutieuse de la politique américaine et des stratégies humanitaires est passionnant ; de véritables mises en scène de fausses libérations d’esclaves par rachat ont été organisées à destination de médias internationaux par l’association chrétienne évangélique "Christian Solidarity International". Comme au XIXe siècle, lorsque les Pères Blancs rachetaient les esclaves, une complicité objective s’établit entre «acheteurs» et «vendeurs» ayant pour objet la valeur, qu’on ne devrait jamais mesurer, de l’être humain et comme enjeu de la victoire dans une «croisade» de civilisation.

Ajoutons que le livre est accompagné d’un lexique de l’esclavage dans le monde musulman de langue arabe qui est lui-même une mine d’informations.

Roger Bote n’a pas épuisé un sujet. Peut-être. Mais il nous donne tellement à réfléchir avant de juger qu’en même temps, il nous plonge dans des abîmes de perplexité. On est tenté de lui poser la question : que faire ? Qu’enseigner ? Ce livre est un monument d’érudition et une mise en garde pour ne pas nous céder aux instrumentalisations.

Marc MICHEL
professeur émérite à l'université de Provence

 

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traite arabe d'esclaves noirs

 

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11 septembre 2012

exposition "indépendances africaines"

304

 

Indépendances africaines

La plupart de ces pays étaient d’anciennes colonies françaises. Quelles sont les traces de ce passé colonial sur les jeunes générations ? Quel est leur héritage ? Quelle est leur mémoire ?
Comment gérer l’après-indépendance ? L’assimilation à la culture colonisatrice, la mémoire historique locale oubliée, la domination d’un langage… Chaque histoire est unique et sa transmission indispensable. Ici et là-bas.

Pour en savoir plus :

• Des articles :
“Julius Lips et la riposte du sauvage. L’homme blanc vu par les indigènes” Pierre Centlivres, Terrain n°28, 
“Miroirs du colonialisme” Gérard Lenclud, Terrain n°28, Miroirs du colonialisme (texte intégral).
“Quand la mémoire resurgit. La rébellion de 1947 et la représentation de l’État contemporain à Madagascar”, Jennifer Cole, Terrain n°28, Miroirs du colonialisme (texte intégral).
“Charles de Foucauld face aux Touaregs. Rencontre et malentendu”, Dominique Casajus, Terrain n°28, Miroirs du colonialisme (texte intégral).
“«Il a tué les chefs et les hommes.» L’anthropologie, la colonisation et le changement social en Nouvelle-Calédonie”, Michel Naepels, Terrain n°28, Miroirs du colonialisme (texte intégral).
“«Merci à vous, les Blancs, de nous avoir libérés !» Le cas des Dìì de l’Adamaoua (Nord-Cameroun)”, Jean-Claude Muller, Terrain n°28, Miroirs du colonialisme.
“Au nom des «vrais Africains». Les élites scolarisées de l’Afrique coloniale face à l’anthropologie (1930-1950)”, Benoît de L’Estoile, Terrain n°28, Miroirs du colonialisme (texte intégral).
“La psychanalyse au secours du colonialisme. À propos d’un ouvrage d’Octave Mannoni”, Maurice Bloch, Terrain n°28, Miroirs du colonialisme (texte intégral).

• Sites et Blogs :
Slate Afrique, l’association Esprit d’ébène , études colonialesle site agriculturesune interview de l’organisateur de l’exposition “Diaporas et indépendances africaines”.

• A voir :
Exposition “Diaporas et indépendances africaines” du 6 au 17 septembre sur le Parvis de l’Hôtel de Ville de Paris.

Publié le par blogterrain

 

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10 juillet 2012

les dérives du régime de Biya au Cameroun

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lente dégradation de l’État et de la société

au Cameroun

à propos du livre de Fanny Pigeaud

Marc MICHEL

 

Fanny PIGEAUD, Au Cameroun de Paul Biya, Paris, Karthala, coll. «Les terrains du siècle », 2012, 266  pages.

Voilà un livre passionnant, documenté et… désespérant. L’auteure a longtemps été correspondante de l’Agence France Presse au Cameroun, nous offre un livre «d’histoire immédiate» magistrale.

Après les travaux de Jean-François Bayart, voici un livre courageux. Certes, l’historien aurait souhaité que l’appareil documentaire soit plus référencé, que les faits dénoncés soient étayés de preuves écrites ou orales avérées ; mais on comprendra que le métier de journaliste d’investigation comporte une part de risque (et il est clair que Fanny Pigeaux ne saurait revenir au Cameroun de Paul Biya sans risque comme jadis Thierry Michel dans le Zaïre de Mobutu…) et qu’il suppose une part de discrétion sur les sources utilisées. Ces faits sont effectivement accablants. Malheureusement, la plupart d’entre eux sont avérés et de notoriété publique.

 

l’espérance trahie qui suivit le départ d’Ahidjo

On admirera d’abord l’intelligence de la mise en ordre de cette histoire immédiate. Elle s’ouvre par deux chapitres retraçant l’histoire de la période allant de l’indépendance en 1960 aux années 2010.

On peut ne pas partager certains jugements idées reçues sur la politique de la France avant 1960 qui nous paraissent relever des idées reçues, même parfois d’erreurs. On ne saurait s’y attacher cependant car l’objectif de l’auteur n’est pas de retracer la décolonisation dramatique du pays, mais de décrire l’évolution du pouvoir au Cameroun depuis 1983, date retour manqué au pouvoir d’Ahmadou Ahidjo.

On doit reconnaître également que le fort ressentiment de beaucoup de Camerounais à l’égard de la France s’enracine dans une décolonisation dramatique marquée par la répression de l’UPC puis la guerre civile.

Le récit de l’espérance trahie qui suivit le départ d’Ahidjo est convaincant, voire mesuré ; l’ancien président est même crédité d’avoir «permis de bâtir en partie le pays» et, il est vrai, que la tâche était colossale dans un pays encore en proie à la guerre civile, à des compétitions de personnes et de clans, aux haines d’ethnies et aux surenchères révolutionnaires.

Mais ce qui intéresse, et ce que veut dénoncer, Fanny Pigeaud ce sont, bien les dérives du régime de Biya après 1983 : le parti-État (L’Etat RDPC), les manipulations (Intrigues, manipulations et sorcellerie), l’ethnicisation du pouvoir (L’État ethnique), les collusions d’intérêts (Détournements et criminalité) , leurs effets pernicieux dans les mentalités (La mise à l’écart de la pensée), la société (La société délitée) et dans la politique (Démobilisation, fuites et résistances, Complicités).

À lire ces têtes de chapitres, on pourrait croire à une charge outrancière et systématique, un simple catalogue polémique. Malheureusement, il n’en est rien. L’analyse est minutieuse et fondée sur des preuves précises et très abondantes.

 

privatisation du pouvoir au profit d’une oligarchie

Fanny Pigeaud décrit impitoyablement les mécanismes de privatisation du pouvoir au profit d’une oligarchie et de son chef. Un véritable «système» prédateur a été  mis en place dont les prémisses remontent à Ahmadou Ahidjo. Mais, comme elle le souligne à plusieurs reprises, même sous Ahidjo, le pouvoir n’avait pas été si loin dans la prédation et  l’autoritarisme (par exemple en ce qui concerne la mise au pas de l’Université).

Ses composantes essentielles, parti (bien qu’en principe il n’existe plus de parti unique), État, administration, affaires sont, dans la réalité, tellement intriquées entre elles que ce sont souvent les mêmes hommes qui en cumulent les bénéfices (non sans risques de déplaire brusquement au roi, inquiet ou sourcilleux).

Bien sûr, il n’y a pas vraiment d’originalité dans cette dérive qui fut celle du Zaïre de Mobutu, du Gabon de Bongo et de bien d’autres États africains vers une sorte d’État totalitaire «à l’Africaine».

Au Cameroun, la personnalisation du pouvoir ne revêt pas le caractère caricatural qu’elle a revêtu au Zaïre, par exemple ; elle parait plus discrète, d’autant plus que le chef de l’État s’isole de plus en plus n’apparaissant à son peuple qu’une fois par an et passant parfois de longs séjours à l’étranger, sans que, parfois, ses propres ministres le sachent ! «L’énigmatique Biya» titre l’auteur dans un de ses développements (p. 61).

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Paul Biya

C’est à une lente dégradation de l’État et de la société au Cameroun qu’on assisterait. Une certaine périodisation apparait ; une tentative de libéralisation avortée en 1983 ; le choix d’une politique sécuritaire aboutissant au raidissement très brutal du régime au début des années 1990, que les Camerounais qualifièrent «d’années de braise»), et, depuis un immobilisme aggravé par les crises consécutives aux injonctions de la Banque mondiale en 1993, la dévaluation du franc CFA en 1994, la paralysie économique.

La classe moyenne a disparu dans une paupérisation globale (p. 61) au bénéfice d’une haute hiérarchie du pouvoir dont les profits sont redistribués périodiquement par le chef, avec une nette préférence pour les membres de sa propre ethnie.

La division des opposants en multiples clans, l’obligation souvent de s’exprimer à l’extérieur, sert évidemment, la propension de beaucoup à se laisser «récupérer» sert évidemment le dictateur qui peut laisser ouvertes quelque soupapes de sécurité et s’exprimer plus ou moins ouvertement la parole de la rue ; mais ni aucun journaliste, ni aucun universitaire ne peut les utiliser sans risques.

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émeutes de février 2008

À tous les niveaux de la société, la peur annihile l’action. L’auteur montre bien, comment, dans ces conditions, le regain des pratiques occultes (magie noire, sacrifices) et l’adhésion aux sectes (Rose Croix, loges franc-maçonnes), constituent à la fois des moyens du pouvoir et des refuges pour les individus.

Tous les paramètres du pourrissement sont examinés ; peut-être l’auteure néglige-t-elle l’un d’entre eux cependant, l’importance de l’antagonisme francophones/anglophones dans ce pays en principe bilingue en réalité lourdement francophone, ce qui est une exception dans le monde à souligner, mais n’empêche nullement les ressentiments à l’égard de la France

Pigeaud a terminé son livre en 2011 ; à l’époque, elle prédisait que le président Biya allait se représenter aux élections d’octobre. Sur ce point elle ne trompait pas ; elle appelait à un changement.

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Par contre, sur cet espoir, elle s’est trompée ; le président a été réélu par pratiquement 80,2% des voix contre un peu moins de 11% à son adversaire «historique» John Fru Ndi. La participation a diminué (65,8%), mais l’essentiel de ce qui aurait été souhaitable pour que le Cameroun cesse de «s’enfoncer dans le chaos» eût été «un changement complet de son système de gouvernement et des mentalités» ; des mentalités, cela est sûr, tant la «bonne gouvernance», pour employer un de ces poncifs à la mode, dépend des mentalités.

Ces maux ne sont pas spécifiques du Cameroun, loin s’en faut. Ils ne doivent pas non plus être généralisés au point d’en faire des caractéristiques de l’État en Afrique. Croire que l’abolition des «complicités» occidentales suffirait à les éradiquer serait bien illusoire. Ils sont suffisamment graves et habituels qu’on ne peut que saluer l’intérêt du démontage de ce «cas-type». Il est fascinant et profondément inquiétant.

 Marc MICHEL

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Fanny Pigeaud

___________________________

 

supplément

Dans l’introduction du livre Au Cameroun de Paul Biya, Fanny Pigeaud annonce la couleur du triste tableau qu’elle dresse sur le pays. « “Quand j’essaie d’expliquer à mes collègues ce qui se passe au Cameroun, j’ai toujours l’impression qu’on croit que je raconte des histoires, que je mens”, confie un journaliste camerounais travaillant au siège régional d’une agence de presse internationale installée dans un autre État africain.

Pourtant, le Cameroun est bien un pays où il peut se passer deux ans sans que le président de la République préside un conseil des ministres ; où le patron de la police peut faire emprisonner des innocents pour couvrir les coupables d’un meurtre ; où lorsqu’un citoyen téléphone en urgence à la police pour signaler l’agression d’une femme dont il vient d’être le témoin et donner la description des fautifs, il s’entend répondre : «Mais laissez la femme se plaindre elle-même! De quoi vous mêlez-vous ? », avant de se faire raccrocher au nez ; où le chef de l’État paie en valises de cash le ravitaillement en kérosène de l’avion qui le transporte ; où l’on peut louer, pour une somme dérisoire, l’arme d’un policier ; où l’on met deux jours à retrouver la carcasse d’un Boeing 737-800 qui s’est écrasé, avec ses 114 occupants, trente secondes après son décollage ; où moins de trois mois avant une élection présidentielle, personne ne sait à quelle date le scrutin aura précisément lieu et aucune des deux grandes formations politiques, le parti présidentiel et le principal parti d’opposition, n’a de candidat déclaré...

Dans ce Cameroun, qui semble naviguer sans tête et sans but, les jeunes, soit la moitié de la population, ne parviennent plus à s’imaginer un avenir. »

source

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