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études-coloniales
3 septembre 2008

décès de Charles-Robert Ageron

Diapositive1

 

Charles-Robert Ageron,

un grand historien

Benjamin STORA
       

Je viens d'apprendre aujourd'hui, mercredi 3 septembre, le décès de mon maître en histoire de l'Algérie, Charles-Robert Ageron. Voici le texte que je lui ai consacré dans mon livre Les guerres sans fin, à paraitre aux éditions Stock.

Une rencontre

J’ai commencé à m’intéresser à l’histoire algérienne en préparant ma thèse, en 1974, sur Messali Hadj, l’homme qui avait construit les premières organisations nationalistes algériennes, puis avait été vaincu par le FLN pendant la guerre d’Algérie. Le choix d’un directeur de recherches était délicat, peu de professeurs d’universités s’intéressaient dans le début des années 1970 à l’histoire algérienne.

Un nom cependant s’imposait, celui de Charles-Robert Ageron, auteur d’une monumentale thèse sur les Algériens musulmans et la France soutenue en 1968. Je l’avais croisé pour la première fois dans un séminaire d’histoire à la faculté de Nanterre. Il était grand, impressionnant par sa corpulence physique, un mince collier de barbe entourait son visage. Mais il ne fallait se fier à ce physique de géant.

Discret, quasi effacé, il était constamment à l’écoute de ses étudiants ou d’autres universitaires, et de sa voix calme s’attachait à révéler, par des expressions simples, les fissures et les ombres de l’histoire. Affable, souriant, il ne laissait rien paraître de ses désaccords intérieurs, sans pour autant renoncer à n’en faire qu’à sa tête, bref il était à l’opposé des tribuns, des orateurs aux voix assurées et puissantes que je pouvais entendre du haut les tribunes des meetings de l’époque.

Né en 1923 à Lyon, Charles-Robert Ageron, agrégé d’histoire, avait rencontré l’Algérie en pleine guerre, au moment de la fameuse «Bataille d’Alger» en 1957, alors qu’il enseignait au lycée de cette ville. Il appartenait au groupe des «libéraux», ces hommes et ces femmes qui avaient cru possible une réconciliation des communautés en Algérie, et, qui, sans se prononcer de manière explicite pour l’indépendance de l’Algérie, se battaient pour la paix. Sa position, à la charnière des camps qui se déchiraient, complexe et ambiguë, m’intriguait rétrospectivement.

J’étais convaincu que l’indépendance algérienne était inéluctable, et que cette idée d’une conciliation sans rupture avec la France, manquait de réalisme. Cette position était toujours sévèrement jugée par les historiens de l’après indépendance. Les questions qu’Ageron soulevaient alors, celles des «occasions perdues» et des «bifurcations échouées» dans l’Algérie coloniale, m’apparaissaient plus pertinentes, à l’époque, que les certitudes définitives de ceux qui regardaient l’histoire déjà accomplie. En procédant de la sorte, il donnait plus d’épaisseur humaine aux situations historiques, en mouvement, en devenir, loin des victoires spectaculaires données d’avance.

C’est lui que j’ai choisi pour commencer mes recherches, il était alors professeur d’histoire contemporaine dans une université de province, à Tours, n’ayant pas pu imposer un enseignement d’histoire de la colonisation à la Sorbonne où il avait été assistant. En 1975, rue Richelieu, à Paris, dans le silence et le calme de la Bibliothèque Nationale, mes rencontres avec lui étaient des moments de coupure dans le tourbillon de la vie militante des années 1970. Nous allions dans la cour de la BN, ou au café, et il écoutait mes démonstrations laborieuses sur «la révolution algérienne» et la mise à l’écart des messalistes, les algériens adversaires du Front de Libération Nationale (FLN)[1]. Puis il posait quelques questions me ramenant toujours aux faits, aux dates, aux personnages, aux archives.

Tout dans son récit était d’une logique irréfutable. Nous étions de part et d’autre d’un continent, l’histoire de l’Algérie et de la France, à explorer : j’étais dans la débrouillardise nomade de celui qui croit savoir, et va enfin révéler une vérité dissimulée ; il avait l’espièglerie de l’érudit qui patiente, face au culot désinvolte du jeune chercheur. Je lui apparaissais certainement comme un «cosaque de l’histoire» parcourant un siècle d’histoire algérienne à bride abattue, et il m’incitait, avec patience, à construire des typologies de faits,une sociologie des acteurs des mouvements politiques en situation coloniale. Il me demandait de ne pas concevoir cette histoire comme une machinerie à dénoncer perpétuellement sans préciser qui étaient les acteurs, comment fonctionnait le pouvoir colonial, bref, de construire des nuances.

Je possédais l’impatience du néophyte avançant en territoire inconnu, nouveau de cette histoire (l’élimination de militants algériens par d’autres militants….), et il me disait qu’il fallait s’appuyer sur les textes, suivre leur sédimentation, leur constitution, d’étudier les archives autrement. J’ai aussi découvert, au fur et à mesure de nos entretiens un chercheur capable, contrairement aux apparences, de se remettre en question, de bousculer les certitudes acquises et d’accepter les critiques pour faire avancer les connaissances. La relation entre un étudiant et son directeur de recherche est, on le sait, éminemment complexe, toujours forte et particulière. À évoquer ce souvenir, c’est sans doute l’idée de confiance qui me vient d’emblée à l’esprit. Une confiance qui, une fois acquise allait de soi.

Le professeur Ageron m’a montré comment dissocier l’écriture de l’histoire de ses enjeux idéologiques. J’étais alors profondément marqué par mes engagements politiques à l’extrême gauche, dans la période toujours bouillonnante de l’après 1968[2]. Il m’a appris à traquer les faits, à me défier des idéologies simples et «totalisantes», à chercher et croiser des sources, à ne pas me laisser séduire par les discours enthousiastes des acteurs-militants. Bref, à aller à la recherche du réel, à écrire l’histoire, à m’éloigner des rivages de la pure idéologie. Sous sa direction, j’ai soutenu en mai 1978 ma thèse à l’EHESS, avec un jury présidé par le regretté Jacques Berque, et où siégeait Annie Rey Goldzeiguer, auteur d’un grand livre sur le Royaume Arabe au temps de Napoléon III [3].

Puis il m’a encouragé à poursuivre dans le sens d’un plus grand dévoilement des histoires algériennes, ou françaises. C’était l’époque des séances du GERM (Groupe d’Etudes et de Recherches Maghrébines) qu’il animait. Je me souviens, en 1979-1983, des réunions de travail du samedi matin à la MSH où nous nous retrouvions en petit comité, en général une quinzaine de chercheurs. Il invitait les jeunes à livrer le fruit de leurs réflexions, ce que nous faisions bien volontiers. Puis il s’exprimait à son tour et parvenait, en quelques phrases, à structurer notre propos, explicitant les liens qui les sous-tendaient.

Au GERM, nous avons aussi écouté les interventions de l’historien Mohamed Harbi, du sociologue Abdelmalek Sayad avec qui je me suis lié d’amitié, ou les propos contradictoires de Charles-André Julien et René Gallissot, sur les rapports conflictuels entre nationalisme et communisme au Maghreb dans la période coloniale. Puisque j’étais saisi, depuis l’âge de dix sept ans, et pour si longtemps, de cette passion typique du XXe siècle qu’est la politique, il parait raisonnable de se demander quel part cet engagement occupait dans mon activité universitaire, intellectuelle. C’est difficile à reconstruire.

Ma génération a vécu dans une atmosphère imprégnée de politique, et les affaires du vaste monde occupaient en permanence nos esprits. Le problème consistait à faire la distinction entre mes lectures personnelles, académiques, et les personnes que je voyais alors, engagées dans une activité militante. Avec Charlesb-Robert Ageron, il me fallait pratiquer les distances, les écarts voulus par le travail de l’historien avec les fidélités des milieux d’où je venais et que je fréquentais.

Benjamin Stora

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[1] Le FLN, qui a lancé la guerre contre la France le 1er novembre 1954 s’est affronté à d’autres militants indépendantistes algériens, les partisans du Mouvement National Algérien de Messali Hadj. Le FLN l’emportera dans cette guerre fratricide.

[2] Sur mon engagement à l’extrême-gauche, voir La dernière génération d’octobre, op. cit., Hachette, poche, 2008.

[3] Annie Rey Goldzeiguer, Le Royaume arabe, Alger, SNED, 1977

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Obsèques de Charles-Robert Ageron

 

Chers collègues,

 

Nous avons la tristesse de vous faire part du décès de Charles-Robert Ageron dans la nuit du 2 au 3 septembre.

Nous vous informons que ses obsèques auront lieu le mardi 9 septembre à 10h30 en l'église Saint Léonard à l'Häy-les-Roses.

Pour s'y rendre, si vous êtes disponible à ce moment-là, vous pouvez emprunter le RER B en descendant à Bourg-la-Reine (autobus n° 172 : arrêt à l'église de l'Haÿ-les-Roses) ou bien prendre, place d'Italie, le bus n° 186 (arrêt Henri Thirard).

Notre liste d'adresses écrite dans la précipitation est très incomplète. Pouvez-vous répercuter la nouvelle, en particulier auprès de ses collègues et amis algériens ?

Avec nos sentiments cordiaux.

Guy Pervillé, Daniel Rivet, Benjamin Stora

 

 

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église Saint-Léonard
11, avenue Aristide Briand
94240 - L'Hay-les-Roses

 

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Charles-Robert Ageron : bio-bibliographie

 

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Charles-Robert AGERON
ancien professeur à l'université Paris-XII
- bibliographie : catalogue des bibliothèques du service historique de la Marine
- bio-biblio : SFHOM
- hommage à Charles-Robert Ageron sur le site des éditions Bouchène
commander les livres de Charles-Robert Ageron réédités chez Bouchène

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Charles-Robert Ageron  ageron_puf

commander : La guerre d'Algérie et les Algériens, 1954-1962 (Colin, 1997)
commander : Histoire de l'Algérie contemporaine (Puf, "Que sais-je ?", 1999)
commander : L'ère des décolonisations : colloque "Décolonisations comparées", Aix-en-Provence, 1993 (avec Marc Michel, Karthala, 2000)
commander : L'Algérie des Français (dir., Seuil, 1993)2020203030.08.lzzzzzzz1
commander : La décolonisation française (Colin, "Cursus", 1994)

article : Le "parti" colonial (L'Histoire, hors-série n° 11, avril 2001)
page personnelle de Pierre Ageron (fils de Charles-Robert)

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le parcours de Charles-Robert AGERON
Professeur au lycée Lakanal de Sceaux (1957-1959)
Attaché de recherches au CNRS (1959-1961)
Assistant puis maître-assistant à la Sorbonne (1961-1969)
Doctorat d'État ès-lettres (1968) : Les Algériens musulmans et la France (1871-1919)
Maître de conférences, puis professeur à l'Université de Tours (1969-1981)
Professeur, puis professeur émérite à l'Université Paris XII (1981-)

président d'honneur de la SFHOM
membre de l'Académie des sciences d'outre-mer 

 

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Charles-Robert Ageron, Histoire de l'Algérie contemporaine, 2 / 1871-1954, Puf, 1979

 

9782200018955FS

 

9782912946683FS

 

9782200215767FS

 

9782020203036FS

9782130421597FS

 

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liens

 

- La Tribune d'Alger, 4 septembre 2008

- Algérie-Express, 4 septembre 2008

- Sur deux livres de Charles-Robert Ageron (1981), Guy Pervillé

- liste des articles parus dans la REMMM (Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée)

- Charles-Robert Ageron sur dzlit

- le professeur Charles-Robert Ageron n'est plus (Amar Naït Messaoud)

- Mohammed Harbi : "Nous avons une dette à son égard" (Quotidien d'Oran)

- "Spécialiste de l'histoire de l'Algérie : décès de l'historien Charles-Robert Ageron" (El Moudjahid)

- Charles-Robert Ageron, historien de l'Algérie coloniale. Le chercheur nous laisse une oeuvre riche et rigoureuse (Gilbert Meynier, L'Humanité, 8 septembre 2008)

 

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hommages

 

en souvenir de Charles Robert Ageron

J'étais responsable éditorial de la Revue française d'Outre-mer (puis Outre-mers. Revue d'Histoire) lorsque C-R Ageron présidait la Société française d'Histoire d'Outre-mer. J'ai conservé un excellent souvenir de cette collaboration confiante qui a duré presque une décennie. Pour moi, Charles-Robert Ageron est un grand historien et mieux, un authentique historien qui fait honneur à l'école historique française. Chapeau bas devant lui !

Pierre BROCHEUX

La souplesse d'esprit

J'ai connu Charles-Robert AGERON à travers ses écrits sur l'histoire de l'Algérie coloniale. Vers les années 70 du dernier siècle, je l'avais connu comme conférencier à l'université de Tunis alors que j'étais encore étudiant. Vers les années 80 du même siècle, il venait à Tunis lors des colloques annuels et internationaux sur l'histoire de la Tunisie contemporaine et notamment celle du mouvement national tunisien.

Charles-Robert AGERON s'imposait à tous les niveaux. La Fondation TEMIMI (en Tunisie) lui a offert des mélanges de valeur et à sa hauteur ; il avait servi la science historique de l'école républicaine ; sa modestie et son savoir-faire le rapprochaient beaucoup des chercheurs et des étudiants. Il méritait et mérite encore tout le respect et toute la reconnaissance.

Ahmed JDEY, Historien, Universitaire, Tunisie



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Charles-Robert Ageron, 1923-2008

 

 

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24 mai 2008

Historiens du temps colonial


_cole_Coloniale
l'École Coloniale, av. de l'Observatoire à Paris, a été créée en 1895


Historiens (et anthropologues)

du temps colonial

sommaire


universit__ALger







université d'Alger
à l'époque coloniale



historiens spécialistes
- Mohammed Harbi
- Charles-Robert Ageron

historiens disparus
- Jean Chesneaux (1922-2007)
- Mahfoud Kaddache (1921-2006)
- Mostefa Lacheraf (1917-2007)
- Pierre Lamant (2007)
- Claude Liauzu (1940-2007)
- Hommages à Claude Liauzu
- Yvan-Georges Paillard (1928-2007)
- Paul Sebag (1919-2004)

autres historiens
- À la mémoire de Pierre Vidal-Naquet (1930-2006)

anthropologues
- Germaine Tillion a cent ans
- Germaine Tillion (1907-2008)

*** répertoire des historien(ne)s
répertoire des historien(ne)s du temps colonial (Michel Renard)






Bugeaud_Ab_el_Kader_timbre









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29 avril 2008

Yvan-Georges Paillard

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Yvan-Georges Paillard (1928-2007)

historien de Madagascar au temps colonial

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Yvan-Georges Paillard, né en 1928, historien de Madagascar, est décédé le 22 novembre 2007. Il était maître de conférence honoraire à l'université de Provence et ancien directeur adjoint de l'institut d'histoire des pays d'outre-mer (IHPOM). Il avait aussi enseigné à l'université de Madagascar et assuré un service de cours à l'université de Berkeley. Ses recherches et ses publications étaient principalement consacrées à l'histoire de Madagascar aux XIXe et XXe siècles et à celle du colonialisme français.

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un homme chaleureux, un historien scrupuleux

J’ai été le collègue d’Yvan Paillard depuis 1985-1986. J’ai trouvé auprès de lui une amitié spontanée et une collaboration jamais démentie. Nous avons eu souvent les mêmes étudiants ; ceux-ci trouvèrent chez lui toujours la même disponibilité, la même écoute attentive.

Yvan Paillard fut longtemps l’animateur dévoué de l’Institut d’Histoire des Pays d’Outre-Mer aux côtés d’Anciens de l’Université de Provence comme Régine Goutalier et sous la direction de Jean-Louis Miège qui lui confia la responsabilité de nombreuses rencontres.

Tout le monde connaissait et estimait l’enseignant compétent et apprécié, l’Homme discret et chaleureux, l’Historien auteur de nombreux travaux sur et l’auteur d’une magistrale synthèse publiée en 1994, Expansion occidentale et dépendance mondiale. Yvan Paillard appartenait à la première génération de l’Université de Madagascar, après l’indépendance de ce pays. Il avait participé activement à sa genèse et il a été un spécialiste reconnu de l’histoire de la Grande Ile. Il fut historien scrupuleux, soucieux de ne rien avancer sans la preuve des archives et, à cet égard, il a été un modèle pour les jeunes chercheurs.

Marc MICHEL
professeur émérite à l'université de Provence

 

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les ouvrages et articles d'Yvan-Georges Paillard

 

 

 

- Les incertitudes du colonialisme. Jean Carol à Madagascar, l'Harmattan, 1990. [Jean Carol, 1848-1922]

- Expansion occidentale et dépendance mondiale, fin du XVIIIe siècle-1914, éd. Armand Colin, coll. "U", 1994 et 1999.

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- Australes : études historiques aixoises sur l'Afrique australe et l'océan Indien occidental, préf. [et présentation de] Marc Michel et Yvan-G. Paillard, l'Harmattan et IHCC d'Aix-en-Provence, 1996.

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- «Les échanges de population entre la Réunion et Madagascar à la fin du XIXe : un marché de dupes», in Minorités et gens de mer dans l'océan Indien, XIXe siècle, n° 12, 1979.

- «Les recherches démographiques sur Madagascar au début de l'expansion coloniale et les documents de l'"AMI"», Cahiers d'études africaines, 1987, vol. vol. 27, no 105-106, p. p. 17-42.

- «Domination coloniale et récupération des traditions autochtones. Le cas de Madagascar de 1896 à 1914», Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, janvier-mars 1991, p.73-104.

- «Les avatars de la "Grande Nation" à Madagascar de 1895 à 1914», in Révolution française et océan Indien, prémices, paroxysme, héritages et déviances, textes réunis par Claude Wanquet et Benoît Jullien, l'Harmattan, 1996.

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- «De l’exploration à la reconnaissance : Madagascar dans la seconde moitié du XIXe siècle», Sources, Travaux Historiques, n°34-35, Actes du colloque International de Bordeaux, «Découvertes et Explorateurs», Paris, L’Harmattan, 1994, p. 289-299.

- «Faut-il admettre les jeunes "indigènes" dans les collèges français de Madagascar (1913)», in L’Information Historique, n° 33, Mai-Juin 1971, p. 115-120.

- «Victor Augagneur, socialisme et colonisation», in Bulletin de l’Académie malgache, tome 52/1-2, Tananarive, 1974, p. 65-79.

- «Les premières générations d’auxiliaires merina de l’administration coloniale et l’identification d’une nation moderne (1896-1914)», La nation malgache au défi de l’ethnicité, dir. Françoise Raison-Jourde et Solofo Randrianja, Khartala, 2002, p. 153-168.

- (2000). «La Colonisation par le verbe ? Le discours colonial et la diffusion de la langue française (fin XIXe-début XXe s.)», dans Dubois, C., Kasbarian, J.-M. & Queffélec, A. (éds), L'expansion du français dans les Suds (XVe-XXe siècles). Hommages à D. Baggioni (Actes du colloque international d'Aix-en-Provence, Mai 1998), Aix-en-Provence, Publications de l'Université de Provence, 2000, p. 191-197.

- «Les étapes de la colonisation de l’Afrique subsaharienne», Historiens et géographes, juillet-août 1999, n° 367, p. 137-150.

- «Les Rova de Tananarive et Ambohimanga : représentations et manipulations coloniales (fin XIXe siècle-1939)», Annuaire des pays de l'océan Indien, 1999/2000, vol. 16, p. 325-356.

 

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Madagascar_foire_1923

 

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textes d'Yvan-Georges Paillard

Les incertitudes du colonialisme

 

 

 

incertitudes_colonialisme_couvA-t-on moralement le droit de priver par la conquête coloniale des nations lointaines de leur liberté ? Leur assurances de "civilisés" face à des peuples réputés inférieurs rassure très vite les rares Européens qui, à la fin du XIXe siècle, se posèrent la question.

Romancier, journaliste Gabriel Laffaille, alias Jean Carol, partage cette bonne conscience. Mais le voici qui, fin 1895, s'embarque pour Madagascar comme secrétaire particulier du résident général Laroche, chargé de mettre en place un régime de protectorat français. Hommes de bonne volonté, Laroche et Carol découvrent dans les "Hova" (les Mérina) une nation certes techniquement en retard, mais qui possède une civilisation originale avec ses propres valeurs et qui, éprise de progrès, souhaite n'adopter des Européens que les innovations convenant à son génie particulier.

Avec les cadres Mérina Laroche organise une collaboration qui ménage leur susceptibilité tout en préservant les intérêts métropolitains. Carol envoie au Times des correspondances où, faisant part de ses étonnements, il veut éveiller la curiosité et la sympathie de ses compatriotes pour les dominés.

Mais le protectorat devient rapidement colonie pure et simple. Laroche cède la place à Gallieni : dans la "paix française" que Gallieni doit faire régner, plus question de dialoguer avec les Malgaches. Dénonçant dans Le Temps les méthodes militaires qui le révulsent, Carol est bientôt prié de se réembarquer. À Paris, il regroupe ses articles dans le livre Chez les Hova..., publié en 1898.

Solidaire par patriotisme de la prise de possession, mais le coeur torturé, il se fait un devoir de témoigner, rejoignant le petit groupe de ceux par la faute de qui l'européocentrisme cesse d'être tranquille.

 

Les incertitudes du colonialisme. Jean Carol à Madagascar,
Yvan-Georges Paillard,
l'Harmattan, 1990, quatrième de couverture

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une femme hova en filanzane (chaise à porteurs)

 

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«Les Rova de Tananarive et Ambohimanga : représentations et manipulations coloniales (fin XIXe siècle-1939)», résumé

Le terme malgache de rova, enceinte entourant la résidence royale et se situant toujours sur une hauteur, est aussi traduit par celui de "colline sacrée". Cet article pose la question de savoir si les Français, à partir de la fin du XIXe siècle, coloniaux ou métropolitains, étaient conscients de la signification de ces rova pour leurs nouveaux sujets les Malgaches, l'importance de cette image transparaissant ou non dans les expositions universelles (Paris 1889, Marseille 1906 et 1922, Vincennes 1931) et les récits de voyage.

Sous le gouverneur général Albert Picquié, le site d'Ambohimanga, dans les environs de Tananarive, redevient un haut lieu historique reconnu. C'est une manifestation de la "politique d'association" que le gouverneur général veut mettre en place à Madagascar, visant à se rapprocher des autochtones et à les ouvrir aux techniques modernes tout en les préservant de tout déracinement culturel. Le rapatriement des cendres de l'ex-reine Ranavalona III en 1938 favorise un regain de fidélité à la famille royale. Mais les diverses célébrations coloniales aux rova de l'après-guerre n'empêcheront pas l'avènement de l'indépendance.

«Les Rova de Tananarive et Ambohimanga : représentations et manipulations coloniales (fin XIXe siècle-1939)», Annuaire des pays de l'océan Indien, 1999/2000, vol. 16, p. 325-356.

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la reine Rasoherina (1863-1868)

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Les recherches démographiques sur Madagascar
au début de l'expansion coloniale - résumé

L'exploitation des archives coloniales, et précisement des archives médicales de l'AMI (Assistance Médicale Indigène), mise en place à Madagascar des 1898, fournit de précieuses informations sur : la population de l'île au début du XXe siecle (estimée à 2,5 ou 3 millions), sa distribution, les variations dans les taux de natalité et de mortalité, ainsi que sur les maladies, leur diffusion et leurs effets démographiques.

«Les recherches démographiques sur Madagascar au début de l'expansion
coloniale et les documents de l'"AMI"»
, Cahiers d'études africaines, 1987,
vol. vol. 27, no 105-106, p. p. 17-42

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débarquement à Madagascar, mai 1895

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témoignages

J'ignorais la disparition de M. Paillard dont je garde un excellent souvenir. Ayant perdu le contact avec l'IHPOM (j'avais déposé un sujet de thèse sur Léon Cayla à Madagascar en 1988, mais je n'ai pu mener à bien ce projet), c'est donc par vous que j'apprends son décès.

J'étais coopérant en Algérie quand je rencontrai le fils de Léon Cayla qui y travaillait. Il me parla de son père et me proposa de consulter ses archives à son domicile à Saint-Germain-en-Laye. Je fis part à M. Paillard de cette découverte, et il me conseilla vivement d'en tirer parti. J'avais soutenu une maîtrise avec Jacques Valette sur l'Algérie en 1983 à Poitiers, mais M. Valette n'était pas intéressé par Léon Cayla.

Il m'accueillit à Aix avec la plus grande cordialité, et me donna tous les conseils nécessaires pour ce travail. Les archives étaient très importantes, je mis du temps à les dépouiller. Il y avait un très grand nombre de photos notamment, la correspondance avec Lyautey, dont Cayla était le disciple et l'ami, etc.

Je rencontrai M. Paillard à plusieurs reprises avant la soutenance du DEA, notamment au cours d'un colloque à Aix en 1988 à l'IHPOM dirigé par Jean-Louis Miège, et il fit preuve à chaque fois de la même gentillesse, et j'avais besoin d'être rassuré car M. Miège était impressionnant...

Après la soutenance (le jury était composé de Miège et lui-même), il m'encouragea à poursuivre mon travail et me parla de Madagascar où il avait enseigné, et dont il gardait un souvenir enthousiaste.

Jean-Pierre Jourdain
(Montgeron, Essonne)

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Yvan-Georges Paillard, 1928-2007

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24 novembre 2007

Décès de Pierre Lamant

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Kampot (Cambodge) (source)


Décès de Pierre Lamant


L'Institut National des Langues & Civilisations Orientales et le département d'Asie du Sud-Est ont la tristesse de faire part du décès de Pierre-Lucient Lamant, professeur émérite des Universités, spécialiste de l'histoire moderne et contemporaine de l'Asie du Sud-Est et, plus particulièrement, du Cambodge, membre de l'Académie des Sciences d'Outre-Mer et vice-président de l'Association Française d'Histoire d'Outre-Mer, décès survenu le mardi 22 novembre.

Les obsèques de Pierre-Lucien Lamant auront lieu le mercredi 28 novembre, à 15 heures, au cimetière du Père-Lachaise (rendez-vous est fixé à 15 h  devant l'entrée principale).

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- bio-biblio, sur le site de la SFHOM

- au sujet de l'affaire Yukanthor

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Exposition coloniale de Marseille, 1906 : visite du roi du Cambodge


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2 septembre 2007

En mémoire de Jean Chesneaux (Pierre Brocheux)

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En mémoire de Jean Chesneaux

Pierre BROCHEUX

L’historien Jean Chesneaux nous a quittés le 23 juillet. Historien connu et reconnu pour ses travaux sur l’Extrême-Orient plus précisément sur la Chine contemporaine (il a consacré sa thèse de doctorat au mouvement ouvrier chinois au début du XXe siècle), il n’a pas limité son horizon à la seule Chine, il a porté un intérêt constant à la péninsule indochinoise, particulièrement au Viet-Nam. Jean Chesneaux n’était pas un savant de cabinet bien que son parcours universitaire soit passé par les étapes et les épreuves requises pour faire une brillante carrière : l’agrégation d’Histoire et le doctorat ès Lettres. Pierre Renouvin, maître des études d’histoire à la Sorbonne, nous le cita en exemple lorsqu’il accueillit  les étudiants de première année  en octobre 1952.

Jean Chesneaux était aussi un homme d’action : militant de la JEC, il était entré jeune dans un réseau de la résistance anti-allemande, il fut incarcéré à Fresnes à 19 ans et fut sauvé de la déportation par la libération de la France. En 1946, il partit pour un voyage d’études en Asie, de l’Égypte jusqu’en Chine ; il fit un bref séjour à Saïgon déjà plongé dans la guerre d’Indochine. Là bas, pendant plus de quatre mois il connut l’hospitalité de la prison centrale pour avoir rendu visite au comité de la résistance vietnamienne dans la Plaine des joncs. Après un séjour dans la Chine en proie à la guerre civile, il revint en France en 1948. De son intérêt pour le pays il nous a laissé une Contribution à l’histoire de la nation vietnamienne ; ce livre de facture classique mais solide, n’a pas vieilli. L’engagement anticolonialiste de son auteur n’oblitérait pas une méthode de travail exigeante, Jean Chesneaux aimait à nous recommander «ne faites pas de l’anticolonialisme à quatre sous». Expulsé vers la France il poursuivit son action anticolonialiste en militant au Parti communiste français jusqu’à ce que les désillusions vis-à-vis du «socialisme réel», le conflit sino-soviétique et finalement la crise de mai 1968, ne le conduisirent à la rupture avec le PCF.

Son engagement dans les luttes sociales et culturelles qui suivirent, le trouvèrent aux côtés des «gauchistes» mais avec une capacité de distanciation permanente. Il eut une carrière d’enseignant riche et novatrice, d’abord à l’École pratique des Hautes études puis à la faculté des lettres de Paris, enfin à l’université Paris 7 dont il fut l’un des fondateurs en 1970. C’est ce rôle de formateur de jeunes historiens de l’Asie orientale et plus largement de ce que l’on appelait le Tiers-monde que je retiens. Il prit une retraite anticipée pour se permettre d’aller plus loin que l’historiographie empirique et de se consacrer à la réflexion philosophico-politique sur notre avenir, l’avenir de nos sociétés étant lié à ses yeux de façon indissociable à celui de notre planète, d’où son engagement écologiste. Il consacra les dernières années de sa vie à voyager, non pas pour rechercher un ailleurs idéal, et confortable mais pour élargir son approche à l’humanité plurielle avec le but d’élaborer un «humanisme générique» c’est-à-dire reconnu par tous les hommes, une façon de dépasser l’universalisme européo-centré, le combat anticolonialiste n’avait été que la première étape d’une vie bien remplie.

Pierre Brocheux

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- entretien avec Jean Chesneaux


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30 mai 2007

Germaine Tillion a 100 ans

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Germaine Tillion séjourna de 1934 à 1940 dans les Aurès



l'ethnologue Germaine Tillion a 100 ans


L'ethnologue Germaine Tillion est née le 30 mai 1907, à Allègre (Haute-Loire). Élève de Marcel Tillion_il__tait_une_foisMauss, elle part sur son conseil et celui de Paul Rivet en Agérie dans le massif des Aurès. Elle y découvre les berbères Chaouïas entre 1934 et 1940 et enquête pour sa thèse d'ethnographie.

Elle rentre en Europe en mai 1940 et, quand l'Occupation commence, rejoint le réseau de Résistance du Musée de l'Homme. Germaine Tillion fut arrêtée en 1942, interrogée puis envoyée à Ravensbrück avec sa mère où elle passa 18 mois.

Elle retourne en Algérie, fin 1954, sollicitée fortement par Louis Massignon. Grâce à ses contacts avec les Algériens, elle joue un rôle dans la crise de 1957, et fonde les Centres sociaux en Algérie. Germaine Tillion invente le terme de «clochardisation» pour désigner la chute vertigineuse du niveau de vie des Algériens, proteste contre la torture et s'affirme favorable à l'indépendance de l'Algérie.


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Germaine Tillion en 1990 (cf. ina.fr)


- biographie de Germaine Tillion sur le site de l'association "Germaine Tillion"

- célébration du centenaire de Germaine Tillion


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bibliographie

- Le harem et les cousins, Seuil, éd. 1982.

- Ravensbrück, Seuil, éd. 1997.

- L'Algérie aurésienne (avec Nancy Wood), éd. de la Martinière, 2001.

- La traversée du mal (avec Jean Lacouture), Arléa, 2004.

- Il était une fois l'ethnographie, Seuil, 2004.

SGE

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- Germaine Tillion, une ethnologue dans le siècle, Christian Bromberger et Tzvetan Todorov, éd. Actes Sud, 2002 (photographies Germaine Tillion).

présentation de l'éditeur

Germaine Tillion est une grande figure du siècle. Engagée dans les plus importants combats du XXe siècle,Tillion_Bromberger_Todorov fondatrice du réseau de résistance du musée de l'Homme, déportée à Ravensbrück avec son amie Geneviève Anthonioz de Gaulle, militante à la Libération avec David Rousset contre les camps de concentration, elle joue un rôle majeur en Algérie avec la création des centres sociaux et intervient vigoureusement avec son ami Camus contre la torture de l'armée française et les attentats du FLN. Jean Lacouture a rappelé dans sa biographie de Germaine Tillion, le témoignage est un combat, les grands moments de sa vie à la traversée du siècle.

Mais il est une autre dimension de Germaine Tillion, encore aujourd'hui bien trop méconnue, c'est son travail d'anthropologue du monde méditerranéen. Tzvetan Todorov, directeur de recherche au CNRS et proche de Germaine Tillion, et Christian Bromberger, anthropologue, professeur à l'université de Provence et spécialiste du monde méditerranéen, nous font découvrir cet autre visage de Germaine Tillion.

À l'occasion de la première Conférence Germaine Tillion d'anthropologie méditerranéenne, qui s'est tenue à Aix-en-Provence en avril 2002, Tzvetan Todorov a écrit ce texte qui présente l'oeuvre-vie de Germaine Tillion. Il nous donne les principales clefs de lecture du travail de Germaine Tillion et nous permet de comprendre l'héritage toujours bien vivant de sa pensée. C'est en effet une figure emblématique du XXe siècle, qui peut nous servir de repère dans ce début de XXIe siècle déjà si plein de bruit et de fureur.

Christian Bromberger nous révèle quant à lui l'immense apport de Germaine Tillion dans la connaissance du monde méditerranéen. Son fameux livre Le Harem et les Cousins est une étape très importante, après Lévi-Strauss et dans une toute autre perspective, pour comprendre les formes de filiation et de parenté propres au monde méditerranéen. Orles travaux de Germaine Tillion, notamment sur le terrain en Algérie et singulièrement dans les Aurès, ont été très largement occultés.
Ce livre d'une centaine de pages, rythmé par des citations originales et inédites de Germaine Tillion, tirées d'un film réalisé par Christian Bromberger, offrira au lecteur non seulement une synthèse de l'œuvre intellectuelle et scientifique de Germaine Tillion, mais également de véritables leçons de sagesse...
Le livre est illustré par une dizaine de photographies inédites de Germaine Tillion, une anthropologue dans la cité.

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Nancy_Wood_couv- Germaine Tillion, une femme-mémoire. D'une Algérie à l'autre, Nancy Wood, éd. Autrement, 2003.








 

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Journal du Dimanche - JDD.fr 30/05/2007 - 18:51

Sarkozy rend hommage à Germaine Tillion

Pour son centième anniversaire, Germaine Tillion a reçu un vibrant hommage de la part de Nicolas Sarkozy. "Je tenais à vous transmettre, en ce jour important, l'affection de la Nation toute entière", a écrit le chef de l'Etat dans une lettre lue mercredi à la Résistante par le conseiller du Président pour la culture et l'audiovisuel, Georges-Marc Benamou. "Vous incarnez véritablement ce que l'on peut appeler le siècle Tillion", a ajouté Nicolas Sarkozy à l'adresse de celle qui fut l'une des fondatrices du "Réseau du Musée de l'Homme", dès l'été 1940. Arrêtée le 13 août 1942 par la police allemande après une trahison, Germaine Tillion a été détenue 14 mois dans la prison de Fresnes, puis déportée à Ravensbrück, d'où elle ramena un témoignage sur la vie dans les camps de concentration nazis. "Sachez, chère  Germaine Tillion, qu'à travers vous, c'est devant une certaine idée de la France que je m'incline aujourd'hui", a conclu le locataire de l'Elysée.

- Vibrant hommage de Nicolas Sarkozy à Germaine Tillion - L'Express

- Actualités : le centième anniversaire de Germaine Tillion

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28 mai 2007

Hommages à Claude Liauzu

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23 mai 2008 - Il y a un an, Claude Liauzu disparaissait. Nous honorons sa mémoire et songeons aux siens et à ses amis.



Hommages à Claude Liauzu

 

Plusieurs hommages à Claude Liauzu ont été "postés" sous forme de commentaires à la suite de l'annonce de son décès sur ce blog. Nous les publions ci-dessous.

 

Hommage à Claude

Je n'oublierai jamais le formidable soutien que Claude m'avait apporté dans mon combat (le sien aussi) qui m'opposait au Général Schmitt et le procès des guerres coloniales, de la torture...
Une sentinelle, gardienne des droits de l'homme, au sens le plus profond, nous quitte. Je poursuivrai avec mes moyens cette démarche de dignité qui l'animait.
Avec beaucoup d'émotions

Henri POUILLOT

Posté par Henri POUILLOT, lundi 28 mai 2007 à 09:18

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Disparition de Claude Liauzu

Bonjour,

Je viens d'apprendre ce matin, lundi 28 mai, la disparition brutale de Claude Liauzu.

J'étais en contact avec lui ces jours derniers en tant qu'éditrice chez Armand Colin pour un ouvrage à paraître en octobre. Au-delà de la qualité d'écriture, le sérieux et l'efficacité de cet historien que j'ai déjà eu à plusieurs reprises l'occasion de constater, c'est un homme chaleureux, modeste, enthousiaste et curieux de tout qui nous quitte. Je suis encore pour ma part sous le coup de l'émotion et ne pense pas m'en remettre de sitôt. Les belles personnes ne courent pas les couloirs des maisons d'éditon...

Nous devions nous voir les jours prochains pour déjeuner ensemble car il avait encore d'autres projets à nous faire partager.

Avant de le faire de façon officielle, j'adresse à sa famille mes plus sincères condoléances et partage sa douleur.

2208_1Corinne Ergasse, éditrice chez Armand Colin

Posté par Ergasse Corinne, lundi 28 mai 2007 à 11:10

   

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histoire

Ancien étudiant à Jussieu, c'est grace au séminaire de Claude (et Américo) que j'ai appris à étudier les mécanismes si complexes du racisme et de la peur de l'autre. Il nous manquera dans ce domaine si négligé en France des études post-coloniales.

Posté par timothée, lundi 28 mai 2007 à 11:55

   

L'Historien-Militant ne meurt pas

J'ai appris par votre site la mort de mon professeur Claude LIAUZU ; je suis l'un de ses étudiants tunisiensmedina_tunis de l'université de Tunis vers les années 70 du dernier siècle ; il était coopérant ; il nous a donné le meilleur de lui-même : pédagogie exemplaire, cours parfaitement structuré et problématique, langue facile, rapports profondéments humains ; il a donné sa thèse d'Etat à l'histoire coloniae de La Tunisie ; il a aimé le pays et ses habitants ; certaines rues de Tunis, certains cafés de la capitale ne lui sont pas étrangers ; il avait une grande familiarité avec cet espace tunisien ; il se situe dans la lignée de ses collègues français comme André NOUSCHI, André RAYMOND, Robert MANTRAN, et les autres aussi ; il a forgé, malgré vents et marées, sa vie d'historien et de militant ; il a grandi dans les difficultés, non seulement personnelles, mais celles des peuples et des pays qu'il a connus et dont il voulait écrire une histoire décolonisée ; il l'a fait avec dignité, conviction et le devoir d'un historien qui n'est pas comme les autres. Sa mort ne peut en aucun cas nous faire oublier Claude LIAUZU, l'Hhmme, l'Historien et le Militant de toutes les grandes causes.

Ahmed JDEY
Historien, Universitaire, Université de Tunis, Tunisie

Posté par Ahmed, lundi 28 mai 2007 à 13:04

   

Hommage à Claude Liauzu

Ancien étudiant de Claude à Paris 7 dans les années 1990, il fut l'un de mes deux directeurs de thèse, puis quelqu'un avec qui j'ai beaucoup travaillé, comme beaucoup ici sans doute, sur les questions de conscience nationale ou sur la guerre et la mémoire. Claude fut pour moi une figure encourageante, une présence nécessaire. C'était une homme chaleureux et un grand historien. Il me manque terriblement.

1039230_property_imageDataArnaud Nanta, historien du Japon, CNRS

Posté par Arnaud Nanta, lundi 28 mai 2007 à 19:35

 

Regrets

J'apprends à New York la mort de notre collègue Claude Liauzu qui fut non seulement historien de la colonisation mais le témoin vigilant des dangereux dérapages racistes, anti-islamiques et populistes de celui qui est aujourd'hui président de la République. Il nous manquera. Je veux dire à sa famille toute ma sympathie.

Valensi_LucetteLucette Valensi, historienne

Posté par Valensi Lucette, lundi 28 mai 2007 à 23:47

 

Il savait rassembler

Ce que j'aimais beaucoup, et dont j'ai bénéficié, une belle qualité rare, qui va nous manquer : il savait rassembler sur des projets inventifs des gens qu'il rencontrait ici ou là, des spécialistes reconnus mais pas seulement : aussi des gens sans importance, que personne n'aurait remarqués, et qui lui paraissaient avoir un petit quelque chose qui valait la peine.
Il avait toujours une idée de livre collectif, de colloque, entre deux pétitions et trois réunions. Il agrégeait des personnalités et des genres hétérogènes, des vieux militants de l'époque des vrais combats anticolonialistes, et des étudiants de licence, des mandarins et des associatifs, des érudits et des pétitionnaires. Il n'avait pas peur de l'hétérogénéïté et au contraire, y puisait le sens de l'action. Tout le monde s'en trouvait bien.
SophieErnstPour moi, il aura été l'ami des années difficiles, dont la générosité m'a aidée à tenir.

Posté par Sophie Ernst, mardi 29 mai 2007 à 21:05

 

parti trop tôt

Etudiante de Claude Liauzu dans les années 74-75,à l'université de Tunis, je tiens à exprimer ma peine profonde pour la perte de cet enseignant qui fut pour beaucoup d'entre nous un guide dans nos premiers pas de recherche. Son engagement pour les causes qu'il croyait justes n'avait pas de limites. On s'en souviendra.

Tunis_11Leila Temime Blili

Posté par LEILA BLILI, samedi 2 juin 2007 à 23:31

un immense regret de ne pas l'avoir connu

C'est un peu paradoxal puisque nous ne nous sommes jamais rencontrés mais la mort de Claude Liauzu m'a beaucoup touchée. Il devait venir à Verdun au Centre mondial de la Paix, en compagnie de Daniel Lefeuvre, pour parler de l'histoire de la colonisation avec des lycéens. Nous nous sommes simplement parlé au téléphone pour préparer cette rencontre, qui n'a pas pu avoir lieu, je comprends maintenant hélas pourquoi. Lors de cette échange, sa chaleur humaine, sa générosité, son ouverture d'esprit et vers les jeunes m'avaient beaucoup impressionnée.
J'aurais vraiment aimé le connaître.
Je le remercie de m'avoir écouté et aidé à préparer ce débat.
visupoch50Je tiens à exprimer à sa famille toutes mes condoléances.

Posté par S. Le Clerre, dimanche 3 juin 2007 à 22:32

Je suis triste

J'ai bien connu Claude et Josette quand nous étions étudiants à Aix. Quand leur premier enfant est né, je lui ai "refilé" la poussette du mien ....(nous étions tous un peu fauchés). Claude m'a souvent vendu Clarté, je me suis inscrite grâce à lui au Mouvement de la Paix, mais il a su ne pas insister pour me faire adhérer au P.C... Je les ai ensuite complétement perdus de vue, mais j'ai suivi "de loin" les actions menées par Claude. En voyant sa photo, je retrouve la "passion" qui animait alors ce garçon, et j'ai du mal à l'imaginer autrement que courant pour défendre ses idées. À Josette, à son fils ainé qui a l'âge du mien, et à ses autres enfants j'adresse l'assurance de toute ma sympathie .

aix050bDanielle Bertrand, agrégée d'histoire .

Posté par DanielleBERTRAND, mardi 5 juin 2007 à 12:13

 

 

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l'historien Claude Liauzu (1940-2007)

 

- diffusion d'une émission de Claude Liauzu sur RFI : 27 mai 2007 (deux fichiers à télécharger)

 

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24 mai 2007

Claude Liauzu est décédé - La colonisation a-t-elle été positive ou négative ? (Claude Liauzu, mars 2007)

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Claude Liauzu est mort


L'historien Claude Liauzu, qui venait de publier Le Dictionnaire de la colonisation française, est décédé mercredi 23 mai au matin, d'une crise cardiaque dans son sommeil.

Nous exprimons à Josette Liauzu, son épouse, notre profonde affliction et notre désarroi devant cette disparition brutale, et l'assurons de nos sentiments affectueux.

Daniel Lefeuvre, Marc Michel, Claire Villemagne, Michel Renard

jeudi 24 mai 2007

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Avant de prendre sa retraite - il était encore professeur émérite - et d'animer les combats que l'on sait, Claude Liauzu, avait été professeur d'histoire contemporaine à l'université Denis Diderot-Paris VII. Il était né en 1940 à Casablanca et avait enseigné à Tunis comme coopérant.

hommages à Claude Liauzu


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Claude Liauzu, le 8 mai 2007 sur France 24



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- "Tunisie - Le dynamisme d'une société confrontée à la modernité", Le Monde Diplomatique, décembre 1985 (transcrit et posté par "Radical")

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La colonisation a-t-elle été positive

ou négative ?

Claude LIAUZU (mars 2007)


13076076_pLa polémique sur le terme "mise en valeur" dans un dictionnaire (*), est significative du poids des mots et des enjeux que les groupes de mémoires leur attribuent. Ce terme, employé par Sarraut, ministre des Colonies, signifie effort d'infrastructure et d'investissement destiné à la production coloniale. Il a été présenté comme positif par les défenseurs du système et contesté comme conçu exclusivement au profit de la colonisation par ses contempteurs.

Bardés de certitudes, les uns alignent kilomètres de routes et de chemins de fer, mètres cubes de bâtiments, statistiques de la vaccination ; les autres dénoncent les crimes contre l'humanité, l'esclavage, les massacres, la torture, le racisme. La sensibilité de la société est telle que les lois dites mémorielles se multiplient et s'opposent, toutes décidant du vrai et du faux, du juste et de l'injuste, au risque de voir des majorités politiques sujettes à variation changer notre passé à chaque législature. Tel n'est pas l'objet de l'histoire.

Cela ne signifie pas que les historiens se réfugient derrière une impossible neutralité, qu'ils n'aient pas d'opinions ; et celles des auteurs de ce dictionnaire sont diverses, choix délibéré, le seul critère ayant été leur compétence dans leur spécialité. Leur rôle n'est pas de dire le bien ou le mal, il n'est pas de condamner ni de couvrir de lauriers leurs ancêtres, mais de comprendre toute la complexité historique. Confrontés à des sensibilités très différentes, voire opposées, les historiens ne sont pas détenteurs de la Vérité absolue, ils doivent proposer des repères, aider le lecteur à comprendre le passé.

Et ce n'est pas une mince affaire. Il faut écarter la tentation de l'anachronisme qui consiste à juger hier avec les critères d'aujourd'hui. Les supplices subis par les esclaves doivent être étudiés en les comparant avec ceux infligés par l'Inquisition, par les bourreaux de Sa Majesté, par ceux de Chine ou d'Istanbul. L'esclavage a été une pratique courante depuis l'Antiquité et dans la plus grande partie du monde. La question de savoir si telle abomination du passé est un crime contre l'humanité est une question politique, juridique, peut-être morale ou philosophique, mais pas historique. Ce type de jugement, les lois qui l'imposent peuvent avoir des effets pervers en entravant un libre débat scientifique.

À l'opposé de beaucoup d'ouvrages se réclamant d'un anticolonislisme dans l'air du temps - mais anachronique et bien peu éclairant cinquante ans après la fin des grands conflits - ou d'un culte nostalgique du bon vieux temps des colonies, celui-ci a choisi : à l'encontre de trop d'auteurs qui ne disent rien de leur parti pris, il faut préciser le nôtre, ne pas penser à la place du lecteur.

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bâteau en rade de Tamatave (Madagascar), 1940 - source

Ces précautions étant prises, la première évidence, et le premier problème, à expliquer, c'est la certitude partagée par la plupart des contemporains du bien-fondé de l'expansion, la parfaite bonne conscience répandue dans les manuels scolaires depuis Jules Ferry et Lavisse jusqu'à la fin des années 1950. Ce qui est évident aussi, c'est l'amnésie qui a suivi le refoulement de l'événement traumatique des décolonisations, surtout dans la dernière décennie. On n'a pas assez réfléchi à ces variations des mémoires.

Cependant, avec le temps, tout passe, et si l'histoire n'est pas dépassionnée, il n'y a plus d'enjeux politiques directs comme dans les années 1950-1960. Les générations nées après 1962 n'ont pas le même point de vue que celles ayant vécu la période coloniale. Dans les pays indépendants, l'immense majorité de la société, née après le désenchantement qui a suivi les fêtes des indépendances, ne peut plus considérer les nationalismes comme l'ont fait ceux qui ont traversé la "nuit coloniale". Elle est beaucoup plus critique envers eux, envers les pouvoirs qui en sont issus.

Cette situation incite à prêter attention à des réalités négligées, à ne plus se limiter à la période attribuée à la "grande histoire" des nations. Les États sont dans leur rôle quand ils se dotent d'une politique publique de la mémoire, mais la mondialisation qui va s'accélérant rend beaucoup plus sensible aux interdépendances avant que la colonisation accélère le maillage du monde. Cet immense phénomène, où l'expansion coloniale a joué un rôle moteur, est au coeur de ce livre, car c'est la principale question posée par cinq siècles d'histoire, pour ne pas remonter au-delà de 1492.

Claude Liauzu, "La colonisation en questions",
in Dictionnaire de la colonisation française,
Larousse, mars 2007, p. 13-15.


(*) En septembre 2006, Le Petit Robert a été attaqué pour sa définition de la colonisation.


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Histoire de France, cours élémentaire, 1969 (E. Pradel et M. Vincent, éd. Sudel)


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1 février 2007

Mostefa Lacheraf (1917-2007)

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Mostefa Lacheraf, historien algérien

1917-2007



arton58430_152x200L'historien algérien Mostefa Lacheraf est mort le vendredi 12 janvier 2007, à l'âge de 89 ans. Né le 7 mars 1917 sur le territoire de la commune mixte de Sidi Aïssa (Algérois), il fut un intellectuel à la double culture et un militant de l'indépendance algérienne. Nommé ministre de l'Éducation nationale de ce pays en 1977, il critiqua la politique démagogique qui lui succéda ainsi que le danger politique et culturelle que représentait l'islamisme. Mostefa Lacheraf est l'auteur de Algérie, nation et société (1965, réédité par Casbah éd.), de Les ruptures et l'oubli (Casbah éd.) et Des noms et des lieux. Mémoire d'une Algérie oubliée (Casbah éd.). Nous donnons un extrait de ce dernier ouvrage dans lequel Mostefa Lacheraf évoque quelques références et modalités de sa formation intellectuelle dans une narration qui mêle son enfance, sa jeunesse et le poids de celles-ci sur l'homme accompli mais toujours curieux et tendu vers l'idéal de culture universelle.


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les dirigeants du FLN passagers de l'avion arraisonné le 22 octobre 1956



l'enfance d'un intellectuel

Mostefa LACHERAF

tiré du livre Des noms et des lieux (Casbah éd., 1998)


r56fw5À lire le grand voyageur andalou Ibn Jobaïr (1145-1217), l'historien Tabarî (839-923), l'autre grand voyageur maghrébinb Ibn Battouta, on éprouve un véritable plaisir intellectuel qui satisfait l'esprit par la densité du style, la clarté de l'expression, le souci de préciser d'une façon non laborieuse ou embarrassée les moindres détails quand il décrit un monument (la fameuse coupole de la mosquée des Omeyyades à Damas) ou les gîtes d'étape ou voyages en groupe au cours d'un long périple. Et c'est pour cela qu'en ce qui concerne l'oeuvre de ce dernier, le ministère égyptien de l'Instruction publique avait publié à l'intention des élèves de l'enseignement secondaire, déjà en 1934, un recueil de textes significatifs d'Ibn Battouta (1304-1377) relatant, dans une édition claire et munie de notes explicatives et de cartes, leslbatuta péripéties et les grands moments de ses voyages.

Ce livre dû aux soins éclairés, au pertinent souci pédagogique et à l'annotation appropriée à l'importance de l'ouvrage et au niveau, assez sérieux, pour l'époque, des élèves égyptiens des lycées et collèges, avait été préparé par deux inspecteurs de la langue arabe du ministère de l'Instruction publique au Caire, et leurs noms sont passés à l'histoire de la littérature arabe. Il s'agit de Ahmed al-‘Awâmiri bey et surtout de Mohammed Ahmed Jâd al-Mawla bey (1). Ce livre de morceaux choisis de la Rihla d'Ibn, Battouta, je l'avais trouvé chez un bouquiniste de l'ancienne place de l'Opéra du Caire [photo ci-dessous, en 1924] il y a une trentaine d'années. À son exemple, en rassemblant des extraits de grands chefs-d'oeuvre des "humanités arabes" anciennes on rendrait service à nos élèves en leur donnant - comme cela se passe pour tous les degrés de l'éducation scolaire dans le monde entier - le goût de beaux textes bien commentés et munis de notes explicatives concernant la langue, et surtout l'appétit de lire lecaire1924placeOp_raplus tard d'autres oeuvres de l'esprit humain en commençant, d'abord, par ceux dont le jeune élève a eu déjà un agréable aperçu par l'intermédiaire de tels morceaux choisis tirés d'un seul et même auteur. (...)

Dans mon jeune âge, et parce que nos premiers maîtres, dans un espace paisible, homogène, cohérent avaient quelque chose à nous communiquer sans volontarisme ni souci de répandre une quelconque idéologie personnelle, non seulement leurs propos et réflexions plus graves pouvaient (étant donné notre innocence) ne pas avoir d'impact durable et pervers, mais les textes scolaires bien choisis, beaux et généreux qu'ils proposaient en y mettant du leur, pouvaient, eux, se répercuter pour l'essentiel dans le courant de toute une vie.GibranFrame

Je me rappelle à vingt-cinq ou trente ou quarante ans d'intervalle, parce que je l'avais lu à l'école ou auprès du taleb cultivé de mes premières classes d'arabe, des textes isolés de Jabrane Khalil Jabrane (2) [ci-contre], d'Al-Mouaylihi (3), des pages d'un roman de Saintine (4), de Amaci ou Jorgi Zaïdane (5) et de certains écrivains du "Mahdjar" ou émigration intellectuelle libanaise aux Amériques, les avoir recherchés plus tard et relus avec un réel profit littéraire et un rare plaisir fait de lointaines retrouvailles mêlées à l'enfance transfigurée et ses mystérieuses et attachantes relations avec un monde auquel on s'évertuait alors à s'initier par tous les pores de son existence charnelle et les facultés encore vierges et enthousiastes de son esprit.


la joie de lire, la joie d'apprendre

On peut rarement se faire une idée exacte de cette passionnante "remontée vers les sources" de la joie de lire, de la joie d'apprendre si on ne l'a pas pratiquée dès le jeune âge, d'une façon fortuite, à travers des extraits d'oeuvres historiques ou littéraires dans une anthologie destinée aux écoliers d'abord ; ensuite, à un niveau plus élevé, aux lycéens et, plus tard, aux futurs étudiants dans les grandes classes de lettres et philosophie de l'ancien système d'enseignement des années 1930. Sans exagérer, c'était là le creuset non délibéré mais naturellement consenti d'une somme d'habitudes intellectuelles, de réflexes, de goûts, d'élans, de prédispositions susceptibles de constituer plu stard l'esprit de recherche.

À quarante ou cinquante ans d'intervalle, et même aujourd'hui à plus de soixante-seize ans d'âge, quand je retrouve les livres dont j'avais eu une sorte de "primeur" (...), je me hâte de les acquérir si je ne les ai pas 137déjà dans ma bibliothèque. Je viens de parler, en passant, de Saintine, écrivain français peu connu, né à la fin du XVIIIe siècle, auteur d'un roman célèbre écrit en 1836 sous le titre de Picciola et relatant la très curieuse histoire d'un prisonnier, seul dans une forteresse par la volonté de l'empereur Napoléon Ier, et se vouant à l'amour d'une fleur dans une longue crise mystique aggravée par la solitude et la perte de liberté.

Ce livre, l'un des mieux écrits de la langue française d'après les critiques littéraires, je ne sais dans quelles circonstances, il se trouva dans notre modeste maison de Sidi-Aïssa, parmi les ouvrages de travail de mes deux frères aînés, lycéens, et cela en 1926 ou 1927, et pourquoi il resta à traîner pendant de longues années encore dans une édition peu ordinaire, soignée bien que brochée, c'est-à-dire non reliée, avec sa couverture bleue, ses caractères d'imprimerie très nets sur des feuillets blancs comme neige. Cette "logistique" matérielle, nouvelle pour moi à dix ans et tranchant sur le déjà vu d'autres livres d'édition courante, jointe à une mise en appétit, esthétiquement parlant, envers le romantisme littéraire de grande époque, contribuèrent à graver dans ma mémoire, non pas l'histoire elle-même, mais tout ce qui peut constituer à travers cette très ancienne lecture le souvenir encore vivant à ce jour de véritables textes d'anthologie contenus dans le roman de Joseph-Xavier Boniface Saintine et conçus comme des réflexions philosophiques attachantes sur l'Art, le Nature, l'Humanité. Il est clair, cependant,  que ce n'est pas à neuf ou dix ans et même à douze et quatorze ans que ces textes plus ou moins ardus et théoriques m'étaient abordables, en dehors du schéma romanesque et du souffle étrange de révolte dont s'animaient l'histoire et l'ensemble du livre.

Tout cela indique, au contraire, comme derrière une brume de la mémoire, la durée de la "fréquentation" d'un roman dont l'attrait avait pour moi des aspects dus non pas à une langue qui ne m'était pas familière à un certain niveau colaire, mais au sens d'une culture orale collective ambiante existant alors dans mon apprentissage algérien lié à la littérature populaire, aux contes, aux récits de famille, aux témoignagesplateau d'une vie précoce menée par notre génération dans une région des Hauts-Plateaux riche en traditions, décontractée, nourrie, avant l'école ou simultanément à l'école coranique et française, d'un parler bédouin nuancé et presque adulte pour notre juvénile pratique des acquis de l'observation assidue de la campagne steppique avec ses pierres, ses plantes, ses insectes, ses oiseaux, des intempéries et des fêtes dont elle était le théâtre au milieu d'autres épreuves et d'autres joies.

Pour ce qui est des générations précédentes dont la nôtre héritait quant à l'ancrage profond dans une Algérie algérienne, comme pour les autres générations jusqu'à la fin de la guerre de libération nationale, la "déculturation" telle que décrite plus tard et jusqu'à nos jours, n'existait pratiquement pas.

Un jour on fera remonter la date fatale de la perte d'une algériannité ancienne et fervente qui nous avait forgés et nous était chère, à l'intrusion dans notre société, d'un malentendu dont l'école et le nationalisme allaient payer le prix fort, à l'égal d'une véritable catastrophe : celui d'un Baâth spécifique et sournois, idéologie minorative, édulcorante, aux ravages incalculables pour les mentalités et le simple credo de la patrie et le bon sens dans l'action politique. Il serait juste de dire qu'à cette forme d'acculturation ravageuse et néanmoins semi-officielle s'ajoute une autre plus réduite dans ses effets, d'origine européenne et, pour cette raison, assez suspecte depuis l'ère coloniale.

Mais loin d'être le produit de l'école et des déviations néo-nationalistes, elle concerne un domaine et des franges citadines ou récemment urbanisées d'une population s'étant peut-être mal engagée dans la 10096532_pmodernité universelle en optant, par inclination de milieu et d'affinités paresseuses, pour une sous-culture petite-bourgeoise occidentale qui se retrouve d'ailleurs - comble de la dérision ! - sous une forme arabisée dans les films et le "music-hall" et autres apports mimétiques douteux de l'Égypte contemporaine et de certaines capitales arabes. Cette copie conforme du mauvais goût petit-bourgeois européen d'expression arabe, précisément parce qu'elle est arabophone et nous vient du Proche-orient, rencontre auprès d'un certain public arabisé selon l'évangile baâthiste, une faveur exagérée à laquelle ne peut pas prétendre la culture traditionnelle maghrébine et notamment son fleuron andalou ancien dans le domaine de la musique élaborée. (...)



les bilingues invétérés

Mais revenons aux livres lus et relus ; à ceux qu'on découvre pour la première fois ou qu'on retrouve après une très longue absence dans d'autres univers ! L'enfance, la jeunesse, l'âge adulte et parfois la vieillesse ont alors, étrangement, le même fil conducteur qui aide, par des souvenirs pertinents, sûrs ou intuitifs, à traverser le labyrinthe des ans et des épreuves jusqu'au dernier bénéficiaire de cette ancienne "lecture" revenue à lui comme un fantôme désirable.

C'est ainsi qu'en octobre 1966, dans un autre continent et une ville éloignée géographiquement de notre Méditerranée, j'ai découvert chez un bouquiniste de Sào Paulo (Brésil) d'origine syrienne - un Yazigiibn_roshd_averroes apparenté au fameux encyclopédiste arabe du XIXe siècle - deux ouvrages dont j'avais parcouru, il y avait bien longtemps de cela, des passages assez substantiels et significatifs sans pouvoir jamais me les approprier ou les lire en entier. C'était Tahâfut at-tahâfut du grand philosophe Ibn Roshd (Averroès) recherché vainement au Caire où il avait pourtout été édité, et Charh Manâzil al-ansâri d'Ibn Quayyim al-Jawzia (XIVe siècle), célèbre théologien et juriste disciple du réformateur hanbalite Ibn Taymîya et qui fut persécuté et emprisonné avec son maître. "Admirable prosateur", selon le jugement de tous ceux qui ont étudié son oeuvre dans le passé, il est aussi compté parmi les grands noms de la littérature arabe.

Quelques années auparavant, sur la même place de l'Opéra, au Caire, où, quelques temps après ma sortie de prison, j'avais trouvé l'Ibn Battouta dont je viens de parler plus haut, j'eus la chance de découvrir les vieux bouquins exposés pêle-mêle, les poèmes d'Henri Michaux (en français) et la Taghribat Bani-Hilâl, ou Geste aventureuse des Beni Hilal (en arabe), autre version de ce que j'avais entendu dans mon enfance bédouine du Hodna-Titteri sur Dhiâb ben Ghanem. Ne disait-on pas que le légendaire coursier dudit Dhiâb, héros de l'épopée Rambert2hilalienne, avait laissé la marque de son sabot sur le rempart de Sour-el-Ghozlane, [ci-contre] ville voisine de mon village natale ? Mais, en passant, ce qu'il faut retenir de cette évocation de livres et de lectures dont le souvenir remonte pour moi au passé proche ou lointain, c'est, entre autres, le fait ignoré ou méconnu, par sectarisme idéologique en Algérie et nulle part ailleurs, qu'au Caire, capitale de l'arabité intellectuelle, les bouquinistes exposaient en plein air des vieux livres en plusieurs langues européennes en plus de ceux, nombreux et de valeur, en langue arabe. Cela n'est pas fait pour nous étonner quand on sait que les plus grands écrivains proches et moyen-orientaux étaient et sont toujours d'éminents... bilingues et trilingues tels que Taha Hussein (6), Mahmoud al-‘Aqqâd (7), Mahmoud Teymour (8), Tawfik el-Hakim (9), Abdel-Qâdir Al-Mâzini (10), Naguib Mahfouz (11) et, avant eux (ou leurs contemporains) les pionniers de la littérature moderne née en exil comme Jabrane Khalil Jabrane, Chekib Arslâne (12), Mikhaïl Na'ïmah (13), Amine Rayhani (14), etc., déjà cité et, bien entendu tous les écrivains universitaires, hommes de culture maghrébins (sauf les algériens militants du Baâth spécifique).

Figurez-vous aussi que les écrivains japonais et autres asiatiques dignes, aujourd'hui, d'écrire et de connaître le vaste Univers, ainsi d'ailleurs que les plus célèbres parmi les écrivains de l'Europe, sont des bilingues invétérés. On ne peut imaginer, de nos jours, dans l'ensemble du monde arabe et ses régions les plus reculées, des universitaires, des diplomates (eh ! oui), des responsables d'institutions culturelles ou éditoriales ou de presse (instituts scientifiques et de recherche, radio-télévision, informatique et centres de documentation et d'archives, bibliothèques nationales et salles de lecture publique, maisons d'édition, laboratoires et centres d'expérimentation, musées de toutes sortes, etc.), qui seraient monolingues, ni, d'ailleurs, dans le reste du monde et davantage encore dans les pays développés d'Europe et d'Amérique du Nord.

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J'ai déjà dit - je crois - que dans mon enfance, celui qui nous fournissait en livres et en publications arabes vers les années 1930 s'appelait Si El-‘Azzouzi et était originaire d'El-Oued. Il faisait à peu près tous les marchés de la région jusqu'à Biskra en transportant d'Alger, chaque semaine, de la friperie et ces livres et revues usagés qu'il se procurait je ne sais comment et réservait exclusivement à des amis et lettrés deFRCAOM08_9FI_00106R_P village. Il existait alors - comme on le verra plus loin - des filières spécialisées dans la vente de vieux livres, interdits ou pas, surtout [dans la vente] des vieilleries, assimilées par les autorités coloniales à la friperie vestimentaire dont il faudra un jour écrire l'histoire parce qu'elle fut une pénible constante dans l'Algérie appauvrie et parfois loqueteuse jusqu'à la veille de l'indépendance. Cependant, ces ouvrages et ces revues arabes périmées, acheminées clandestinement sans doute d'Égypte en passant par la Tunisie trouvaient, non seulement des lecteurs, mais surtout, dans chaque village ou à peu près, l'homme, le taleb qui savait en tirer parti convenablement, étant lui-même assez ouvert, capable de bien lire et bien comprendre après avoir dépassé le stade de "déchiffreur", commun au plus grand nombre comme aujourd'hui encore, hélas ! Ces rares talebs-lettrés modernistes rompaient souvent avec une tradition maraboutique paresseuse sans adhérer, pour autant  à "l'Association des Oulémas musulmans algériens" dont c'était l'avènement en ces années-là dans l'Algérie citadine et beaucoup moins dans les campagnes, en dehors du Sud constantinois et d'une partie de la Kabylie orientale ou "Petite Kabylie".

Le "taleb" du village n'était pas toujours une personnalité marquante mais un éducateur utile (quand il était lui-même bien formé et dévoué aux enfants et à leurs familles), pris en charge par les parents d'élèves, c'est-à-dire très modestement et parfois nourri. Autodidacte et libre, ce maître d'école savait aussi qu'il était le parent pauvre de l'institution scolaire officielle française,quand elle existait dans le village ou la petite localité urbaine. Le rythme de fréquentation par les écoliers tour à tour de son humble lieu d'enseignement - une petite salle ouvrant sur la rue - et de l'école française, n'était commode ni pour lui ni pour ses élèves. Ceux-ci se levaient aux aurores pour aller d'abord à l'école coranique, avant de la quitter à l'approche de huit heures pour courir vers l'école française. Il était fréquent que ces écoliers, après le déjeuner de midi, retournent pour moins d'une heure de temps à l'école arabe mais plus sûrement encore ils le faisaient après le sortie des classes de l'école française à seize heures. Si le jeudi (contrairement au dimanche) était férié à l'école coranique, il ne devenait effectif comme jour de repos qu'après la séance du matin consacrée au tikràr ou révision, à haute voix, de tout ou partie des chapitres du Coran déjà appris par les gamins sous la direction du maître.

Le temps partagé entre les deux écoles pouvait paraître éreintant pour des enfants de six à douze ans, très souvent mal nourris et insuffisamment vêtus en hiver, mais en général ils s'en tiraient assez bien, l'endurance native aidant à l'adaptation à un climent continental rigoureux, chaud et froid et toujours sec. Dans l'une des deux écoles, tout se faisait ou presque en silence, dans une salle équipée de tables et de sièges placés en face du tableau noir ; dans l'autre, espace nu pourvu de nattes en alfa, rudimentaire, mais hospitalier, on récitait tous ensemble à tue-tête, et quand la voix collective faiblissait, le rappel véhément du taleb, assis lui aussi par terre, relançait la lecture, l'harmonieuse psalmodie enfantine. À cet âge, il n'y a ni passions ni phobies.

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école arabe, Biskra

Le colonisateur croyait peut-être que les jeunes enfants et leurs parents seraient tentés de comparer le "confort" matériel et "l'archaïsme", et d'opter en faveur du premier, mais les écoliers et leurs tuteurs ne pensaient pas à mal, n'avaient pas de préférence proclamée et c'était cela qui faisait leur force, leur capacité d'apprentissage et de décontraction tolérante dans l'un et l'autre secteurs du savoir.

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école arabe, Biskra

Et puis, l'école officielle du village de Sidi-Aïssa était une école dite "indigène" où il n'y avait pas un seul élève européen mais une grande majorité d'élèves musulmans en même temps qu'une douzaine de petits israélites parlant l'arabe comme leur langue maternelle et fortement arabisés dans leurs genres de vie. Eux et leurs familles, certainement de citoyenneté française, appartenaient à la communauté juive du Sud algérien et portaient cinq ou six noms parmi ceux de l'ancienne diaspora andalouse judaïque réfugiée au Maghreb entre le XIVe et le XVIIe siècle et débordant depuis 1830, les lieux habituellement citadins pour s'intégrer à des centres villageois dans la mouvance de grands foyers rabbiniques traditionnels tels que Ghardaïa, Laghouat, Bou Saâda.

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"Constantine, enfants arabes et juifs", carte postale ancienne

Notre village se trouve précisément au voisinage de cette dernière ville, et les noms les plus connus de la petite communauté juive de Sidi-Aïssa étaient ceux de Sellem, El Baz, Chicheportiche, Nedjar, Benguetta. Peut-être que la mode religieuse n'était pas, à l'époque, pour le "m'as-tu vu" et le côté spectaculaire de la simple pratique, de l'observance rituelle exagérée comme aujourd'hui, car, dans ce centre villageois pourtant bien situé et peuplé d'habitants à la spiritualité mystique ou monothéiste affirmée, il n'existait ni mosquée officielle, ni église, ni synagogue connue édifiée en tant que telle.

Femmes juives et femmes musulmanes se rendaient visite pendant les fêtes religieuses de l'une ou l'autre communauté, et leurs familles partageaient parfois l'usage de la même cour dans la grande maison où elles habitaient côte à côte dans des logements séparés, autonomes. Curieusement encore, ces femmes de foi religieuse différente mais parlant la même langue et vivant en bon voisinage avec leurs familles, se rencontraient parfois ensemble en "pélerinage" au tombeau de Sidi Aïssa ben M'hammed sur les collines austères et nues qui dominent le village au sud-ouest. Ayant toujours été sensible aux belles voix de femmes modulant une harmonie classique consacrée par le temps, je me rappelle encore ce que chantaient quelques femmes israélites venues offrir à ma mère du pain azym de la Pâque juive en entonnant sur le pas de la porte, en partant, un air célèbre d'origine andalouse. C'était toujours, en quelque sorte, dans les années 1920 chez les femmes algéroises et citadines en général, de la région du centre du pays, le chant nostalgique de "l'Au-revoir".

Ces visiteuses attentionnées et, naturellement toutes arabophones de mère en fille, avaient comme la plupart des femmes entre elles, plus d'humanité et de décontraction affectueuse et spontanée dans leurs rapports, surtout dans le monde méditerranéen. Il en va autrement des relations entre hommes au masculin et cela est vrai du monde entier et de l'histoire de toute l'espèce humaine depuis les origines.

Ce qui ne veut pas dire - pour ce qui est de notre village - qu'il existait par principe une hostilité collective envers les juifs de la part des habitants musulmans de Sidi-Aïssa. Les relations entre les deux communautés allaient sans doute changer à l'avènement du sionisme agressif, militaire et colonial lors de la spoliation de la Palestine par le nouvel État d'Israël, mais je n'étais plus là pour en juger puisque ma famille a quitté définitivement le village dans l'été de l'année 1935. de mon temps, et plus tard à l'école - de la fin des années 1920 au milieu des années 1930 - et dans mon quartier, la fillette, puis la jeune fille et la femme mariée la plus belle et la plus indépendante d'esprit était Sawda, une jeune juive qui, je l'appris en 1964, était restée dans la région de Sidi-Aïssa/Chellalet-el-Adhaoura après le départ massif de ses coreligionnaires et des rares Européens, et avait rendu clandestinement de grands services au F.L.N-A.L.N. et à la cause nationale pendant notre guerre de libération.

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"fillettes juives", carte postale ancienne, Algérie

Déjà, quand je fréquentais Si Ahmed Medouas, le taleb autodidacte et cultivé qui fut mon maître et l'école coranique dès 1925 et, occasionnellement, un compagnon et un ami de la famille jusque dans les années 1940, il me parlait d'elle toujours avec infiniment de respect comme si elle était elle-même musulmane, et lui apportait de la nourriture en s'attardant à converser avec lui sur un tas de sujets dont se préoccupaient, à l'époque, les plus politisés des Algériens.

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Si Ahmed Medouas est ce vieux maître d'école coranique un peu plus âgé que le plus "vieux" de ses élèves et qui enseignait le Coran et, parfois, les rudiments de la grammaire arabe et beaucoup d'autres choses concernant la littérature. Menant une existence d'ascète en vivant de peu, il consacrait ses loisirs à la lecture des livres et publications arabes apportés chaque semaine par Si El-‘Azzouzi, marchand de friperie et voyageur infatigable de la culture malgré ses connaissances limitées en la matière. Si Ahmed qui, à la longue, était devenu un ami, un frère aîné, après avoir été le maître attentif et sévère des premières années de mon enfance studieuse à Sidi-Aïssa, nous changeait d'emblée, jusque dans le milieu des années 1930, des autres talebs traditionnels d'école arabe que nous eûmes dès 1924 ou 1925 à peu près. Aussi consciencieux  que lui et dévoués, ces maîtres pédagogues de village n'avaient pas son ouverture d'esprit, sa curiosité intellectuelle et sa bonté, ni une certaine chaleur affective de l'algérianité.

Mostefa Lacheraf, Des noms et des lieux.
Mémoire d'une Algérie oubliée
,
éd. Casbah, 1998, p.  19-30.


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Mostefa Lacheraf et Boudiaf en octobre 1955

 

 

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notes (Michel Renard)gibran

(1) Mohammed Ahmed Jâd al-Mawla bey, est notamment l'auteur de Muhammad al-Mathal al-Kamil (Mahomet, l'exemplaire perfection) (Le Caire, 1932 ; rééd. Beyrouth, 1972).

(2) Jabrane Khalil Jabrane (en arabe) ou Khalil Gibran (1883-1931) [photo ci-contre], célèbre écrivain et poète libanais, chrétien maronite. Le Prophète est publié en 1923.

(3) Al-Mouaylihi, ou Mohammed al-Muwaylihi (1858-1930), écrivain égyptien auteur deimage_liv69x Hadith ‘Isa ibn Hisham (1898 et 1907) ; traduction en langue française : Ce que nous conta ‘Isâ ibn Hichâm, éd. du Jasmin, Clichy, 2005, préface de Luc-Willy Deheuvels [dans l'édition en langue française du journal égyptien al-Ahram : interview de Randa Sabry, professeur de critique littéraire à l'université du Caire et traductrice de al-Muwaylihi].

(4) Joseph-Xavier Boniface Saintine (1798-1865), auteur de théâtre et de ce roman dont parle Lacheraf, Picciola, qui date de 1836, qui est sous-titré "la fleur et le prisonnier" et qui a connu des dizaines (!) de rééditions.

(5) Jirji Zaydan (1861-1914), chrétien libanais d'Égypte, auteur de nouvelles et romansarton14609782842721800FS historiques ; de tendance réformiste (Nahda), il fonde la revue al-Hilal en 1892 ; a publié Tarikh al-Tamaddun (1902-1906), Rihlah ila Urubba (1912). Cf. Anne-Laure Dupont, Girgi Zaydan, 1861-1914, écrivain réformiste et témoin de la renaissance arabe, Institut français du Proche-Orient, Damas, 2006. Cf. L'autobiographie de Jurji Zaidan, comprenant quatre lettres à son fils (en langue anglaise). Cf. aussi Saladin et les assassins, éd. Paris-Méditerranée, 2006.

(6) Taha Hussein [ou : Husayn] (1889-1973), le "doyen de la littérature arabe", écrivain égyptien marqué par la cécité dont il fut victime dès l'âge detaha1 trois ans, et par la confrontation avec la culture occidentale. En 1919, il soutient une thèse en Sorbonne sous la direction de Durkheim, consacrée à la philosophie politique d'Ibn Khaldûn. En 1926, il publie La poésie antéislamique (fi al-shi'r al-jahili) qui fait scandale car il doute de l'authenticité du poète Imrû'l-Qays (mort vers 530 ou 540) et y affirme le caractère apocryphe de la célèbre poésie antéislamique (muallaqat). Celle-ci, d'après lui, aurait été rédigée aux temps desTaha_Hussein_photo Abbassides, deux ou trois siècles après sa prétendue origine. Il dut renoncer à la radicalité de cette thèse en publiant, en 1927, La littérature antéislamique (al-adab al-jahilî). Taha Hussein a rédigé une autobiographie : Le Livre des jours (premier livre paru en 1926, troisième en 1955). Il fut recteur de l'université d'Alexandrie (1942) et ministre de l'éducation nationale (1950). Cf. l'introduction de Jacques Berque au recueil Au-delà du Nil (Gallimard/Unesco, 1977), p. 9-42. Évocation radiographique de Taha Hussein, rénovateur de la littérature arabe par Amina Taha Hussein (petite-fille) et André Miquel.

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(7) Abbas Mahmoud al-‘Aqqâd (1889-1964), intellectuel égyptien, à la curiosité encyclopédique et auteur prolifique. Il écrivit des biographies de Averroès, de Benjamin Franklin, de Francis Bacon... Malheureusement, il s'employa à alimenter l'antisémitisme en traduisant en 1951, le Protocole des sages de Sion et en créditant ce faux connu d'une mise en oeuvre déjà commencée et d'une suite à venir. Il diffusa également un conservatisme anti-féministe par son livre La femme dans le Coran. Bio-bibliographie, en langue anglaise.21550

(8) Mahmoud Teymour (1894-1973), pionnier de la nouvelle, publie dès les années 1920, auteur de : Les Amours de Sami : roman égyptien suivi de dix contes (1938) ; Bonne Fête et autres contes égyptiens (1954) ; La vie des fantômes, Nouvelles Editions Latines, 1956.

(9) Tawfiq al-Hakim [ou : Tewfik El Hakim] (1898-1987), écrivain égyptien,tewfik_el_hakim_couvhakim_t01mah16 dramaturge et auteur du célèbre Journal d'un substitut de campagne en Égypte (1940), publié en France dans la collection "Terre Humaine" (Plon, 1974). Ci-contre, sur la photo de groupe, de gauche à droite : la chanteuse Oum Khalsoum (lunettes noires), Naguib Mahfouz et Tawfiq al-Hakim (cliquer sur l'image pour l'agrandir).977424947X

(10) Abdel-Qâdir Al-Mâzini (1890-1949), écrivain égyptien, auteur de nouvelles, de critiques et portraituriste de la classe moyenne caïrote des années 1930 et 1930  (note en langue anglaise sur al-Mâzini).

(11) Naguib Mahfouz (1991-2006), mondialement connu pour sa Trilogie (Impasse des deux palais, le Palais du désir, le Jardin du passé) publié en 1952 et pour son prix Nobel obtenu en 1988. Ses premiers récits, de 1939 à 1946, portaient sur l'histoire ancienne de l'Égypte. Sur la photo de groupe ci-contre, le cinquantième anniversaire de Naguib Mahfouz (cliquer pour agrandir).

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(12) Chakib Arslan (1869-1946), homme politique druze libanaisShakib_Arslan partisan du panarabisme, portant le titre d'«émir». Il fut député au parlement d'Istanbul, s'exila au Caire en 1921 où il devint chef de la délégation du Comité syro-palestinien, et s'installa à Genève en 1928 comme représentant de ce Comité auprès de la S.D.N. (Société des Nations). L'historien Charles-André Julien écrivait de lui : "Singulière personnalité que celle de ce féodal libanais qui, de son bureau de Genève, distribua dix-huit ans durant, les mots d'ordre à l'Islam méditerranéen et dont l'influence survit à toutes les crises et à toutes les compromissions. Ce fut surtout comme écrivain et propagandiste que s'affirma son action. Sa maîtrise de la langue arabe lui valut le titre de «prince de l'éloquence» et la présidence de l'académie arabe de Damas. Formé à l'école de Djamal ed-Din al-Afghani et du cheikh Abdu, compagnon de Rachid Rida, il se révéla conducteur d'hommes d'uneSyroPalestinian rare maîtrise grâce à sa dévorante activité et son ascendant personnel" (L'Afrique du Nord en marche, 1952, rééd. 2002, p. 24-26). Il publia un journal, La Nation arabe. Chakib Arslan rencontra Mussolini. Henry Laurens conclut au sujet de son rôle : "Par son inlassable activité de propagandiste, Arslan a été l'artisan de la transformation du panislamisme maghrébin en un nationalisme arabe à tendance islamique. Il a dans le même temps popularisé en Orient arabe les grands thèmes de la lutte des activistes maghrébins. On lui doit ainsi un complet dépassement du cadre géographique primitif de l'arabisme et sa généralisation à l'ensemble du monde arabe" (L'Orient arabe, arabisme et islamisme de 1798 à 1945, Armand Colin, 1993, p. 290).

(13) Mikhaïl Na'ïmah [orthographié par erreur dans le livre : Mikhaïl No'aïma] (1889-1988), écrivain et critique libanais. A vécu en Ukraine de 1905 à 1911, puis aux États-Unis, de confession chrétienne.

(14) Amine Rayhani (1876-1940), écrivain libanais considéré comme lerayhani_couvrayhani_portrait père de la littérature du Mahjar (adab al-mahjar) produite par l'émigration arabe-américaine. Il est de confession chrétienne et s'exprima autant en anglais qu'en arabe. Rayhani fut l'une des voix du nationalisme arabe. Il écrivit un ouvrage sur  Ibn Séoud, fondateur de l'Arabie Séoudite (muluk al-‘arab, Le roi des Arabes) qui fut un succès. Cf. un site très complet : ameenrihani.org.

 

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liens

- Mostefa Lacheraf sur Dz Lit



Esprit_Lacheraf_1955
la revue Esprit de mars 1955 publie un article de
Mostefa Lacheraf intitulé "le patriotisme rural en Algérie"


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28 août 2006

À la mémoire de Pierre Vidal-Naquet, 1930-2006 (Gilbert Meynier)

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Pierre Vidal-Naquet, historien et dreyfusard

 

À la mémoire de

Pierre Vidal-Naquet (1930-2006)

Gilbert Meynier

 

 

Pierre Vidal-Naquet vient de nous quitter, victime d’une hémorragie cérébrale. Depuis plusieurs années déjà, il était souffrant. Atteint de douloureux lymphœdèmes aux jambes, il ne se mouvait plus que difficilement, non sans l’aide de Geneviève qui le guidait et le réconfortait. Je l’avais revu, déjà bien diminué127869 – physiquement, mais en aucun cas intellectuellement -, à Cambridge, lors d’un colloque organisé sur l’histoire de la guerre algéro-française de 1954-1962 au King’s College en novembre 2003, et nous avions encore dîné ensemble à Paris, avec Geneviève, à l’Amazigh, rue La Pérouse  [photo ci-contre], près d’un an plus tard en compagnie de Mohammed Harbi.

Mais lorsque je le priai d’être des nôtres au colloque d’histoire franco-algérienne que j’avais contribué à organiser à Lyon sous l’égide de l’École normale supérieure-Lettres et Sciences humaines, et qui se tint les 20, 21 et 22 juin derniers, il donna dans un premier temps un acquiescement de principe, avant de m’avertir début mai qu’il ne pourrait venir. Il avait accepté cependant qu’une équipe vidéo de l’ENS-LSH vienne à Paris enregistrer la communication qu’il PVN_vid_odevait faire sur l’affaire Audin, et que notre jeune collègue de l’ENS Frédéric Abecassis, spécialiste de l’histoire culturelle de l’Égypte contemporaine, lui pose quelques questions sur sa vision de l’histoire ; cela quelques semaines seulement avant qu’il nous quitte... Il fut ainsi, malgré tout, des nôtres, par l’image et par la voix. À le voir et à l’entendre sur l’écran du grand amphi de l’ENS, je compris alors à quel point il était mal.

V_rit__Libert_
   le bulletin Vérité-Liberté animé par Pierre Vidal-Naquet (1961)

Pour tous les gens de ma génération, comme pour ceux de la génération morale qu’il a incarnée, pour les plus jeunes aussi, il est irremplaçable. Pour ma part, je le connaissais de réputation bien avant de le rencontrer, de devenir son étudiant, puis son ami. Jeune militant anticolonialiste à l’UNEF au début desimage344 années soixante à Lyon, j’éprouvais estime et respect pour l’homme du Comité Audin, de Témoignages et Documents, puis de Vérités-Libertés, qu’il anima avec la fièvre démonstrative du véritable historien et agent des Lumières qu’il était : Pierre Vidal-Naquet se disait volontiers, et historien, et dreyfusard. Pour lui, ces deux qualités jointes constituaient presque un pléonasme. Il avait sans cesse à cœur de continuer les combats pour la vérité et la liberté qui avaient été poursuivis lors d’épisodes cruciaux, tels l’Affaire Dreyfus, de l’histoire de la France contemporaine. C’était aussi en tant que Français qu’il souffrait de voir bafoués le droit et la justice ; cela même si le combat qu’il entreprit contre la torture, et plus largement contre l’oppression coloniale, pendant la guerre de libération algérienne de 1954-1962, n’était pas à mon sens à relier aux seules valeurs françaises, mais plus amplement à des valeurs que je veux croire universelles : il y a plusieurs couleurs à l’arc-en-ciel mais il y a un seul ciel.

Pierre Vidal-Naquet était pour moi un emblème respecté lorsque, à 22 ans, je fis sa connaissance à la batimen1rentrée 1964, alors qu’il venait d’être nommé maître-assistant d’histoire grecque à l’université de Lyon [photo ci-contre]. À moi, chez qui les enseignants que j’avais jusque alors connus n’avaient pas réussi à susciter de vif intérêt pour cette matière, il la fit vraiment découvrir en en présentant un visage pour moi inaccoutumé – je venais de terminer mon diplôme d’études supérieures (aujourd’hui la maîtrise) en histoire médiévale et je préparais l’agrégation. Je me souviens en particulier d’une brillante synthèse de notre nouveau professeur sur le roi hellénistique – la période hellénistique était alors l’une des questions d’histoire ancienne au programme. Je n’ai pas connu Henri-Irénée Marrou, qui, lui aussi, s’était élevé contre la torture colonialiste, mais ce fut sur les conseils de Pierre Vidal-Naquet que je lus, notamment, sa magistrale Histoire de l’Éducation dans l’Antiquité, si riche d’enseignements, aujourd’hui encore, pour les gens qui veulent comprendre les sociétés méditerranéennes.

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Les relations que j’eus alors avec Pierre Vidal-Naquet ne furent pourtant pas sans frictions. Mais, outre notre grande connivence en matière d’engagements citoyens, ces frictions même renforcèrent les liens qui allaient bientôt nous unir. Depuis, je n’ai pas cessé d’être en relations avec lui : il était pour moi une de ces boussoles nécessaires à cette humaine vie, dont Manuel Vazquez Montalban a pu écrire qu’elle était comme les échelles des poulaillers : courte et pleine de merde. Mais des personnes comme Pierre faisaient qu’on pouvait parfois n’en pas désespérer.

Nous prîmes l’habitude de souvent nous téléphoner. Je lui demandais souvent conseil et nous échangions d’abondance sur tous les sujets qui nous tenaient à cœur. Il me fit l’amitié, en 1981, de préfacer mon livre L’Algérie révélée, de me donner son avis sur ce que j’écrivais, de longuement relire, en 2002, enfin, le manuscrit de mon Histoire intérieure du FLN. Ceci dit, nous n’étions pas toujours du même avis : ainsi, il ne désapprouva pas la guerre du Golfe de 1991 car il ne pouvait admettre la disparition d’un État – fût-il à l’origine une constructions artificielle coloniale comme le Koweit - suite à l’entreprise d’Anschluss de la dictature irakienne, quand je voyais pour ma part dans l’intervention militaire placée sous l’égide de l’ONU une manifestation primordiale de l’impérialisme. Il me dit pourtant après coup avoir cru s’être trompé.

En revanche, nous eûmes la même position pour nous élever contre l’intervention américaine en Irak de 2003 – hors ONU, celle-là. Nous partagions dans l’ensemble les mêmes manières de voir au sujet de la réalité coloniale de l’État d’Israël et sur la nécessité de rendre justice au peuple palestinien en créant pour lui un État digne de ce nom, de même que nous sentions bien que l’impérialisme incarné par Bush junior, engoncé dans le fondamentalisme protestant, avait pour symétrique réactionnel le fondamentalisme dit islamique, l’un et l’autre unis entre eux, comme aimait à le dire Jacques Berque, comme le sont les nénuphars par leurs racines. Nous étions, pareillement, à peu près d’accord pour considérer cet accord virtuel, dérivé des entretiens de Taba, dénommé «accord de Genève», sous les auspices originels de médiateurs suisses, sur lequel étaient parvenus fin 2003 à se mettre d’accord des responsables israéliens et palestiniens, réunis par cette définition élémentaire de la politique qu’on appelle parfois le compromis - upload_photo_upload000m503Yasser Abed Rabo et Yossi Belin [photo ci-contre] pour ne pas les nommer -, et dont il semble que plus personne aujourd’hui ne veuille entendre parler : leurs initiateurs respectifs ont été, chacun de leur côté, voués aux gémonies de la traîtrise – Samir Rantissi, un proche de Yasser Abed Rabo, a même été assassiné à Ramallah il y a un peu plus d’un an sans que cela ait été remarqué par la presse, ou par les militants d’un côté ou de l’autre. N’ont aujourd’hui la parole que ceux là même qui ne veulent entendre parler que de dénonciation et/ou d’affrontement.

Quelles que puissent être les divergences ou les sujets de controverse, l’accueil réservé par Geneviève et Pierre au visiteur, que ce soit à Paris dans l’appartement de la rue du Cherche-Midi, puis du boulevard de la Villette, que ce soit dans la maison familiale de Fayence, était toujours chaleureux et sans façons. L’affectueuse amitié de Pierre Vidal-Naquet était sans calculs, comme étaient sans calculs, aussi, les positions frontales et les formules bien senties à l’égard des humains et des idées qu’il honnissait.

Lui et moi partagions partiellement le même réseau de connaissances : Mohammedt_Harbi_Mohammed_en_couleur Harbi, Pierre Sorlin, Édouard Will… Personne ne présente plus Mohammed Harbi, le grand historien et militant anticonformiste algérien. Pierre Vidal-Naquet dit, dans ses mémoires que, début 1992, il fut en France, avec Mohammed Harbi, «l’un des rares intellectuels à condamner le principe de l’interruption des opérations électorales» en Algérie :  lesdits intellectuels,  tout démocrates qu’ils se proclamassent, préféreraient tout compte fait un coup d’état «laïque» sous l’égide des généraux algériens, à l’établissement de l’ «islamisme», fût-ce à la suite des premières élections libres à avoir été organisées en Algérie : «Le fait d’être dans cette bataille dans le même camp que Mohammed Harbi, admirable historien du FLN, [fut] pour moi une source de force. Si l’histoire ne sert pas à prendre parti dans le présent, on peut se demander à quoi elle sert.» (1) Pierre Sorlin, ancien condisciple de Pierre Vidal-Naquet, avait réussi l’agrégation la même année que lui, avant d’enseigner, lui aussi, à Lyon, puis à Vincennes, avant Saint Denis et la Sorbonne nouvelle, et d’être une des chevilles ouvrières des Cahiers de mai. On doit entre autres à Pierre Sorlin une synthèse, irremplacée à ce jour, sur la société française, (2) ainsi qu’une magistrale Sociologie du cinéma (3). Ce proche de Pierre Vidal-Naquet est aujourd’hui en grande partie ignoré du public français, cela au prorata du déferlement de tant de petits maîtres médiatiques (4).

Moins connu peut-être encore, mais lui aussi de rayonnement mondial, le regretté Édouard Will, le grand maître des études d’histoire grecque du dernier tiers du XXe siècle. Ce fut ce professeur de l’université de Nancy – il y fut mon collègue pendant plus de vingt ans- que Pierre Vidal-Naquet choisit pour diriger sa thèse sur travaux qu’il soutint dans la ville de Stanislas en janvier 1974, dans un jury présidé par l’archéologue Roland Martin, et qui comprenait aussi Claire Préaux, la savante belge [photo ci-contre] qui s’était fait connaîtrecp dès avant-guerre par son Économie royale des Lagides, et que Pierre appelait «la grande dame de la papyrologie.» Pierre m’avait alors confié que, à son sens, Édouard Will était le seul directeur de thèse qui lui ait paru envisageable. Pourtant, je sais qu’il y eut parfois des frictions entre le directeur de thèse et l’impétrant : Édouard Will était un homme sans concessions, un humaniste tendre, mais qui pouvait être caustique – paraphrasant Jules Ferry, Pierre a écrit de lui que «ses roses pouss(ai)ent en-dedans.» C’était surtout un grand savant dont la rigueur n’avait d’égal que la modestie – et c’était bien la raison pour laquelle les deux hommes s’étaient rejoints.

Mais je me suis parfois demandé s’il n’y avait pas eu, dans la rencontre, plus ou moins délibérément, une connivence en dreyfusisme, voire en cette mémoire traumatique inconsciente, commune aux juifs et aux protestants, si historiquement à l’œuvre, de livre_rl’Affaire Dreyfus à la France de Vichy. Édouard Will était issu de la HSP (Haute société protestante) de Mulhouse – qui avait été la patrie de son compatriote et coreligionnaire vice-président du Sénat Auguste Scheurer-Kestner - dreyfusard notoire. Et rappelons qu’un autre dreyfusard actif, le commandant Georges Picquart – qui finit général et ministre du premier ministère Clemenceau -, était strasbourgeois et, lui aussi protestant. N’y eut-il pas là de quoi confusément toucher la sensibilité d’un Pierre Vidal-Naquet, issu d’une notable famille de juifs du Pape – à laquelle avait appartenu le Carpentrassien sénateur Alfred Naquet, lequel fit voter au Sénat cette mémorable loi sur le divorce de 1884 qui lui valut la haine épaisse des milieux catholiques conservateurs ? Pierre Vidal-Naquet a pudiquement évoqué dans ses mémoires la tragédie familiale, qui l’a tant marqué, de la déportation et de l’assassinat de masse programmé dans ses camps par le système nazi, avec en France l’acquiescement du régime fantoche de Vichy – ses parents, Margot et Lucien, furent engloutis à Auschwitz en 1944. Pierre connut d’autres drames personnels, mais aussi la plénitude d’une vie familiale accomplie, entre Geneviève, leurs trois fils et leurs petits-enfants ; la plénitude aussi d’un accomplissement intellectuel.

 

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Je crois avoir lu la plus grande partie de ses productions et, à vrai dire, qu’il s’agisse de l’historien du présent et de l’anticolonialiste militant qu’il a été et est demeuré, ou qu’il s’agisse de l’analyste des sociétés 5894449_pet des mythes antiques, on retrouve chez lui les mêmes attentions, les mêmes scrupules, la même foi : chez lui l’historien et le militant, on l’a dit, ne furent qu’un, sans pour autant qu’il ait jamais été – loin de là- un historien militant au sens langue de bois du terme. Simplement, sa sensibilité ne pouvait que toucher les esprits libertaires de la libre histoire : qu’il s’agisse de son Chasseur noir (5), de son Enfant grec, le cru et le cuit – où l’on sentira la trace structuraliste -, de son Clisthène l’Athénien (6), réalisé en collaboration avec Pierre Lévêque , de son Mythe et tragédie en Grèce antique, conçu et rédigé avec Jean-Pierre Vernant (7), de Les Juifs, la Mémoire et le Présent (8) ou du Monde d’Homère (9) …, qu’il s’agisse enfin de ce livre qu’il porta si longtemps en lui, cette Atlantide. Petite histoire d’un mythe platonicien (10), qui suit le cheminement du mythe de l’Antiquité grecque aux délires contemporains – américains, allemands, italiens…-, paru juste un an et demi avant que Pierre nous quitte, je ne me crois guère autorisé à commenter, et ne puis même citer ici toutes ses productions.

J’avais lu, je crois, de Pierre, dès leur parution, tous les livrestorture_republique d’histoire immédiate qui me parlaient au premier chef, puisque l’Algérie en constitua si souvent le pivot : L’Affaire Audin (11), La Raison d’État (12), La Torture dans la République (13), Les Crimes de l’armée française (14), Face à la raison d’État (15), mais aussi, pour moi qui n’avais connu mai 1968 que de loin, puisque j’étais alors en poste à Oran, j’ai lu avec passion le Journal de la commune étudiante, écrit en collaboration avec Alain Schnapp (16), et dont Pierre Sorlin a préfacé la journal_commune__tudiantedeuxième édition (17), ainsi que Les Assassins de la mémoire (18), Le Trait empoisonné. Réflexion sur l’affaire Jean Moulin (19), et tout ce qu’il a écrit - dans le cadre de ses combats contre le négationnisme – sur Faurisson notamment. Sur ce terrain, nous avons, Pierre et moi, au moins un ami commun, Florent Brayard, qui fut mon étudiant à l’université de Nancy, avant de poursuivre, en France, aux Etats-Unis et en Allemagne, une recherche neuve sur le négationnisme, puis sur la «solution finale». Cela n’empêcha pas Pierre de dévoiler les accusations abusives de négationnisme de la lamentable affaire Videlier qui remua un temps les microcosmes universitaire et gauchiste lyonnais.

Car c’est aussi cela qui caractérisait Pierre Vidal-Naquet : l’intangibilité des principes, qui pouvait même 5892436_ps’appliquer à l’ennemi politique. Lui qui avait tant lutté contre la torture colonialiste n’hésita pas à dénoncer les mauvais traitements dont furent victimes des membres de l’OAS arrêtés et emprisonnés. Pierre était l’ennemi de toutes les bêtises, de tous les intégrismes, de toutes les langues de bois. Il a été de ceux qui m’ont alerté, voici bientôt deux ans, sur les dérives sectaires d’un certain anticolonialisme post bellum, donneur de leçons et manichéen, tel qu’il est exprimé dans le Coloniser, exterminer d’Olivier Le Cour-Grandmaison (20). Nous avons alors, Pierre et moi, cosigné sur ce sujet un article critique, qui fut publié dans Esprit en décembre 2005 (21). Et encore, chez Le Cour-Grandmaison, y avait-il une vraie sincérité, sincérité que l’on ne décèle pas toujours aujourd’hui dans les productions médiatiques ordinaires des entreprises de l’anticolonialisme de marché.

Et l’anticolonialiste vrai que restera pour l’histoire Pierre Vidal-Naquet a très tôt été, aussi, un observateur sans illusion de la bureaucratie militaire qui a étendu son emprise autoritaire sur l’Algérie indépendante, parfois sous le vernis de fragiles fusibles civils. La condamnation sans appel du régime d’oppression et d’injustice que l’Algérie avait subi sous le régime colonial n’empêche en effet en rien de dire sereinement, sans acrimonie, mais fermement, ce qu’il en est du régime sui generis qui la régit depuis près d’un demi-siècle. Bien au contraire : ni l’agressivité ni le culpabilisme ne sont de bonnes boussoles pour l’historien. Et, ajoutera-t-on, sans doute pas davantage pour le politique. Au jour d’aujourd’hui, ce n’est pas réhabiliter l’épaisseur des ténèbres de la Chine traditionnelle que d’affirmer que le livre de Jung Chang et de Jon Halliday (22) consacré à l’énorme, et sans précédent système de terreur de Mao Tsé Toung, est un grand livre d’histoire.

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Pour terminer je ne puis résister à relater cette anecdote dont Pierre Vidal-Naquet m’a fait part : invité à Alger au dixième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, il s’est trouvé être voisin à la tribune d’Ali Zamoum. Ce fils d’instituteur kabyle, et frère puîné du commandant Salah, qui dirigea en 1959-60 la wilâya 4 (Algérois), avait été ce militant nationaliste algérien qui avait tiré à la ronéo dans son village de Ighil Imoula, le texte de la proclamation du FLN du 1er novembre 1954. Croyant remarquer que les salves tirées pendant la cérémonie faisaient tressaillir tels hauts galonnés entourant le colonel Boumediene, Ali lançant à la cantonnade à Pierre : «Il faut les comprendre, c’est la première fois qu’ils entendent parler la poudre !» C’est que le noyau dur de la substance même du pouvoir algérien était constitué des DAF («déserteurs de l’armée française»), ces «déserteurs par avion» qui, pour la plupart, quittèrent leur affectation d’Allemagne pour gagner Tunis en avion, surtout à partir de 1958 (23) ; et ils ne participèrent pour la plupart à aucun combat. Faut-il ajouter que, si Ali Zamoum fut un temps préfet de Tizi-Ouzou et directeur de la formation professionnelle au Ministère du Travail, il ne fit jamais partie de l’appareil… (24)

Par ses engagements sans concession, par sa rectitude, par son humour aussi, Pierre Vidal-Naquet nous manque déjà. Nous devons être nombreux à être désorientés. Que Geneviève, leurs enfants et petits-enfants sachent combien l’auteur de ces lignes, et plus largement l’équipe de Confluences Méditerranée*, prennent part à sa peine et lui adressent leur salut plein de respectueuse affection.

Gilbert Meynier

 

 

1 - Pierre Vidal-Naquet, Mémoires 2, Le Trouble et la lumière, 1955-1998, Paris, Seuil/La Découverte, 1998, p. 356.
2 - La Société française,  tome 1 : de 1840 à 1914 ; t. 2 : de 1914 à 1968, Paris, Arthaud, 1969.
3 - Paris, Aubier-Montaigne, 1977.
4 - Sans doute plus connu aux Etats-Unis et en Italie qu’en France, il écrit maintenant beaucoup en anglais et en italien –il est en train d’achever une synthèse sur l’histoire de l’audiovisuel en Italie.
5 - Paris, Maspero, 1981, réédit. La Découverte, 2005.
6 - Paris, Les Belles Lettres, 1964, réédit. Macula, 1983 et 1992.
7 - Paris, Maspero, 1972 ; réédit. La Découverte, 2004, 2005.
8 - Paris, La Découverte, 1991, réédit. Seuil, 1995.
9 - Paris, Perrin, 2000.
10 - Paris, Les Belles Lettres,  2005. Bien que non spécialiste, je me suis permis, en amateur, d’en faire un compte-rendu pour Confluences Méditerranée.
11 - Paris, Éditions de Minuit, 1958, réédit. et augmentée, Minuit, 1989.
12 - Paris, Éditions de Minuit, 1962, réédit. La Découverte, 2002.
13 - Paris, Éditions de Minuit, 1972, réédit. : Maspero, 1975 ; La Découverte, 1983 ; Éditions de Minuit, 1998.
14 - Paris, Maspero, 1975, réédit. La Découverte, 2001.
15 - Paris, La Découverte, 1989.
16 - Paris, Le Seuil, 1969.
17 - Paris, Le Seuil, 1988.
18 - Paris, La Découverte, 1987, réédit. Le Seuil, 1995.
19 - Paris, La Découverte, 1993, réédit. 2002.
20 - Paris, Fayard, 2005.
21 -  Coloniser, exterminer : de vérités bonnes à dire à l’art de la simplification idéologique, p. 162-177.
22 - Mao, Paris, Gallimard (coll. Biographies), 2006.

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* cet article doit paraître dans la revue Confluences Méditerranée que nous remercions de nous avoir autorisé la co-publication de l'article de Gilbert Meynier.

 

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- hommage à Pierre Vidal-Naquet sur le blog du Département d'histoire de l'université Paris VIII/Saint-Denis

 

- Quelques indications biographiques et bibliographiques relatives à Pierre Vidal-Naquet, par Taos Aït Si Slimane

 


 

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