Mohammed Harbi : «Il y a une régression culturelle immense en Algérie, on n’imagine pas l’ampleur du désastre»
Mohammed Harbi :
«Il y a une régression culturelle immense en Algérie,
on n’imagine pas l’ampleur du désastre»
Mohammed Harbi, considéré comme le plus grand historien algérien, livre au journal Le Monde son analyse sur la situation politique de son pays.
Propos recueillis par Christophe Ayad
Publié le 06 décembre 2019
86 ans, Mohammed Harbi est le plus célèbre historien algérien. Né près de Skikda dans une famille de propriétaires terriens, il vit à Paris depuis 1973, où il publie Aux origines du FLN. Le populisme révolutionnaire en Algérie (Christian Bourgois, 1975), premier ouvrage critique décrivant de l’intérieur le fonctionnement du parti-État. Un livre nourri par ses années de militantisme pendant la guerre (1954-1962) puis sous la présidence Ben Bella (1963-1965), lors desquelles il a exercé de hautes responsabilités avant d’être emprisonné puis assigné à résidence pendant près de huit ans.
De nombreux autres ouvrages traitant de divers aspects de la révolution algérienne ont suivi. En 2001, Mohammed Harbi, qui se présente comme «non-croyant, non-pratiquant et marxiste libertaire», a publié le premier tome de ses Mémoires, Une vie debout (La Découverte). Ses difficultés à lire, dues à une maladie des yeux, ont retardé la rédaction de la suite. Mais il continue à suivre attentivement l’actualité algérienne et à recevoir collègues et amis. «Je suis moralement au service de l’Algérie, dit-il. Mais je l’ai perdue et j’ai perdu son peuple. Ce ne sont plus les mêmes.»
- Dans quelles conditions rejoignez-vous le FLN avant le déclenchement de la guerre d’Algérie le 1er novembre 1954 ?
Je m’étais engagé avec le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) de Messali Hadj dès 1948. Presque toute ma famille, qui avait fait le choix de « l’accommodement » [avec les autorités coloniales], était contre moi, et mon grand-oncle était vice-président de l’Assemblée algérienne. J’ai entraîné mes deux frères dans la politique. Quand j’ai échoué au baccalauréat – à cause de mes activités politiques, d’après mon père –, on m’a envoyé à Paris. J’y ai rencontré des Marocains, des Tunisiens.
J’ai été très vite absorbé par l’activisme avec l’Association des étudiants musulmans d’Afrique du Nord, dont j’ai rejoint le bureau. Le grand problème de l’époque, c’était la scission au sein du MTLD entre le comité central et le président du parti, Messali Hadj. Ce dernier accusait le comité central de dérive réformiste. La crise a éclaté en France en décembre 1953, puis s’est étendue en Algérie. Messali a demandé les pleins pouvoirs. Ensuite, les messalistes ont envoyé aux étudiants un commando violent. Enfin, ils ont commencé à lancer des slogans religieux. Pleins pouvoirs, islam et bagarres ? Pas question pour moi. Le comité central, pour essayer de doublerMessali, a créé un «comité révolutionnaire pour l’unité et l’action», dont l’idée était de refaire l’unité dans la lutte. C’est de là qu’est sortie l’équipe dirigeante du FLN. Moi aussi, j’étais pour la lutte armée.
- Y avait-il un consensus sur le déclenchement de la guerre ?
Les messalistes n’étaient pas d’accord pour lancer la lutte armée dans ces conditions. Messali avait trois objectifs : mobiliser le peuple, internationaliser la question algérienne et former des cadres militaires qui reviendraient en Algérie sous l’autorité des politiques. Pour lui, il fallait s’appuyer sur le peuple plutôt que donner le pouvoir à ceux qui avaient les armes.
La conséquence a été la guerre civile entre messalistes et FLN. Le FLN a gagné. Mais toute la guerre n’a été qu’une interminable lutte de factions. Je n’ai jamais pensé que le FLN tiendrait jusqu’au bout et ne se diviserait pas. C’est la France qui nous a tenus ensemble, jusqu’à l’indépendance. Ces guerres intestines ont causé des dégâts incommensurables et donné le pouvoir à ceux qui avaient les armes.
Le FLN n’a jamais été un parti, c’était une organisation armée. Les dirigeants emprisonnés ont été pris dans les luttes intestines du dehors. Et ceux qui étaient dehors étaient des militaires. On a eu l’indépendance, mais on est sorti d’une crise pour entrer dans une autre. La militarisation de la société s’est faite à travers ces crises. Et la crise qui a lieu en ce moment n’est qu’une étape de plus. Si on était restés unis, les choses se seraient peut-être passées autrement.
- De quand date votre divorce avec le FLN ?
Dès 1956, j’ai réalisé qu’il n’avait pas de stratégie de longue durée. Mais j’ai d’abord rompu sur la question du messalisme et de l’attitude à l’égard de la gauche. J’étais contre la guerre civile entre Algériens. C’est quelque chose que je n’ai pas admis. Ensuite, il y avait la question de la lutte armée en France : j’y étais opposé. On a caché aux militants que tous les responsables emprisonnés à la Santé et à Fresnes étaient contre, eux aussi. Ils disaient : «Attention ! ça peut être très grave pour l’immigration et pour nous.» Enfin, je m’opposais aux attentats à l’extérieur de la France, dans les pays où nous avions des amis, l’Allemagne, la Belgique, l’Italie, la Suisse. Enfermer la lutte dans un cadre purement militaire, c’est tout ce qu’on veut sauf une révolution.
- Quelle est la conséquence à long terme de la guerre avec les messalistes ?
Les messalistes et les communistes étaient les deux seules forces capables de générer une gauche. La bataille à gauche, nous l’avons perdue avant l’indépendance. Le bon grain a été lessivé pendant la guerre.
- Pendant la guerre, avez-vous senti l’opinion française basculer en faveur de l’indépendance ou de l’arrêt de la guerre ?
Il y a eu un moment très bref, à l’occasion des élections de janvier 1956, qui ont amené Pierre Mendès France et Guy Mollet à s’allier et à gagner, pendant lequel la France a infléchi sa politique. Mais le parti colonial était très fort, il a repris la main. Les partisans de la guerre ont utilisé les oppositions internes, la guerre entre le FLN et le MNA [successeur du MTLD après 1954], etc. Ils ne voulaient pas discuter de quoi que ce soit. À partir du moment où on était en guerre, le pouvoir a été pris par les forces nationalistes. Et la principale force nationaliste en France, c’est l’armée.
- On dit souvent que l’indépendance a été volée à l’été 1962 par l’«armée de l’extérieur» aux groupes armés de l’intérieur. Partagez-vous cette analyse ?
Ce n’est pas sérieux, ça n’a pas de sens. L’intérieur n’était pas ce qu’on voulait dire, et l’extérieur n’était pas seulement l’extérieur, c’était aussi les forces de l’intérieur bloquées hors du pays. Ils venaient du même milieu social et avaient la même vision des choses. Ceux qui avaient les armes, à l’intérieur comme à l’extérieur, estimaient que l’Algérie était à eux. Ils la voyaient comme un butin. Le vol de l’indépendance, ce n’est pas le fait de l’armée de l’extérieur, mais celui des hommes en armes qui dérobent le pays à ses habitants. Ils ont enlevé l’indépendance et la souveraineté au peuple algérien.
Dès le début, Ben Bella marchait sur des œufs. J’ai assisté à la composition du comité central par Ben Bella et Boumediene. À un moment donné, Boumediene a pris le stylo et rayé deux noms pour les remplacer par des proches. J’ai tiqué, mais je n’ai pas osé parler. Ben Bella n’a pas dit un mot. Boumediene s’est tourné vers moi, et il m’a dit : «Mohammed, ne t’occupe pas des choses des grandes personnes !» Ben Bella a laissé faire les militaires. En plus, l’opposition [de l’intérieur du FLN, dont Aït Ahmed] y a contribué en allumant des incendies qui ont donné la possibilité à l’armée de prendre les choses en main. Enfin, tous les intellectuels qui attendaient un poste ou une position ont rallié Boumediene.
- Pourquoi les jeunes manifestants du Hirak, le mouvement social en cours en Algérie, parlent aujourd’hui d’une nouvelle indépendance ?
Parce qu’on la leur a prise. Ils n’ont pas été indépendants. Ils pensent qu’à la domination française s’est substituée une domination de l’armée algérienne. Cela a débuté dès 1962. Quand les gens ont vu que les promesses du FLN n’étaient pas tenues, ils ont commencé à dire : «Comme si la France n’était pas partie.» Même s’il ne correspond pas à ma vision des choses, le «hirak» fait preuve d’une créativité, d’un dynamisme – y compris dans la destruction – que j’admire, ainsi qu’une intelligence populaire vis-à-vis de celui qui a le pouvoir. Même si les choses ne tournent pas comme ils le souhaitent, il y a dans cette vitalité les germes d’une recomposition.
- Dans quel état était le pays à l’indépendance ? A-t-on fait table rase du legs colonial, y compris de ce qui fonctionnait ?
Cela a été mal géré, mal utilisé. En 1962, notre potentiel était faible. Une partie de ceux qui avaient fait l’apprentissage d’une société civile sont partis. Une autre partie s’est démarquée du «benbellisme» (Ferhat Abbas, Aït Ahmed, Boudiaf, Benkhedda) et s’est mise en retrait. En fait, tout était détraqué. Le monde rural était désaxé. Il n’avait plus de véritable rapport à la terre. Le principal problème, pour moi, était l’autogestion et la reconstitution de la paysannerie.
- Vous avez passé trois années, de 1962 à 1965, dans le cœur du pouvoir. Que retirez-vous de cette expérience ? Pensiez-vous pouvoir changer les choses de l’intérieur ?
Le FLN occupait tout le terrain. S’y opposer, ce n’était pas aller en prison, mais risquer sa peau. Il était possible d’acquérir des positions productrices d’autres situations. Parfois, on gagnait du terrain, avec l’illusion que ça pouvait s’étendre. Mais ça ne s’est jamais étendu. À partir de décembre 1964, je n’y ai plu cru. J’en retire un sentiment d’échec. On n’avait pas de prise sur les décisions. Sur l’autogestion, tous les projets qu’on a présentés ont été rejetés ou pas appliqués. Je l’ai dit à Ben Bella. Il y avait deux manières d’envisager le pouvoir : soit essayer de le reconstruire par le bas, et alors il fallait être sérieux et prendre des gens convaincus ; soit continuer à rafistoler l’État colonial, comme c’était le cas, et gérer la substitution. Mais la substitution, évidemment, ne touchait pas les travailleurs.
- Vous décrivez Ahmed Ben Bella comme un homme religieux et conservateur.
Conservateur et religieux, c’est sûr. Un jour, il m’a dit : «Si ça ne tenait qu’à moi, j’ajouterais un “m”, pour “musulmans”, à l’UGTA [Union générale des travailleurs algériens].» Mais Nasser, qui était en guerre contre les Frères musulmans, s’y opposait. Le nationalisme arabo-islamique de Ben Bella ne tenait pas compte du peuplement de l’Algérie, ni des Européens, ni des juifs non français du Sahara. Agir de la sorte, c’était mettre les autres au pied du mur. Et, en définitive, les pousser à partir.
- Et Houari Boumediene, comment le définir ?
C’est un étatiste avec des emprunts au modèle stalinien. Mais il n’est pas religieux à la manière de Ben Bella. Il a cru dans l’expérience économique [socialiste] de l’Algérie. Je n’ai pas de respect pour lui, mais je pense qu’il était beaucoup plus lucide que ses successeurs sur les difficultés qui attendaient le pays.
- De 1965 à 1973, vous êtes en prison puis en résidence surveillée. Comment avez-vous vécu cette période ?
Quand j’ai été arrêté, le 9 août 1965, ce n’est pas moi que l’on cherchait. Mais les putschistes ont essayé de m’enrôler à plusieurs reprises. Boumediene [devenu président de la République suite à un coup d’État en juin] a demandé à me voir. J’ai refusé. On m’a proposé une ambassade, un ministère. J’ai répondu : «Je n’ai rien à faire avec vous, vous avez pris le pouvoir, vous avez un programme, je n’y ai pas participé.» Ils ont torturé atrocement certains camarades, mais pas moi. Au début, on a souvent été déplacés, au pénitencier de Lambèse, à l’hôpital d’Annaba, dans un ancien centre de torture des Français, à la Villa Bengana à Alger, dont on a dû partir pour céder la place à Moïse Tshombé [ancien président du Katanga], puis au centre de police de Châteauneuf. En 1969, ils ont décidé de nous placer en résidence surveillée libre. J’ai été envoyé à Adrar, puis à Timimoun, dans le Sahara. À partir de 1971, j’ai pu être à Skikda, pas loin de chez moi.
- Racontez-nous votre évasion en avril 1973...
Tout était organisé depuis la France. Des copains sont venus avec des voitures louées en Tunisie. Nous sommes sortis avec des passeports turcs récupérés dans les camps palestiniens de Beyrouth. Nous avons rejoint Tunis, puis Genève. Annette Roger – de son vrai nom Anne Beaumanoir – nous a fait traverser la frontière vers la France.
- Comment avez-vous été accueillis par les autorités françaises ?
On nous a dit : vous avez l’asile mais pas politique, voici des cartes de travail mais tenez-vous tranquilles. Je dois reconnaître qu’on ne nous a jamais appelés pour nous reprocher quoi que ce soit. Nos communiqués étaient sourcés de Rome ou de Bruxelles [pour ne pas embarrasser Paris]. J’ai vite abandonné l’idée de créer une organisation quand il m’est apparu que la Sécurité algérienne avait envahi l’espace français. Je n’ai pas renoncé à la politique pour autant. Est-ce qu’avoir été militant, cela a été un atout ou un handicap pour l’historien que vous êtes devenu ? Pour la compréhension des choses, incontestablement un atout. Le marxisme m’a donné les outils pour appréhender mon expérience militante avec recul. Mais je ne lui reconnaissais aucun privilège exclusif dans l’approche du politique.
- Parmi les auteurs français, qui a le mieux compris l’Algérie ? Bourdieu, Camus, d’autres ?
Bourdieu, son livre sur les travailleurs algériens est une référence, même s’il a bénéficié pour le faire de l’aide des services spéciaux. Mais il n’était pas à leur service. Ceux qui ont bien compris l’Algérie, parce qu’ils se situaient dans une perspective de changement total, ce sont les gens de Socialisme ou barbarie, avec Claude Lefort, Cornelius Castoriadis, Jean-François Lyotard et Pierre Souyri. Les africanistes m’ont aussi beaucoup aidé à comprendre la complexité du politique. Le pouvoir algérien a longtemps instrumentalisé l’histoire pour se légitimer.
- Est-ce qu’une historiographie débarrassée de l’idéologie est possible aujourd’hui en Algérie ?
Ce pouvoir n’a jamais cessé d’invoquer ses blessures sans jamais considérer celles des autres, y compris celles des victimes de la guerre civile ou des purges. Aujourd’hui, personne, parmi les candidats au pouvoir, n’en parle pour n’avoir aucun compte à rendre sur le saccage et la prédation qui ont régné depuis l’indépendance.
Il y a une régression culturelle immense en Algérie, on n’imagine pas l’ampleur du désastre. On a tué l’intelligentsia. Il n’y a pas de débat intellectuel possible. Par exemple, dans la presse, les «intellectuels» tirent leur position de la «révolution». Ils n’osent pas la mettre en cause d’une manière critique. À l’université, c’est pire encore. Et l’islamisme a aggravé les choses. Dans la jeune génération d’historiens, il y a une dizaine d’universitaires de grande classe, mais ils sont surtout à l’étranger.
- La diaspora peut-elle jouer un rôle moteur dans l’avenir de l’Algérie ?
Oui, mais cela prendra du temps. Au Canada et aux États-Unis, il y a des jeunes qui s’engagent. En France, c’est moins le cas, car il y a toujours une peur de trahir son pays. Ceux qui ont émigré se voient reprocher d’avoir fui. L’autochtonie est devenue une condition sine qua non pour parler du pays. Les émigrés, lorsqu’ils critiquent l’Algérie, sont disqualifiés comme Algériens.
- Est-ce que la société algérienne est aussi obsédée par la colonisation et la guerre que ses dirigeants ?
Non, je ne crois pas. Les gens rejettent ce discours officiel, mais l’idéologie nationaliste imprègne toujours leur comportement : ils ressortent un tas d’effigies de la bataille d’Alger.
- La révolution algérienne était-elle laïque ?
Pas du tout, c’est une révolution religieuse par beaucoup d’aspects. Et les éléments venant de la gauche y ont contribué. Qui a remplacé le titre du journal Résistance par El-Mouhjahid ? C’est Abane Ramdane [l’un des principaux dirigeants politiques du FLN], qui croyait que ça donnerait plus de combativité aux gens. Il ne se rendait pas compte. Mais ce qui est en jeu, ce n’est pas tant la religion que le patriarcat. Nous ne sommes pas sortis du patriarcat. Même en Kabylie, il est plus facile de brandir le mot d’ordre de la laïcité que de l’assumer dans la lutte contre le patriarcat et pour l’égalité des femmes.
- Comment expliquez-vous la force de la popularité soudaine du Front islamique du salut (FIS) au tournant des années 1980-1990 et la persistance de l’islamisme ?
Le fond de l’islam algérien, c’était une certaine piété, une aménité des rapports sociaux. L’islam politique a été importé en Algérie. Il a tiré sa force du rejet du FLN. Je suis allé voir les élections en 1991. Cela m’a fait penser au surgissement brutal du MTLD en 1946-1948. La présence des Français, à l’époque, a empêché les contradictions internes de dégénérer en guerre civile. Le jour des élections, en décembre 1991, j’étais à Annaba : les gens allaient se purifier au bain maure avant de voter. J’ai vu des gens pleurer. Ce caractère émotionnel, le FIS l’avait arraché au FLN.
- Et si on avait laissé le FIS gagner ?
Ça aurait été une défaite de la démocratie et de la pensée. Mais je ne suis pas sûr que la voie suivie était la meilleure parce que, quand on sort de la politique, on transforme les gens en activistes : il n’y a plus que le fusil qui parle. En tout cas, ceux qui ont géré la crise sont responsables de la suite. Les militaires voulaient y aller de toute façon, ils avaient choisi la confrontation. Ils s’étaient déjà débarrassés de ce qui restait d’un peu socialiste en forçant Chadli [président de 1979 à 1992] à démissionner. Une fois la guerre contre le FIS gagnée, ils ont pu acheter les islamistes. Mais, pour cela, ils ont saccagé le pays, démantelé l’État et ouvert la porte à tous les appétits.