La gauche et la «race» : ambivalences et connivence, par Manuel Boucher (FigaroVox)
La gauche et la «race» :
ambivalences et connivences
par Manuel Boucher (FigaroVox)
Alors que le concept de «race» fait un retour régulier sur la scène publique, une partie de la gauche est dans le déni face aux mutations du racisme et de l'antisémitisme. En effet, au sein de ces mutations, des minorités actives identitaristes affirmant des mémoires indigènes et décoloniales, par réaction, conviction et stratégie, jouent un rôle majeur et participent, parallèlement aux identitaires nationalistes, aux fermetures des frontières ethniques et à la racisation des rapports sociaux et politiques.
Or, devant ces mobilisations indigénistes, la gauche est ambivalente : comment est-il possible que des mouvements et des organisations progressistes de gauche défilent derrière des organisations dites «postcoloniales» alors que celles-ci crient des slogans aux relents racistes, antisémites et séparatistes ?
Comment est-il possible que des syndicats, mouvements et partis de gauche traditionnellement engagés dans des combats émancipateurs, humanistes et anticléricaux puissent défiler aux côtés de groupes affirmant des alliances avec des mouvements islamistes défendant, au nom de la lutte contre l'islamophobie, le port du voile islamique ou du voile intégral alors que ces vêtements sont imposés aux femmes dans plusieurs pays musulmans où règnent des dictatures théologiques ?
Comment est-il possible qu'une partie de la gauche accepte, voire reprenne à son compte un vocabulaire racialiste, raciste et culturaliste, celui de la distinction entre «Blancs», «Noirs» et «Musulmans» contraire aux idées humanistes et universalistes au cœur des combats de la gauche pour la défense des Droits de l'Homme ?
Ces identitaristes décoloniaux rompent ainsi avec la tradition de la gauche anticléricale et s'opposent au modèle laïc républicain.
une gauche culturelle bien-pensante, moraliste, culpabilisatrice
et bourgeoise a supplanté une gauche populaire et sociale
Cette ambivalence de la gauche s'inscrit dans un contexte : celui la fin de la société industrielle, du déclin de la classe ouvrière et de sa conscience de classe. C'est désormais une gauche culturelle bien-pensante, moraliste, culpabilisatrice et bourgeoise qui a supplanté une gauche populaire et sociale. À gauche, ce n'est donc plus l'«égalité» liée aux droits sociaux qui est au centre des débats et des combats collectifs mais la reconnaissance de la «différence» et des particularismes associée aux droits culturels et aux revendications communautaires. La société française, à l'instar du monde anglo-saxon au cours des années 1990, voit apparaître une gauche qui parle, non plus au nom de tous les prolétaires, opprimés et «damnés de la terre», mais au nom des mémoires et des traditions des minorités et des groupes subalternes.
Par conséquent, la fonction tribunitienne autrefois occupée par la gauche, notamment par la gauche communiste, consistant à défendre les classes populaires contre les classes dirigeantes capitalistes est aujourd'hui disputée par l'extrême droite. Pour lutter contre les effets néfastes de la mondialisation, notamment l'insécurité sociale, la gauche est délégitimée au profit des populistes des «droites nationalistes» qui promettent de construire des barrières et des murs protectionnistes pour défendre les populations modestes et insécurisées autochtones, des excès de la mondialisation et de l'immigration.
Parallèlement au développement d'une extrême droite identitariste de plus en plus écoutée et reconnue par les milieux populaires, sur fond de déploiement des politiques et des idées néolibérales, de délitement de l'État social, de remise en question du projet républicain d'intégration, de développement de quartiers urbains de relégation ghettoïsés d'un point de vue socioethnique, de nouveaux militants «antiracistes» et «décoloniaux» forment une «bourgeoisie ethnique».
Ces militants, souvent issus de la gauche ou fréquentant des organisations de gauche, s'auto-proclament être les représentants des populations immigrées ou d'origine étrangère dont beaucoup vivent dans les banlieues paupérisées des villes. Tout en dénonçant, à juste titre, les discriminations subies par les habitants ethnicisés des quartiers ségrégués et ghettoïsés, ces militants participent à la coproduction de la racisation des rapports sociaux. Ces identitaristes décoloniaux rompent ainsi avec la tradition de la gauche anticléricale et s'opposent au modèle laïc républicain accusé de produire du racisme et de l'islamopobie. Dans cette optique, ils plébiscitent, à l'instar des élites libérales qui louent la diversité pour dépolitiser la question sociale, le multiculturalisme américain qui, selon eux, donnerait plus de pouvoir aux «minorités raciales». Dans la pratique, ces minorités actives, bien que très critiques à l'encontre de la gauche qu'ils qualifient de «gauche blanche» accusée de paternalisme et de maintenir un «impensé colonial», ont une grande influence alors que ces nouveaux militants de «l'antiracisme politique et décolonial» affirment la remise en cause des valeurs émancipatrices, solidaristes et humanistes.
les décoloniaux : dans une logique d'«auto-apartheid»
Au cœur de ce courant décolonial on sent l'influence pesante du «Parti des Indigènes de la République» (PIR).
Ces militants se définissent comme des activistes «racisés», c'est-à-dire des personnes originaires de pays anciennement colonisés qui dénoncent le «privilège blanc», les discriminations et le racisme structurel d'État dont ils seraient les premières victimes. Au-delà de cette dénonciation, ils en appellent également, quitte à renforcer les frontières ethno-raciales, à l'auto-organisation des racisés, voire à la non-mixité raciale dans certaines luttes.
S'opposant à l'antiracisme universaliste qui représenterait l'expression d'une posture morale et hypocrite, les décoloniaux désignent l'État comme étant le premier producteur de rapports de domination et de racisme systémique. Pour ces activistes, face à la «mécanique raciste» de l'État, seul un «Nous», celui des «indigènes» ex-colonisés opposé à un «Eux», celui des «Blancs» ex-colonisateurs, peut s'opposer à des pratiques discriminatoires routinières inscrites dans les têtes et les corps. Pour combattre la discrimination ethnoraciale des ex-colonisés, les décoloniaux s'inscrivent dans une logique d'«auto-apartheid».
Au cœur de ce courant décolonial on sent l'influence pesante du «Parti des Indigènes de la République» (PIR) qui, bien qu'il ne représente pas à lui seul le courant auto-proclamé de l'«antiracisme politique» en lutte contre le «racisme structurel d'État», notamment en raison de la médiatisation des provocations de sa leader, Houria Bouteldja, de son activisme et de sa production théorique, est néanmoins omniprésent dans les mobilisations des mouvements luttant contre «l'oppression postcoloniale». Pourtant, derrière la radicalité des propos des «(anti)-racistes politiques» se dessine un projet de société haineux, anti-humaniste, anti-universaliste et racialiste en rupture avec les valeurs fondamentales de la gauche.
Dans ce contexte, l'un des enjeux majeurs de la «gauche authentique», c'est-à-dire une gauche soucieuse de faire vivre ses valeurs de liberté, de justice, d'égalité, de solidarité et d'humanité est au moins de s'accorder sur un point : aucune alliance avec les organisations qui prônent des idées et mettent en œuvre des pratiques de division raciale et culturelle. Le devoir de la gauche n'est pas de soutenir des activistes fascisants, ni même de les regarder avec une certaine bienveillance parce qu'ils autoproclament agir au nom des opprimés et ex-colonisés mais de démasquer toutes les nouvelles formes d'autoritarisme.
À l'instar de la période du Front populaire où, dépassant leurs différences, toutes les forces de gauche se sont rassemblées pour combattre le fascisme, aujourd'hui, dans un autre contexte, celui-ci de la globalisation, il est temps que les gauches se réunissent à nouveau pour combattre tous les fascismes et les antimouvements identitaristes. Il est urgent, en effet, de faire vivre les luttes, les combats et les idéaux de la gauche face aux dominations en pratiquant un universalisme concret basé, d'une part, sur une action sociale et politique égalitariste, émancipatrice et laïque au service d'individus-citoyens libres et, d'autre part, sur une politique économique intrinsèquement redistributrice au service de la justice sociale et d'un projet solidariste.
Manuel Boucher
professeur de sociologie à l'univesité de Pau
auteur de La gauche et la race. Réflexions sur les marches de la dignité
et les antimouvements décoloniaux,
L'Harmattan, novembre 2018
FigaoVox, 26 décembre 2018