le livre de Guy Pervillé sur les Accords d'Évian
par Gregor MATHIAS
Guy Pervillé, Les accords d’Évian (1962). Succès ou échec de la réconciliation franco-algérienne (1954-2012), A. Colin, collection U, 2012, 288 pages.
Les accords d’Évian ont souvent été vus comme scellant définitivement 132 ans de présence coloniale en Algérie et terminant huit années de guerre. Or, pour l’historien Guy Pervillé, les accords d’Évian ne sont pas uniquement un point d’arrivée, mais sont surtout le début d’un nouveau départ entre le nouvel État et la France. Les nouvelles relations franco-algériennes représentent d’ailleurs la partie la plus importante de l’ouvrage.
Après avoir évoqué la genèse de l’idée de nation algérienne, Guy Pervillé rappelle que les autorités françaises de la IVe République et le FLN n’ont jamais abandonné l’idée de négocier dès janvier 1956. Interrompues avec les événements de mai 1958 et l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle, les négociations reprennent à partir de décembre 1959.
Les accords d’Évian, «un bien étrange document» (R. Buron)
Si la plupart des commentateurs se sont focalisés sur le non-respect des accords concernant le cessez-le-feu, le sort des supplétifs et les Européens d’Algérie, Guy Pervillé nous rappelle que les 93 pages des accords d’Évian, signés le 18 mars 1962, «[sont] «un bien étranger document» [expression de R. Buron, un des négociateurs français], qui combinaient un accord de cessez-le-feu entre deux forces armées, (…), un accord politique (…) prévoyant d’acheminer par étapes le territoire français d’Algérie au statut d’État indépendant, et enfin un projet de traité entre deux États».
Guy Pervillé évoque les divergences entre le GPRA et les représentants français : la trêve demandée par la France comme préalable aux négociations, la représentativité exclusive des Algériens par le GPRA, le statut des Européens incompatible en contradiction avec l’unité du peuple algérien, le problème du Sahara, territoire intégré ou non à l’Algérie et les bases militaires françaises à Mers-el-Kébir et au Sahara.
Les réactions de la presse aux accords d’Évian sont évoquées allant des éditoriaux de la presse de Nation française parlant «d’un cessez-le-feu qui aggrave la guerre» et la constitution «d’un dispositif guerrier où l’ennemi à battre, est constitué par un million d’Européen et deux millions de musulmans consciemment fidèles» à L’Humanité réclamant désormais «l’épuration des éléments fascistes de l’armée, de la police, de la justice et de la haute administration».
Des accords mal respectés par les deux parties
L’ouvrage consacre toute une partie à la difficile application des accords d’Évian. L’OAS sabota les accords en multipliant les attentats contre les Musulmans et les forces de l’ordre. Le FLN «contourne» les accords d’Évian : si l’armée française perd 58 soldats dans des combats avec l’OAS, 32 pertes sont dues aux combats avec l’ALN dans les deux premiers mois du cessez-le-feu. De plus, l’ALN enlève 93 militaires et plus de 1 000 civils entre le 19 mars et le 2 juillet sans compter les massacres d’Européens à Oran.
Les attentats du FLN ne cessent pas, puisque 380 attentats répondent aux attentats de l’OAS. Les anciens supplétifs et les élus sont victimes de représailles, contrairement aux déclarations de garanties des personnes. Le gouvernement français estime que l’exode des Français d’Algérie ne dépassera pas les 100 000 personnes par an pendant quatre ans. Cette estimation sera bien loin de la réalité, puisqu’en mai 1962, ce chiffre était déjà atteint…
La France, elle aussi, n’a pas respecté les accords d’Évian puisqu’elle ne veille pas à sa bonne application : l’armée reste cantonnée dans ses casernes ; les commissions mixtes fonctionnent mal ; les supplétifs et leurs familles menacés ne sont pas rapatriés massivement.
Les accords d’Évian mettent au grand jour les tensions qui traversent le GPRA. G. Pervillé rappelle la démission, le 27 juin, de cinq membres du FLN de l’Exécutif provisoire pour protester contre la non-application des accords d’Évian concernant les enlèvements et les exactions touchant les Européens et protester contre l’anarchie qui s’installait en Algérie.
Il publie des extraits du programme de Tripoli du GPRA du7 juin 1962 estimant que les programmes de coopération des accords d’Évian établissaient des liens de dépendance «néocoloniale» dans les domaines économiques et culturels avec la France et s’opposent à toute présence d’Européens en Algérie. Ainsi voit-on se dessiner, à la veille de l’indépendance en Algérie, au sein de la nouvelle élite algérienne une tendance marxisante francophobe à une tendance réaliste plus francophile souhaitant conserver des liens de coopération avec la France.
la délégation algérienne aux accords d'Évian, mars 1962
Une coopération franco-algérienne tumultueuse
Après l’indépendance, la France continue à assurer le fonctionnement financier du Trésor algérien jusqu’au 29 décembre 1962 et accorde une assistance dans les domaines de l’énergie, de l’enseignement et du développement économique d’un montant de 2,3 milliards de francs de 1962 à 1969. Des accords sont signés pour réguler l’immigration algérienne qui passée l’euphorie de l’indépendance cherche à gagner la France pour des raisons économiques.
Les relations franco-algériennes après l’indépendance sont davantage influencées par des intérêts. Pour la France, il s’agit de préserver ses bases d’essais militaires chimiques et nucléaires et ses centres d’exploitation d’hydrocarbures au Sahara, ainsi que de maintenir son influence culturelle en Algérie. De son côté, l’Algérie souhaite conserver le plus longtemps possible l’aide financière française, assurer l’exportation de sa production viticole sur le marché français, permettre l’émigration de travail de ses compatriotes en France, s’approprier les biens vacants des Européens et nationaliser les hydrocarbures du Sahara, seule ressource financière importante de l’Algérie indépendante.
La France n’ayant plus d’intérêt au Sahara après la nationalisation des hydrocarbures, l’Algérie ne dispose plus de moyens de pressions sur elle, les relations que l’Algérie voudrait à nouveau privilégier ne le sont plus dans les années 1970.
L’arabisation de l’enseignement et l’islamisation de la société algérienne dans les années 70 par H. Boumedienne favorisent l’émergence d’une contestation sociale portée par un islam radical. Un premier maquis islamiste apparaît même en 1982 annonçant 10 ans à l’avance la guerre civile algérienne.
En 1991-1992, le régime Chadli impopulaire subit les contrecoups de la chute des prix du pétrole et l’échec électoral face au parti islamiste du Front islamique du salut.
Guy Pervillé évoque les arguments faisant le parallèle ou non entre la décennie noire de la guerre civile algérienne appelée également «la deuxième guerre d’Algérie» (1990-2000) et la guerre d’indépendance (1954-1962). Il interprète ce retour à la violence comme un refus des autorités algériennes, pendant 30 ans, de faire un travail critique sur l’usage délibéré de la violence dans leurs luttes pour l’indépendance, reprenant ainsi l’autocritique de Mohammed Harbi, acteur de l’indépendance et historien du FLN, qui évoquait «l’échec d’une génération n’ayant pas su trouver les chemins de la liberté».
Un ouvrage pour favoriser une meilleure compréhension de notre histoire commune
Cette «génération finissante», selon les mots d’A. Bouteflika au pouvoir depuis 1999, laisse enfin la place à une nouvelle génération d’Algériens qui trouvera dans cet ouvrage les clefs de compréhension de son passé, histoire indispensable à connaître pour procéder à une nouvelle étape de la réconciliation franco-algérienne.
Cet ouvrage dense et passionnant donnera également des connaissances actualisées aux professeurs d’histoire-géographie de lycée préparant leurs élèves pour le programme de «Questions pour comprendre le vingtième siècle» de classe de Première ES/L/S sur l’histoire de la guerre d’Algérie ou le programme de Terminale ES/L/S sur «L’historien et les mémoires de la guerre d’Algérie».
Gregor Mathias
Comme je l'écrivais il y a un an jour pour jour, ce livre est à recommander à ceux qui désirent se faire une idée globale de l'histoire de l'Algérie, dans la moyenne durée, au seuil et au lendemain de son indépendance. Les spécialistes y trouvent de fines analyses - notamment sur la pensée du général De Gaulle - avec des citations qui mettent en question les habituelles affirmations sur sa politique algérienne. "... je n'ai jamais varié sur l'Algérie, dit-il à Raymond Tournoux le 2 avril 1962. Ce que j'ai décidé est conforme à l'intérêt national. Je n'ai jamais accepté l'intégration. Dès le 13 mai c'était net. Je n'ai pas changé. Bien entendu j'ai avancé par étapes. La politique est l'art des réalités. Dès le début de juin 58 j'ai dit ce que je pensais. J'ai dit aux Algériens : Vous êtes des Français à part entière. Evidemment, cela voulait dire que je leur donnais l'égalité des droits" (p. 142). L'auteur fait référence à certaines sources jamais analysées comme par exemple les entretiens avec Peyrefitte qu'il qualifie de "témoignage le plus éclairant sur les relations franco-algériennes durant cette période.
Parvenu à un moment charnière de son analyse (la mort de De Gaulle) l'auteur pose la question de l'avenir, et cherche vainement la "réconciliation". Il revient sur "l'étonnant paradoxe du style gaullien" (p. 185). " Suivant les moments, suivant les auditeurs, l'expression de sa pensée pouvaient revêtir les formes et les fonds les plus divers, parfois contradictoires. Ses lecteurs peuvent en retenir ce qu'ils veulent, pour voir en lui un froid calculateur ayant cyniquement sacrifié ses compatriotes français et français musulmans d'Algérie, ou bien au contraire un parfait réalisme cherchant à sauvegarder des objectifs limités de nature économique et stratégique pour une durée limitée. Mais ces deux points de vue opposés se situent dans le court terme et laissent de côté la poursuite d'une réconciliation franco-algérienne à long terme, dont on ne sait toujours pas si elle sera réalisée un jour". De Gaulle est omniprésent dans le livre, ce qui peut laisser penser qu'il fut le seul responsable de l'exode des Pieds-noirs. D'autres n'eurent rien à lui envier en la matière, bien au contraire, c'est tout un programme...
Le titre est réducteur et ne rend pas compte des études sur la longue durée qui sont pourtant une des caractéristiques de ce livre, contrairement à ceux des mémorialistes qui s'attachent exclusivement à l'événementiel (causes immédiates) et non aux causes profondes.
Il y a un an j'avais été étonné que personne ici n'eût jugé bon de produire un seul commentaire depuis deux ans. Grégor Mathias vient de réparer cette bévue au bout de trois ans. Pour Grégor Mathias, Guy Pervillé interprète le retour à la violence de la "décennie noire" comme un refus des autorités algériennes de s'interroger sur la propre violence des Algériens, et sur « l’échec d’une génération n’ayant pas su trouver les chemins de la liberté. » (Mohammed Harbi). Dans le même ordre d'idées, serait-il osé de faire réfléchir sur la montée de la violence en Europe dans l'entre-deux-guerres, après la Conférence de la Paix - sorte d'accords d'Evian qui ne furent pas acceptés - et qui déboucha sur le paroxysme de la Deuxième Guerre Mondiale ? Les pays du Nord de la Méditerranée n'auraient-ils que des leçons à donner ?