Émile Masqueray

 

 

Émile Masqueray, 1843-1894

 

Il y a cent vingt ans, le 19 août 1894, mourait Émile Masqueray. Le Bulletin du Comité de l'Afrique française de septembre 1894 (n° 9) lui consacrait cette nécrologie.

 

Comité Afr fra sept 1894

 

Nécrologie

M. E. Masqueray - M. E. Masqueray, membre du Comité de l’Afrique française, directeur de l’École des Lettres d’Alger, est mort le 19 août près de Rouen, des suites d’une maladie de cœur qu’il était allé soigner sur la terre natale. Sa mort est une grande perte pour le Comité de l’Afrique française ; ses fonctions qui le retenaient à Alger, l’empêchaient souvent d’assister aux séances du Comité, mais chaque fois qu’il était à Paris, il ne manquait pas de prendre part à ses travaux, et la sûreté de son jugement et la solidité dans toutes les questions algériennes, l’avaient fait sérieusement apprécier de ses collègues.

M. Masqueray n’avait pourtant pas, semble-t-il, dans l’estime du grand public, la très haute place à laquelle il avait droit. Assurément, les spécialistes le connaissaient bien et tous les tenaient pour l’un des hommes connaissant le mieux l’Algérie et avaient la plus pleine intelligence des intérêts et des besoins de notre colonie ; à Alger, on savait que son cours à l’École des Lettres sur l’histoire de l’Algérie musulmane était excellent, nourri de faits précis et éclairé d’idées générales ingénieuses et justes ; sous ce rapport, d’ailleurs, il avait donné sa mesure dans certains périodiques spéciaux et dans ce Dictionnaire de la langue touareg, dont la moitié seule a paru et qui était appelé à rendre tant de services à nos agents, aujourd’hui que le rapprochement s’impose avec ces nomades dont on s’était si longtemps tenu à l’écart. Mais ce qui n’était pas assez apprécié, c’étaient les qualités d’écrivain de M. Masqueray.

Depuis 1882, il envoyait régulièrement au Journal des Débats des lettres d’Algérie, dont beaucoup – nos lecteurs le savent, car depuis quatre ans nous en avons reproduit ici même un grand nombre – sont de véritables chefs-d’œuvre. Nul de ceux qui les a lues n’a pu oublier ces admirables descriptions de Biskra si colorées, et qui faisaient penser aux plus belles pages de Fromentin ; ces lettres sur les incendies de forêts dans la Grande Kabylie où, à l’émotion du peintre émerveillé du spectacle grandiose qu’il avait sous les yeux, se joignait l’émotion de l’amant passionné de cette terre d’Algérie dont il voyait les richesses disparaître en fumée.

Et cet amour de l’Algérie qui inspirait son éloquence, on le retrouve tout entier, puissant et irrité, dans les études vigoureuses qu’il a consacrées aux indigènes méprisés et ruinés par des colons orgueilleux et une administration trop souvent tracassière et ignorante.

Le système de «rattachement» n’avait pas eu d’adversaire plus décidé que M. Masqueray ; il l’avait combattu sans trêve et avait eu la joie d’amener à ses vues M. Jules Ferry sur lequel il comptait, comme sur M. Cambon, pour faire triompher la cause qui lui tenait tant à cœur. M. Jules Ferry est mort, M. Masqueray meurt à son tour, et ni l’un ni l’autre ne verront la cognée portée dans l’œuvre néfaste des prédécesseurs du gouvernement général actuel.

M. Masqueray n’a publié qu’un seul volume, Souvenirs d’Afrique, recueil d’articles donnés jadis au Figaro ; il y a dans ce livre des pages charmantes ; mais pour donner la mesure du talent de l’auteur, il faut attendre qu’une main pieuse ait réuni les lettres qu’il a adressées pendant douze ans au Journal des Débats.

Bulletin du Comité de l'Afrique française,
n° 9, septembre 1894, p. 142-143

 

Masqueray Souvenirs couv
Émile Masqueray, Souvenirs et visions d'Afrique, 1894

 

Masqueray Souvenirs et visions couv
Émile Masqueray, Souvenirs et visions d'Afrique, 1894

 

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compte rendu critique de la publication de

Formation des cités d'Émile Masqueray,

par Fanny Colonna

Gabriel CAMPS (1983)

 

Il faut saluer cette excellente initiative d’Edisud de republier, avec l’aide des chercheurs du C.R.E.S.M., ces «Archives maghrébines» qui ressuscitent ou remettent à la disposition des spécialistes de l’histoire ou de la sociologie de l’Afrique du Nord des textes oubliés ou épuisés. Fanny Colonna présente en vingt-cinq pages l’œuvre et la vie d’Émile Masqueray. Personnellement, je demeure allergique au langage qu’emploient certaines sociologues, je ne sais pas ce que sont les «rapports tus» et les «discours absents», mais mis à part ces questions de style, on prend grand intérêt à lire ce qu’écrit F. Colonna sur Émile Masqueray.

Depuis que ce touche-à-tout des Sciences humaines, historien, sociologue, archéologue, linguiste, a été cité par Charles-Robert Ageron parmi les écrivains «indigénophiles» (Les Algériens musulmans et la France, t. 1, p. 421-422), il sort quelque peu de l’oubli dans lequel il aurait sombré complètement si l’administration française n’avait donné son nom à un village de colonisation établi sur le site romain de Rapidum qu’il avait reconnu et identifié.

Ce détail que ni Charles-Robert Ageron, ni Ph. Lecas et J. Cl. Vatin dans leur peu vraisemblable (L’Algérie des anthropologues), ni Fanny Colonna dans la présente édition ne signalent (curieux exemple, je pense, de «discours tu»), va quelque peu à l’encontre de l’image que veut nous donner la nouvelle hagiographie post-coloniale.

Masqueray, fort heureusement pour lui, était de son temps ; il en avait les préjugés et les formes de raisonnement, mais il connaissait mieux que d’autres les sociétés sédentaires d’Algérie, il était plus ouvert au «problème indigène». En aucun moment, il ne fut persécuté par l’idéologie dominante, pour la bonne raison qu’il en faisait partie. Si Augustin Bernard, Stéphane Gsell et bien d’autres, parmi les historiens, ou même les sociologues et ethnologues, ne portent pas sur son œuvre les jugements dithyrambiques que souhaiteraient ses thuriféraires modernes, c’est que cette œuvre n’est pas d’une si haute qualité que l’on voudrait nous faire croire.

Les historiens ne citent plus guère le De Aurasio monte et le Djebel Chechar que pour rejeter sa thèse sur les «deux Aurès». La lecture des premières pages de la Formation des cités fait frémir l’historien ou le simple lecteur ayant quelques connaissances sur l’histoire ancienne du Maghreb : dire, par exemple (p. 2), en citant En-Nowaïri que les Arabes ne se heurtèrent aux troupes berbères que lorsque Oqba marcha sur le Souss, c’est ignorer la bataille de Tahert, mentionnée quelques lignes plus haut par En-Nowaïri lui-même, et les nombreux combats antérieurs en Ifriqiya, Numidie et Zab, sans parler de la région de Tlemcen ou Koceïla fut capturé.

Quelques pages plus loin (p. 17), on apprend que les Quinquegentiens (Masqueray dit Quinquegetans) du Mons Ferratus Tinrent tête au comte Théodose lors de la révolte de Firmus. On se rend compte que Masqueray n’a pas lu Ammien Marcellin avec plus d’attention qu’en En-Nowaïri, car durant la campagne de Théodose les Quinquegentiens ne sont jamais cités. Ne retenons pas l’invraisemblable rapprochement entre Zenata et Chananéens (p. 7) ou l’affirmation que «les Sanhadja sont, en Kabylie, des immigrants venus de l’Est» (p. 17).

Masqueray paraît léger

Nous arrêterons là cet échenillage, mais on ne s’étonnera pas si nous partageons, en tant qu’historien, «l’insolence» (F. Colonna, p. XIII) de Stéphane Gsell disant de Masqueray qu’il était «un bel écrivain qui s’enthousiasme pour la science», et quoi qu’en pense l’auteur de la présentation, René Basset et même Edmond Doutté me paraissent avoir contribué davantage à la connaissance des sociétés nord-africaines. En un mot Émile Masqueray paraît léger et sa thèse n’eut, comme le reconnaît F. Colonna, aucun rayonnement, il semble d’ailleurs qu’il «ne fit rien pour s’assurer une reconnaissance dans le champ scientifique métropolitain» (p. X).

Comment s’expliquent ces tentatives de faire sortir du Purgatoire cet écrivain mort peut-être trop jeune ? Ce n’est pas parce que Masqueray était assimilateur ou parce qu’il fut l’initiateur de l’effort scolaire particulier en Kabylie (cela lui vaudrait plutôt auprès de nos sociologues post-coloniaux une «mauvaise note»), il paraît même qu’il ne fut pas «un partisan – un artisan – de la politique berbère de la IIIe République» et «qu’il préférait sans doute les nomades aux sédentaires» !

Certains jugements portés par Émile Masqueray sont bien singuliers sous la plume d’un écrivain qualifié d’indigénophile, ami d’Ismaïl Urbain. Ainsi, on peut lire, p. 88 de la présente édition : «De là une étroitesse de vues singulière, une inaptitude surprenante à comprendre certaines idées générales, une aversion irréfléchie de tout ce qui n’est pas renfermé dans l’horizon qu’on embrasse du haut d’un piton du Djurdjura, qu’il s’agisse de théories sociales, de conceptions politiques, ou de systèmes religieux». Voici donc ce qu’écrivait un auteur qui, si on suit Ph. Lucas et J.-Cl. Vatin, était «un ethnologue civil (qui) fait œuvre politique et en même temps œuvre scientifique (p. 126)» ; il paraît même, suivant ces auteurs, «qu’après lui, l’Algérie des "indigènes" entre dans l’ombre».

En fait, le grand mérite d’Émile Masqueray semble bien, aux yeux de la nouvelle école sociologique, d’avoir préféré «le nom général d’Africains à celui de Berbères qu’on applique d’ordinaire à toutes les populations de l’Afrique septentrionale regardés comme autochtones».

En ces années de renouveau «berbère» et de prise de conscience de leur identité, il serait intéressant de savoir ce qu’en pensent les intéressés eux-mêmes. Heureusement, ils n’ont plus besoin pour cela de maîtres à penser venus d’autres continents.

Gabriel Camps
Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée,
volume 36, 1983, p. 206-208

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- Émile Masqueray, Formation des cités chez les populations sédentaires de l'Algérie. Kabyles du Djurdjura, Chaouïas de l'Aourâs, Beni Mezab, présentation par Fanny Colonna. Archives maghrébines, C.R.E.S.M., Edisud, Aix-en-Provence, 1983, XXV plus 374 pages.

 

Masqueray Formation des cités
Émile Masqueray,  Formation des cités chez
les populations sédentaires de l'Algérie
, présentation de Fanny Colonna

 

- lien : compte-rendu, par Gabriel Camps, de l'édition de Formation des cités chez les populations sédentaires de l'Algérie, d'Émile Masqueray (1983).

 

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