Il faut dépasser les mémoires
pour arriver à l'histoire
Patrick ROTMAN
co-scénariste du film L'Ennemi intime
Le Figaro Magazine, samedi 29 septembre 2007
Le Figaro Magazine - De quelle manière avez-vous utilisé votre travail documentaire pour écrire le scénario de L'Ennemi intime ?
Patrick Rotman - Il n'était pas question de faire un panorama de la guerre d'Algérie. Il me semblait plus intéressant de la montrer à travers la vie d'un microcosme, d'une petite section, en puisant dans mon vivier de témoignages, d'histoires et d'anecdotes. Le lieutenant Terrien, que joue Benoît Magimel, je l'ai rencontré. C'est un homme brisé, broyé par cette guerre. Quarante ans après, il pleure encore en racontant son histoire. J'avais son visage en tête quand j'écrivais. Ce qui m'a plu, c'est d'aller voir ce qui se cachait derrière les apparences, de montrer le côté profondément humain de ces hommes, leurs souffrances, le sentiment de défaite qu'ils intériorisaient.
Avez-vous songé à une seconde version du film, qui aurait montré cette histoire du point de vue algérien, comme Clint Eatswood avec a bataille d'Iwo Jima ?
Patrick Rotman - Il m'a fallu beaucoup de temps pour entrer dans la complexité de cette guerre, pour me glisser dans la tête d'un soldat français en Algérie et traduire tout cela en mots, en états d'âme, en situations. Je suis incapable de me mettre à la place d'un jeune Kabyle. À chaque peuple d'écrire son histoire.
Vous avez consacré trente ans de votre vie à la guerre d'Algérie. Pourquoi ce sujet vous passionne-t-il autant ?
Patrick Rotman - Je n'ai aucun lien personnel ou familial particulier avec l'Algérie. Mais cet événement m'a toujours fasciné. En lisant les livres d'Yves Courrière, j'ai senti que ce drame constituait une coupure essentielle dans notre Histoire. Il coïncide avec un changement de République et le retour de De Gaulle aux affaires. Et puis, comme toutes les périodes charnières, c'est un moment d'observation priviliégié pour un scénariste. Les passions sont à vif, les tempéraments se révèlent.
Votre regard sur cette période a-t-il changé ?
Patrick Rotman - Il y a trente ans, mon regard était influencé par le contexte idéologique assez simpliste de l'époque. Pour moi, le dernier joyau de l'Empire aspirait naturellement à son indépendance et les Algériens menaient une guerre de libération anticoloniale. Mais cette dimension, juste, est réductrice. en recueillant des centaines de témoignages et en délaissant les schémas idéologiques, je me suis davantage intéressé au rapport des hommes à l'Histoire qui les embarque, les domine. Cette guerre coloniale était aussi une guerre civile, et même une double guerre civile. Ce télescopage de conflits interdit de porter un regard univoque sur l'événement. Il y a tant de mémoires juxtaposées dans cette guerre : les harkis, les pieds-noirs, les Algériens, les combattants du FLN... chacun a sa perception, sa vision. Si on veut essayer de comprendre quelque chose, il faut assimiler, dépasser toutes ces mémoires pour arriver à l'Histoire. Le cinéma le permet.
Je ne comprends pas ce que signifie
la repentance
La manière dont cette guerre est présentée aujourd'hui en Algérie est-elle fidèle à la réalité ?
Patrick Rotman - Les événements historiques sont toujours instrumentalisés ou mythifiés. L'État algérien indépendant s'est construit sur l'idée d'un peuple tout entier dressé derrière le FLN libérateur. Cette mythologie-là a fonctionné et fonctionne toujours en Algérie. La vérité en est évidemment très éloignée. Les atrocités commises par le FLN sont un sujet tabou en Algérie.
Que pensez-vous de ceux qui, en France, utilisent cette tragédie pour réclamer un acte de repentance nationale ?
Patrick Rotman - La repentance relève du domaine religieux et je ne suis pas religieux. C'est commode de s'ériger, cinquante ans après, en grand tribunal de l'Histoire. En revanche, il faut comprendre le comportement des hommes, rechercher la vérité dans toutes ses dimensions. Le climat me semble plus propice aujourd'hui, nous sommes entrés dans le temps de l'Histoire et on peut raconter cette guerre sans déchaîner les passions. Bien sûr que la torture a existé en Algérie, et il faut le dire, tout en rappelant que les Renseignements étaient le nerf de cette guerre. Mais la repentance, je ne comprends pas bien ce que cela signifie.
propos recueillis par Sébastien Le Fol
Le Figaro Magazine, 29 septembre 2007