après les déclarations du président algérien Bouteflika sur l'Algérie coloniale, l'historien Claude Liauzu évoque des "affirmations outrancières" dans une interview accordée au NouvelObs.com
"Une tyrannie des mémoires"
par Claude Liauzu, historien
et l'un des animateurs
du mouvement pour l'abrogation
de l'article 3 de la loi de février 2005
sur le "rôle positif" de la colonisation
L'occupation de l'Algérie par la France a-t-elle réellement été "une des formes de colonisation les plus barbares de l'histoire", comme l'affirme le président Bouteflika ?
- Je vous répondrai par une anecdote: il y a quelques années Aït Ahmed, s'exprimant sur une question du même type, avait répondu, en substance: "oui la colonisation française a été épouvantable, mais nous avons largement préféré avoir à faire aux Français plutôt qu'aux Russes".
Bien entendu, la conquête a été épouvantable, une "guerre de ravageurs", comme a pu le dire le général Bugeaud, au cours de laquelle, entre 1830 et 1870, un tiers de la population a disparu en raison des massacres, des famines et de la paupérisation. La France a effectivement tendance à sous-estimer cet aspect et, plus on attend pour dire les choses, plus elles sont dures à dire.
Ce que, malheureusement, Bouteflika ne dit pas, c'est que la colonisation est une réalité également beaucoup plus ambiguë. Elle a bel et bien existé, apportant parfois le pire. Mais elle a également laissé des espaces de liberté, des ouvertures, comme la francophonie
Il faut rendre compte de la complexité du phénomène, tout en n'enlevant rien aux crimes qui ont été commis. L'esclavage et la colonisation sont bien des crimes contre l'humanité. Mais, une fois que l'on a dit cela, les historiens doivent faire leur travail et celui-ci s'apparente en grande partie à des poupées gigognes, les problèmes imbriqués les uns dans autres. Par exemple, le 5 juillet est la date de la fête de l'indépendance, mais c'est également le début du processus de prise du pouvoir par Boumediene. Pourquoi le chef de l'Etat algérien a-t-il choisi de relancer aujourd'hui cette polémique alors que les relations avec la France semblaient s'apaiser avec l'abrogation de l'article contestée de la loi de février 2005 sur "le rôle positif" de la colonisation ?
- C'est là tout le mystère de cette déclaration! Bouteflika est avant tout un homme politique et je pense qu'il utilise le passé de manière politique afin d'influer sur ses relations avec la France d'aujourd'hui. Mais, pour pouvoir réellement peser les enjeux de ces propos, il faudrait être au courant de ce qu'il se passe dans les arcanes du pouvoir algérien.
Je pense que les propos du président algérien sont dans la même logique que ceux qu'il a tenus il y a peu sur la double nationalité à laquelle il s'oppose. Alors que l'une des conséquences de la colonisation est justement que des milliers de personnes se sentent un peu françaises et un peu algériennes.
Il y a également des enjeux de politique intérieure. Bouteflika s'est lancé dans une surenchère avec les nationalistes au point que, ce qui est assez amusant, même les islamistes l'ont trouvé trop dur sur le sujet. Il y a à Alger un parti anti-français assez fort qui tente de tirer sur le traité d'amitié franco-alégérien et Bouteflika ne veut pas se laissé déborder.
Effectivement, après le retrait de l'article 3 de la loi de février sur le "rôle positif" de la colonisation, il aurait dû y avoir une détente des relations. Mais nous faisons face à des réaction émotionnelles très fortes. Comme pour les pied-noirs en France, nous touchons là quelque chose de très profond, une plaie qui menace de se rouvrir dès qu'on la touche. Que pourrait faire la France pour apaiser ses relations avec Alger ? Qu'attendent les Algériens de l'Etat français ?
- C'est difficile à dire vu qu'à ce niveau, on pourrait dire qu'il y a plusieurs Algérie. En ce qui concerne Bouteflika, il y a une surenchère inexplicable car il doit très bien savoir qu'un dirigeant français ne peut pas aller trop loin sur le problème de la colonisation, d'autant plus qu'il est actuellement sous pression sur cette question.
Je pense que nous sommes malheureusement entrés dans une logique de guerre des mémoires, je dirais même dans une tyrannie des mémoires, dans laquelle chaque geste provoque une réaction encore plus forte. La loi Taubira a ainsi provoqué une vive réaction chez les rapatriés qui ont exigé une loi sur les pieds-noirs et les harkis, dans laquelle était inséré le fameux article sur le "rôle positif" de la colonisation.
Et vu qu'il n'y a pas de limites à la victimisation, chacun n'a jamais l'impression d'avoir obtenu satisfaction. Cette situation inquiète fortement les historiens. Enormément d'énergie est dépensée dans ces polémiques, au détriment d'autres problèmes à régler comme l'immigration qui, selon moi, est un problème mille fois plus important que les affirmations outrancières de telle ou telle personne.
Les historiens se sont mobilisés et se sont focalisés sur les complaisances néocolonialistes en France, mais il ne faut pas pour autant se laisser enfumer par des propos, ou des silences, officiels. La seule solution est que nous puissions travailler correctement et étudier sereinement ce phénomène complexe qu'est la colonisation.
Propos recueillis par Jérôme Hourdeaux
le lundi 3 juillet 2006
NOUVELOBS.COM | 03.07.06 | 16:40
Il faut rendre compte de la complexité du phénomène,
tout en n'enlevant rien aux crimes qui ont été commis
A mon avis, M. Liauzu est en déphasage complet sur l'angle de vue de ce qui est le bien, et de ce qui est le mal de la colonisation. M.Bouteflika dénonce précisément cette francophonie qui a contribué systématiquement à la destruction de la personnalité algérienne. C'est le socle sur lequel s'est constitué ce génocide de " l'identité, de notre histoire, de notre langue, de nos traditions".
Ce phénomène de la colonisation, à défaut de produire des "acculturés" à la française, a produit une personnalité algérienne "déculturée" et profondément confuse, souffrant d'aiguillage d'appartenance et de référence.
Le modèle d'algérien que la francophonie a produit est dans la banlieue française, qualifié de "racaille" par les officiels français et rejeté par les siens car complètement déboussolé.
La francophonie est aussi responsable du maintien du néo-colonialisme contemporain en Algérie car, et les historiens en savent plus, le drame qui a secoué l'Algérie durant les années 90 et qui se poursuit toujours lentement, avant qu'il ne soit entre islamistes et laïcs, il est d'abord entre francophones et arabophones.
La destruction de la personnalité algérienne par la francophonie continue encore de produire ses effets. Selon le consul général de France à Alger, M. Francis Heude, 100 000 Algériens ont demandé la nationalité française en 2005. Qu’arrive-t-il à ces algériens pour demander la nationalité française 44 ans après l’indépendance de leur pays ? On pourrait évoquer des causes pour cela et argumenter par l’environnement, mais qui peut nier que ce phénomène est incontestablement lié à la francophonie et au mal de la colonisation dont souffrent encore des milliers d’algériens.
La francophonisation de l’Algérie n’est ni un aspect positif pour l’Algérie du fait qu’il a produit dans le pays deux types d’algériens en conflit violent et perpétuel et, n’est pas du tout un aspect positif pour la France du fait qu’elle est toujours poursuivie par une quémande exorbitante d’intégration des anciens colonisés à la métropole et qu’elle lui refuse l’admission. M. Heude assure que les consulats ne répondait pas à ces demandes.
M. Claude Liauzu a besoin encore de faire causer l’histoire pour l’éclairer. Mais citer la francophonie comme élément positif de la colonisation relève du bricolage de l’histoire.
A mon avis, l’appel aux historiens pour se pencher sur la colonisation est sollicité dans le seul but de faire cesser un mal entre deux nations et permettre aux états et aux peuples des deux rives d’aller en avant et de construire l’avenir dans une nouvelle ère de prospérité et de confiance, et ce, dans l’intérêt de tous.
Dans ce cas, il n’est pas demandé aux historiens de faire des inventaires exhaustifs dans le but de satisfaire aussi, une des deux parties en lui fabriquant des aspects positifs. On peut toujours en trouver. Mais là n’est pas le but. Les historiens doivent se converger vers une seule sentence tel des jurys : La colonisation est-elle à condamner ou non ?!
Les historiens doivent se prononcer sur le colonialisme comme des médecins. A l’exemple de la décision prise sur le tabac : Le tabac est nocif pour la santé ; Le tabac tue ; Il est interdit de fumer dans les lieux publics… Et on ne cherche pas à trouver et rajouter des aspects positifs au tabac…
Et pourtant il en a !