La colonisation n'est pas née d'un projet prédateur (Paul-François Paoli)
La civilisation complète des peuples, et des chefs qui les commandent,
la réforme désirable des gouvernements, des moeurs, des abus
ne peuvent être que l'ouvrage des siècles, des efforts continuels de l'esprit humain,
des expériences réitérées de la société (D'Holbach, Système social, 1773)
La colonisation n'est pas née d'un
projet prédateur
Paul-François PAOLI *
Le Point : Au moment où l'on fête l'abolition de l'esclavage, vous définissez la colonisation comme un «projet émancipateur né des Lumières». N'avez-vous pas l'impression de céder à la provocation ?
Paul-François Paoli : Il ne s'agit pas de provoquer mais de rappeler que la colonisation n'est pas née d'un projet prédateur, mais qu'elle a été pensée par des gens habités par Rousseau et Voltaire, issus de la gauche radicale, qui considéraient que l'Occident avait une mission civilisatrice. C'était évidemment une erreur que de croire que l'autre devait absolument vous ressembler, mais c'était une erreur, et pas un crime.
Vous accusez les médias et l'Education nationale de vouloir «purifier» l'histoire de France en cédant aux «pressions des minorités» ? Mais reconnaître les erreurs d'un pays, est-ce pour autant le dénigrer ?
Non, mais je déplore cette tendance à la contrition. À ma connaissance, le rétablissement de l'esclavage par Napoléon n'est pas absent des livres d'histoire. En revanche, on parle très peu des guerres de Vendée, dont Emmanuel Le Roy-Ladurie a dit pourtant qu'on pouvait parler, à leur sujet, de «crime contre l'humanité». Or le traumatisme vendéen ne s'est pas érigé en devoir de mémoire. Et vous savez pourquoi ? Parce que les Vendéens n'ont pas de problèmes identitaires : ils se sentent français.
Pensez-vous que Christiane Taubira ne se sent pas française ?
Il semble en tout cas que nous ayons chacun notre conception de la France. Pour elle, elle commence en 1848. Pour moi, c'est une histoire de 1 000 ans. Maintenant, je crois que notre intérêt en tant que Français est de réconcilier ces conceptions de la France et de les rendre compatibles pour ne pas repartir indéfiniment dans des guerres idéologiques contre le passé. Je suis pour la commémoration de l'abolition de l'esclavage, mais il faudrait aussi considérer que c'est une bonne chose pour l'histoire de ce pays qu'il ait été le premier au monde à avoir tenté de l'abolir.
Propos recueillis par Christophe Ono-dit-Biot
* Journaliste, auteur de : Nous ne sommes pas coupables. Assez de repentances ! La Table ronde, 2006
- source de cet article : © Le Point 11 mai 2006
Des progrès futurs de l'esprit humain
CONDORCET
Si l'homme peut prédire, avec une assurance presque entière les phénomènes dont il connaît les lois ; si, lors même qu'elles lui sont inconnues, il peut, d'après l'expérience du passé, prévoir, avec une grande probabilité, les événements de l'avenir ; pourquoi regarderait-on comme une entreprise chimérique, celle de tracer, avec quelque vraisemblance, le tableau des destinées futures de l'espèce humaine, d'après les résultats de son histoire ? Le seul fondement de croyance dans les sciences naturelles, est cette idée, que les lois générales, connues ou ignorées, qui règlent les phénomènes de l'univers, sont nécessaires et constantes ; et par quelle raison ce principe serait-il moins vrai pour le développement des facultés intellectuelles et morales de l'homme, que pour les autres opérations de la nature ? Enfin, puisque des opinions formées d'après l'expérience du passé, sur des objets du même ordre, sont la seule règle de la conduite des hommes les plus sages, pourquoi interdirait-on au philosophe d'appuyer ses conjectures sur cette même base, pourvu qu'il ne leur attribue pas une certitude supérieure à celle qui peut naître du nombre, de la constance, de l'exactitude des observations ?
Nos espérances sur l'état à venir de l'espèce humaine peuvent se réduire à ces trois points importants : la destruction de l'inégalité entre les nations ; les progrès de l'égalité dans un même peuple ; enfin, le perfectionnement réel de l'homme. Toutes les nations doivent-elles se rapprocher un jour de l'état de civilisation où sont parvenus les peuples les plus éclairés, les plus libres, les plus affranchis de préjugés, tels que les français et les anglo-américains ? Cette distance immense qui sépare ces peuples de la servitude des nations soumises à des rois, de la barbarie des peuplades africaines, de l'ignorance des sauvages, doit-elle peu à peu s'évanouir ?
Y a-t-il sur le globe des contrées dont la nature ait condamné les habitants à ne jamais jouir de la liberté, à ne jamais exercer leur raison ?
Cette différence de lumières, de moyens ou de richesses, observée jusqu'à présent chez tous les peuples civilisés entre les différentes classes qui composent chacun d'eux ; cette inégalité, que les premiers progrès de la société ont augmentée, et pour ainsi dire produite, tient-elle à la civilisation même, ou aux imperfections actuelles de l'art social ? Doit-elle continuellement s'affaiblir pour faire place à cette égalité de fait, dernier but de l'art social, qui, diminuant même les effets de la différence naturelle des facultés, ne laisse plus subsister qu'une inégalité utile à l'intérêt de tous, parce qu'elle favorisera les progrès de la civilisation, de l'instruction et de l'industrie, sans entraîner, ni dépendance, ni humiliation, ni appauvrissement ; en un mot, les hommes approcheront-ils de cet état où tous auront les lumières nécessaires pour se conduire d'après leur propre raison dans les affaires communes de la vie, et la maintenir exempte de préjugés, pour bien connaître leurs droits et les exercer d'après leur opinion et leur conscience ; où tous pourront, par le développement de leurs facultés, obtenir des moyens sûrs de pourvoir à leurs besoins ; où enfin, la stupidité et la misère ne seront plus que des accidents, et non l'état habituel d'une portion de la société ?
Enfin, l'espèce humaine doit-elle s'améliorer, soit par de nouvelles découvertes dans les sciences et dans les arts, et, par une conséquence nécessaire, dans les moyens de bien-être particulier et de prospérité commune ; soit par des progrès dans les principes de conduite et dans la morale pratique ; soit enfin par le perfectionnement réel des facultés intellectuelles, morales et physiques, qui peut être également la suite, ou de celui des instruments qui augmentent l'intensité et dirigent l'emploi de ces facultés, ou même de celui de l'organisation naturelle de l'homme ?
En répondant à ces trois questions, nous trouverons, dans l'expérience du passé, dans l'observation des progrès que les sciences, que la civilisation ont faits jusqu'ici, dans l'analyse de la marche de l'esprit humain et du développement de ses facultés, les motifs les plus forts de croire que la nature n'a mis aucun terme à nos espérances.
Si nous jetons un coup d'oeil sur l'état actuel du globe, nous verrons d'abord que, dans l'Europe, les principes de la constitution française sont déjà ceux de tous les hommes éclairés. Nous les y verrons trop répandus, et trop hautement professés, pour que les efforts des tyrans et des prêtres puissent les empêcher de pénétrer peu à peu jusqu'aux cabanes de leurs esclaves ; et ces principes y réveilleront bientôt un reste de bon sens, et cette sourde indignation que l'habitude de l'humiliation et de la terreur ne peut étouffer dans l'âme des opprimés.
En parcourant ensuite ces diverses nations, nous verrons dans chacune quels obstacles particuliers s'opposent à cette révolution, ou quelles dispositions la favorisent ; nous distinguerons celles où elle doit être doucement amenée par la sagesse peut-être déjà tardive de leurs gouvernements, et celles où, rendue plus violente par leur résistance, elle doit les entraîner eux-mêmes dans ses mouvements terribles et rapides.
Peut-on douter que la sagesse ou les divisions insensées des nations européennes, secondant les effets lents, mais infaillibles, des progrès de leurs colonies, ne produisent bientôt l'indépendance du nouveau monde ? Et dès lors, la population européenne, prenant des accroissements rapides sur cet immense territoire, ne doit-elle pas civiliser ou faire disparaître, même sans conquête, les nations sauvages qui y occupent encore de vastes contrées ?
Parcourez l'histoire de nos entreprises, de nos établissements en Afrique ou en Asie ; vous verrez nos monopoles de commerce, nos trahisons, notre mépris sanguinaire pour les hommes d'une autre couleur ou d'une autre croyance ; l'insolence de nos usurpations ; l'extravagant prosélytisme ou les intrigues de nos prêtres, détruire ce sentiment de respect et de bienveillance que la supériorité de nos lumières et les avantages de notre commerce avaient d'abord obtenu.
Mais l'instant approche sans doute où, cessant de ne leur montrer que des corrupteurs et des tyrans, nous deviendrons pour eux des instruments utiles, ou de généreux libérateurs.
Condorcet, Esquisse d'un tableau des progrès de l'esprit humain,
Vrin, 1970, p. 203-204.