La question postcoloniale (Yves Lacoste) - n° 120 de la revue Hérodote
la question postcoloniale en France :
la société française dénoncée comme une société coloniale
La question postcoloniale
Yves LACOSTE
extraits de la présentation du n° 120 de la revue Hérodote
Dans les pays qui ont été colonisés, surtout ceux dont l'indépendance nationale est relativement récente, et où les manifestations du sentiment national sont une des composantes majeures de la vie politique, le rappel de la lutte commune contre le colonialisme est presque un rituel, mais il est convenu. En revanche, dans les pays d'Europe occidentale, où l'idée de nation ne s'exprime plus guère de façon majoritaire, la presse, de plus en plus souvent, donne un écho généralement favorable à de nombreux discours et ouvrages qui dénoncent - pour reprendre une formule consacrée - les crimes qu'a commis durant des siècles la colonisation, y compris dans ses dernières années. Celle-ci est souvent assimilée à l'esclavage, et même, de plus en plus souvent, à des entreprises de génocide plus ou moins délibérées.
Or, loin d'en appeler à une attitude générale de repentance envers des peuples qui en ont été les victimes, cette mise en accusation du colonialisme s'inscrit surtout dans le champ politique interne, notamment en France. Sont ainsi dénoncées, rétrospectivement la droite et l'extrême-droite, accusées des guerres coloniales, et même la gauche classique, à laquelle sont reprochées la politique colonisatrice de la IIIe République et même son implication décisive dans la guerre d'Algérie. (...)
De nos jours, un nouveau mouvement anticolonialiste (un néo-anticolonialisme ?) soutient, certes au plan international, des mouvements d'indépendance comme celui des Tchétchènes ou des Palestiniens (en dénonçant parfois l'imminence ou même la perpétuation d'un génocide), mais ses enjeux essentiels sont, à mon avis, de politique intérieure. Pour en mesurer l'importance, il faut vraiment prendre acte que les relations entre les pays d'Europe occidentale et ceux d'Asie ou d'Afrique ont subi de très grands changements, au plan non seulement politique, mais aussi démographique. Il ne s'agit plus de colonisation, mais de postcolonial. (...)
Poser la question postcoloniale consiste à examiner les interactions principalement culturelles qui existent aujourd'hui entre deux nations ayant été autrefois situées dans un rapport géopolitique de type colonial - à savoir une autorité politique étrangère exercée durablement sur un peuple, par droit de conquête (et avec la complicité de notables locaux), la population autochtone étant soumise à des formes d'organisation conçues et commandées par des cadres porteurs d'une autre culture nationale et venus d'un pays plus ou moins lointain. (...)
Alors que cette relation géopolitique de type colonial fut en quelque sorte culturellement à sens unique, la relation postcoloniale est dans une certaine mesure beaucoup plus réciproque. En effet, si une partie plus ou moins significative de la population colonisée entendait et apprenait la langue du colonisateur et parfois même imitait certains de ces comportements, en revanche dans la métropole coloniale (exception faite des "cercles coloniaux") on ignorait autrefois pratiquement tout des cultures "d'outre-mer". Aujourd'hui, en France par exemple, du fait de l'accroissement du nombre d'habitants issus de pays de culture musulmane, mais aussi de l'évolution des idées, le nombre de gens qui entendent du raï, mangent du couscous et qui ont des copains "arabes" est incomparablement plus grand qu'au temps de "l'Algérie française". C'est la preuve de l'importance des relations postcoloniales.
Yves Lacoste, extrait de l'introduction au n° intitulé "La question postcoloniale"
de la revue Hérodote, n° 120, 1er trimestre 2006
la revue Hérodote Yves Lacoste
n° 120 - La question postcoloniale