jeudi 11 juillet 2019

histoire coloniale : le retour, par Jean-Louis Triaud (2006)

Expo coloniale Marseille, 1922, Madagascar
source : Anom

 

histoire coloniale : le retour

par Jean-Louis TRIAUD (2006) (1)

 

C’est devenu une banalité de dire que l’histoire est remise en chantier à chaque génération. Chacune de ces remises en chantier correspond à des facteurs multiples : ouverture d’archives, nouvelles problématiques, reprise de dossiers «interdits», combats mémoriels et conjonctures particulières qui raniment le rapport entre passé et présent. Il en est précisément ainsi – c’est l’objet de notre réflexion – de l’histoire de la colonisation.

Si l’on suit l’idée développée par des travaux (2), l’histoire de la colonisation française aurait été occultée au cours des quarante dernières années et cette occultation aurait, entre autres, voilé les racines du rapport inégal entre héritiers des colonisateurs et héritiers des colonisés. C’est là une lecture très actuelle, qui appelle, de la part de l’historien, à la fois intérêt et vigilance. Quelle est donc cette colonisation que l’on voudrait nous cacher… ?

c’est au nom de la décolonisation que l’on voulut en finir

avec l’histoire de la colonisation

Ce que l’on oublie souvent, c’est que, s’il y eut «occultation», ce fut pour des motifs strictement inverses de ceux que l’on pourrait imaginer aujourd’hui. C’est, en effet, au nom de la décolonisation que l’on voulut, autour des années 1960, en finir avec l’histoire de la colonisation – ou, du moins, avec une certaine histoire de la colonisation. Ce fut, pour les Français ordinaires, une amputation brusque de leur «imaginaire colonial», fait de galeries de portraits héroïques, de représentations exotiques et de cartes de géographie impériales. Cet héritage de l’école républicaine de la IIIe République était brusquement devenu caduc. Cela n’allait pas tout à fait de soi et cette mise au rancart de la panoplie coloniale représenta une véritable violence imposée à tout un pan de fierté nationale construite par les générations antérieures.

On sait comment une génération met à la cave, ou au grenier, tous les objets et mobiliers devenus désuets à ses yeux. Il arrive ensuite que les petits-enfants, en découvrant le contenu des greniers, soient, pour des raisons à la fois d’esthétique et de recherche de racines, éblouis par ces vieux objets remis en vie, dont ils ignorent souvent l’histoire propre. Cette résurgence, parfois très «kitsch», peut faire le bonheur des brocanteurs. Une culture de la nostalgie – comme on a pu le constater à propos de certains films tournés dans un décor colonial (3) – permet alors de doter ces vieux objets de nouvelles légendes. Leur histoire n’en reste pas moins à faire. Si, donc, les objets coloniaux ressortent des greniers, il s’agit d’abord de savoir pourquoi ils y sont entrés.

Au moment des indépendances, et dans les années qui suivirent, le vent de la décolonisation balaya les enseignements concernant la période coloniale. Il y eut des tentatives militantes d’histoire anti-colonialiste (4) , qui ne furent pas toujours reprises, mais il y eut, surtout, en France, l’ouverture d’une période d’oubli, une volonté de tourner la page. L’histoire du Maghreb colonial, par exemple, en fut durablement victime. Ce n’était plus un chantier noble.

un temps de silence, d’oubli, de purgatoire.

L’histoire de la colonisation et de la décolonisation survécut dans des espaces limités de l’université française, parfois sous l’enseigne de l’histoire des Relations internationales, mais elle représentait un secteur périphérique ou marginal. Elle «payait» ainsi des années de propagande impériale, dont elle n’était pas toujours, elle-même, coupable. Charles-André Julien (1891-1991), qui reste une référence pour les chercheurs, avait donné l’exemple d’une histoire critique de l’Afrique du Nord.

Charles-André Julien, couv

Au-delà de l’institution universitaire, c’est la France qui fut collectivement convaincue de sortir résolument de l’univers colonial. On rangea dans les placards les cartes de l’Empire. Tout cela était trop chargé : honte et culpabilité «à gauche», goût de défaite «à droite», sentiments généralisés d’un grand gâchis, de morts et de souffrances inutiles : une véritable «gueule de bois». Les nouveaux historiens se tournèrent, dans leur majorité, vers d’autres domaines et d’autres espaces.

D’aucuns penseront peut-être que ce lien entre chute de l’Empire et relégation de l’histoire coloniale n’était pas nécessaire. N’aurait-on pu «décoloniser l’histoire de la colonisation» ? Comme il arrive souvent aux lendemains de grands bouleversements, il y eut un temps de silence, d’oubli, de purgatoire. Sans doute était-ce indispensable pour partir sur de nouvelles bases. L’Empire s’était tellement inscrit, entre les deux guerres mondiales, dans l’identité française que sa remise en cause ne pouvait être qu’un arrachement. Il y fallait ce travail de deuil.

nombre d’historiens épousèrent la cause des peuples concernés

Ce purgatoire exerça ses effets, à des degrés divers, et sous des formes variées, sur les différentes régions de l’Empire. Nombre d’historiens de cette génération épousèrent alors la cause des peuples concernés. On vit naître, par exemple, autour de Paris-VII, un groupe d’historiens de l’Indochine qui combinèrent une histoire engagée anti-colonialiste et une histoire des mouvements de lutte et des sociétés. Après un temps de latence, le Maghreb suscita, de façon plus dispersée, des interrogations du même type, avec un privilège particulier conféré à l’histoire de l’Algérie et, plus récemment, de la guerre d’Algérie.

Les combattants et la geste des indépendances, les galeries de portraits de grands ancêtres africains remplacèrent les héros de la colonisation et la légende dorée de l’Empire  (5). On voulait désormais se consacrer à l’histoire des peuples, et non plus à celle des entreprises coloniales : un changement de point de vue fondamental, qui justifiait intellectuellement l’abandon de l’«histoire coloniale», celle des institutions impérialistes, au profit de cette «histoire des peuples». La «bibliothèque coloniale » (6) comme grille obligée de la connaissance était progressivement remise en cause, soumise à une relecture et à un décryptage critiques et remplacée par de nouvelles œuvres.

Il en fut bien ainsi à propos de l’Afrique subsaharienne. Ici, la grande cause était la découverte et la promotion d’une histoire de l’Afrique, longtemps niée par la «grande Histoire», et longtemps reléguée dans le circuit des sociétés savantes. Les nouveaux chercheurs, africains et occidentaux, abandonnèrent le plus souvent une histoire de la colonisation, devenue périmée à leurs yeux, pour une histoire de l’Afrique, une histoire des sociétés africaines.

Ce furent, dans les années 1960, les «années glorieuses» de la création de centres, de laboratoires, de chaires, d’institutions, d’ouvrages de référence (7), de revues dédiés à cette nouvelle histoire de l’Afrique (8). Cette histoire intégrait la période coloniale, notamment sous l’angle des «résistances» devenues un thème familier et obligé, mais elle privilégiait aussi la longue durée, les temps «pré-coloniaux». Ce fut l’époque des batailles pour la  «tradition orale» (9), pour la valorisation des sociétés jadis indigènes. Les nouveaux centres de recherche devinrent des «usines à thèses», où se formèrent plusieurs générations d’historiens africains et occidentaux.

Henri Brunschwig, Raymond Mauny, Yves Person

La colonisation n’était pas oubliée, mais elle ne constituait plus qu’un moment d’une histoire dans la longue durée. Les historiens français de l’Afrique, pour leur part, à travers les travaux fondateurs de Henri Brunschwig (1904-1989) (10), de Raymond Mauny (1912-1994 (11), puis d’Yves Person (1925-1982 (12), jetaient, chacun à leur manière, souvent dans une certaine discrétion, les bases de méthodologies et d’approches nouvelles de la connaissance du passé – proche ou ancien – du continent.

Ce n’est pas un hasard si, dans cette même période, la théorie des aires culturelles vint offrir un cadre systématique à l’étude des sociétés du monde. On ne travaillait plus sur des empires, ni sur des espaces classés selon la cascade épistémologique de l’époque impérialiste (les sociétés évoluées pour les historiens, les sociétés indigènes orales pour les ethnologues, et les sociétés technologiquement inférieures, mais dotées d’écritures anciennes, pour les orientalistes), mais sur des espaces presque vierges, en tout cas aseptisés » parce que leurs intitulés et leurs définitions étaient sans connotations anciennes.

Dans le cadre de ce nouveau partage du monde en «aires culturelles», qui abolissait les classements anciens au nom d’une vision en quelque sorte «géopolitique», les différentes sciences sociales étaient appelées à travailler de conserve. C’est ainsi que l’Afrique subsaharienne devint l’une de ces aires culturelles – une aire que l’on croyait, à ce moment, appelée, au sortir de sa libération du colonialisme, à une montée en puissance et à des succès en chaîne : il y avait alors l’idée sous-jacente d’une Afrique, vierge de toute histoire capitaliste et capable, comme telle, de passer encore plus aisément à la «modernité».

Dans cette aire, les historiens professionnels allaient commencer à prendre pied. Dans la logique ancienne, comme dans le discours commun, l’Afrique était le domaine, sinon la chasse gardée, des ethnologues. Les «glorieuses années 1960» furent donc aussi celles d’une irruption de l’histoire (13). Stigmatisée jadis par Hegel, qui y voyait le continent, par excellence, sans histoire, l’Afrique subsaharienne devenait, sous le regard des nouveaux historiens, une terre d’échanges, de changements sociaux, de transformations culturales et technologiques dans la longue durée.

Là où l’histoire coloniale se limitait le plus souvent à un regard unilatéral, celui du colonisateur, l’histoire de l’Afrique offrait une palette devenue, au fil du temps, beaucoup plus vaste. Progressivement, l’Afrique entrait ainsi dans l’histoire-monde.

Tels furent les combats de cette génération intellectuelle et des suivantes. On comprend mieux ainsi pourquoi l’histoire de la colonisation, formatée à l’ancienne, représentait un obstacle. Ce n’est pas qu’on voulût l’occulter ou la nier. Elle continua d’ailleurs à produire, sous une enseigne ou une autre, de beaux travaux académiques – de ceux qui donnent des bases solides à la science historique. Cette nouvelle génération de chercheurs voulait surtout la déborder de toutes parts et la réduire à une plus juste mesure.

la colonisation, un moment finalement tardif et «exogène»,

d’une très longue histoire «indigène»

À une époque révolue où la colonisation avait été considérée comme le moment de l’entrée du continent africain dans l’histoire succédait une période nouvelle où la colonisation était traitée comme un moment, certes important, mais finalement tardif et «exogène», d’une très longue histoire «indigène». Ce fut l’époque où, selon les termes d’un ouvrage dont le titre et la méthodologie résonnèrent alors fortement dans le monde des chercheurs, l’emportait désormais la «vision des vaincus» (14).

La question, ici, n’est pas de savoir si cette nouvelle approche n’était pas, elle aussi, empreinte d’illusions et de présupposés idéologiques nouveaux – ce dont il conviendrait de discuter par ailleurs. Il s’agit de comprendre les raisons de l’«occultation», ou, mieux, de la mise en réserve, d’une discipline, l’histoire coloniale, qui, nolens volens, incarnait la «gloire de l’empire» et, par conséquent, cette culture ambiguë faite d’un mélange détonnant d’images de conquête, de répression, de guerres coloniales, de paternalisme et de gestes humanitaires. Seule la rupture, à la fois épistémologique, symbolique et politique, avec cette histoire permettait de placer cet héritage au garde-meubles sous bénéfice d’inventaire.

Ce furent alors les secteurs les plus réactionnaires de la société française qui tentèrent, à la marge, d’entretenir une autre mémoire, faite de célébrations et de commémorations de l’épopée coloniale. Entre temps, l’imaginaire colonial s’était effondré dans la population. Le gaullisme politique fut l’un des instruments de ce passage d’une «France impériale» à une France de la «modernité». On chercha désormais d’autres ressorts pour nourrir le patriotisme national (refus de l’OTAN, résistance à la superpuissance nord-américaine, bombe atomique, etc.). Le passage était fait.

les aspects culturels et identitaires des situations coloniales

Un demi-siècle, ou presque, après les indépendances, le contexte a changé. L’histoire de l’Afrique a conquis ses lettres de noblesse. Une progression exponentielle des titres disponibles dans la bibliographie de la discipline témoigne de cette vitalité et de ce succès. Ce combat a donc été, globalement, gagné. Il ne serait d’aucune utilité de s’arc-bouter sur des argumentaires devenus dépassés. Les nouveaux combats pour l’histoire de l’Afrique empruntent d’autres voies. L’histoire de la colonisation n’est plus cet obstacle, réel ou fantasmé, qu’elle représentait à l’époque.

Un intérêt renouvelé pour l’histoire de la colonisation nous est venu des États-Unis, pays sans passé colonial stricto sensu – bien que les guerres indiennes fassent aussi partie de son héritage de conquête et d’oppression. Sous le nom de colonial studies (15), l’attention s’est portée davantage sur les aspects culturels et identitaires des situations coloniales, sur l’aliénation vécue du colonisé, et aussi du colonisateur, sur l’entre-deux qui se noue entre l’un et l’autre (16).

La «triade sacrée» classe/ genre/ ethnicité, en usage aux États-Unis, a servi de guide à de nouvelles recherches sur le terrain colonial. La thématique résistance/collaboration qui fit florès dans l’historiographie des indépendances africaines est abandonnée au profit de l’étude d’un champ interactif, dans lequel il s’agit plutôt de restituer la capacité d’initiative et de réappropriation des colonisés, hors de tout schéma binaire. Le refus des explications globalisantes et surplombantes, dans l’esprit du postmodernisme, marque une rupture nette – ou, si l’on veut, un dépassement – par rapport aux explications marxistes ou économistes du phénomène impérialiste. On nous pardonnera ce raccourci caricatural mais suggestif : Frantz Fanon remplace Lénine !

Des historiens nord-américains, dont la culture nationale n’est imprégnée ni par des images des épopées coloniales européennes, oubliées mais restées dans l’inconscient des héritiers, ni par les résidus idéologiques, laissés, dans un sens ou dans l’autre, par ce passé européen d’expansion et de conquêtes «outre mer», ont appliqué, avec distanciation, leurs méthodes à cet objet devenu, sous leurs mains, une scène comme une autre. Cette école nous apporte une nouvelle brassée de connaissances.

un article pionnier de Georges Balandier

Il y avait bien eu, du côté français, un article pionnier de Georges Balandier. S’il fut remarqué, on ne peut pas dire que les historiens, en France, l’aient réellement repris à leur compte. Est-ce parce qu’il venait d’un autre champ disciplinaire ? Ce sont les colonial studies qui vont précisément en réactiver la problématique.

Comme l’écrit Marie-Albane de Suremain dans la conférence déjà citée en note : «L’ouvrage collectif, édité en 1997, par Frederick Cooper et Ann Stoler sous le titre Tensions of Empire (17) donne les linéaments et le programme de ce qui peut être défini comme une anthropologie historique de l’impérialisme aux XIXe et XXe siècles. Il rassemble des travaux qui prennent pour objet des «situations coloniales» en Afrique, au Maghreb, en Asie et qui les analysent en se fondant sur des enquêtes de terrain, anthropologiques ou inspirées des méthodes de la micro-histoire. Il s’agit de mettre en œuvre l’analyse problématique de la notion de «situation coloniale» proposée par Georges Balandier dès 1951 (18), pour construire collectivement une topographie des «situations coloniales» concrètes qui répertorie et permet de comprendre les incarnations simultanées et successives du phénomène macro-historique que fut l’impérialisme colonial des XIXe et XX siècles» (19).

Loin d’être une simple « exportation » nord-américaine, les colonial studies s’inscrivent donc dans une généalogie complexe et dans une interaction des travaux des deux côtés de l’Atlantique.

une «histoire coloniale sous le regard des dominés»

Dans cette même généalogie, il convient de situer l’essor des subaltern studies, nées, au début des années 1980 (20), du travail de jeunes intellectuels radicaux réunis autour de l’historien indien Ranajit Guha, et qui entendaient renverser les présupposés habituels de l’historiographie de l’Inde coloniale.

L’histoire de l’Inde, qu’elle fût colonialiste, nationaliste ou marxiste, privilégiait les classes dominantes ou les éléments jugés les plus avancés en ignorant la part d’initiative, d’autonomie et de résistance des classes «subalternes» de l’Inde. C’est précisément au prix d’une rupture avec l’histoire coloniale, classique ou critique, que les subaltern studies sont ainsi devenues le symbole de la réappropriation, par des intellectuels des pays du Sud, de l’histoire du passé colonial de leurs peuples – ce que Jacques Pouchepadass appelle une «histoire coloniale sous le regard des dominés» (21).

Arjun Appadurai
Arjun Appadurai

Dans la même chaîne de transmission, on peut encore citer l’œuvre d’Arjun Appadurai, qui illustre la vitalité des postcolonial studies, autre pièce dans la nouvelle configuration des travaux sur les peuples colonisés. Le terme de postcolonial se réfère d’ailleurs moins à la période qui a suivi la décolonisation qu’aux conditions propres à toute société marquée par l’expérience coloniale, rétablissant ainsi une continuité dans l’expérience vécue par les sociétés colonisées avant et après l’indépendance. On notera tout particulièrement que le thème de l’État-nation, considéré comme un modèle hérité des puissances coloniales européennes, est spécialement visé par cette critique.

Là où les histoires nationalistes recherchaient des précurseurs d’États-nations (c’était la tendance dominante dans l’histoire de l’Afrique des années 1960), les auteurs des postcolonial studies s’intéressent à d’autres échelles et à d’autres repères. Les nationalismes construits par les nouvelles, ou les anciennes, élites deviennent suspects. Ils apparaissent comme un prolongement de la logique coloniale, de ses représentations de l’espace, de ses appareils de pouvoir. Face à la problématique de l’État-nation, devenue «le souci dominant des sciences humaines», Appadurai se fait l’anthropologue de la mondialisation, «dans un monde devenu déterritorialisé, diasporique et transnational» (22).

Il convient de reconnaître que ces différents travaux, ces problématiques décapantes, ont eu un impact limité sur la recherche française, comme si ce type d’approche, parfois plus littéraire qu’historien, décontenançait les tenants d’une histoire plus braudélienne. C’est aussi que l’espace concédé aux études extra-européennes et à l’histoire-monde dans le système français, laisse trop peu de place à de tels débats et restreint le public susceptible d’y participer. Pour cette raison, c’est un historien sénégalais, Mamadou Diouf, familier des campus américains, qui s’est fait l’introducteur de ces problématiques dans le champ francophone (23).

Si nous en revenons, précisément, à l’histoire française et francophone de l’Afrique et de la colonisation, il est juste de reconnaître que, pendant ces cinquante dernières années, les historien/ne/s, quelles que soient leurs options, ont beaucoup travaillé. Il n’est pas un pays d’Afrique où la période coloniale ait échappé à leurs investigations. Il serait donc à la fois injuste et inexact d’imaginer que le travail de l’histoire se serait endormi, ou, pire, aurait été suspendu pendant ce demi-siècle.

Si la colonisation, pour des raisons multiples, revient, en France, sous le feu de l’actualité, c’est là un effet de la mondialisation, du passage des générations, de la recherche identitaire d’une partie des enfants d’immigrés en France (24) (tous ne sont pas issus d’anciens territoires de colonisation française et l’on ne saurait donc généraliser), mais aussi de l’instrumentalisation qui peut être faite de la «culpabilité coloniale» française. Après Vichy, faudrait-il que la colonisation soit promue au rang de «passé qui ne passe pas», d’histoire délibérément occultée ?

La vérité, c’est que, pendant une ou deux générations, cela n’intéressait plus personne et que, si la période coloniale était sortie des media, voire de certains programmes scolaires (ici encore, il convient de ne pas généraliser), elle n’avait jamais quitté le champ de recherche des historiens concernés. Le moment est sans doute venu de mettre à profit, et de valoriser, ce travail d’accumulation effectué sous l’enseigne de l’histoire d’Afrique, de l’histoire des relations internationales, ou des histoires nationales dans les pays africains, ou d’autres enseignes encore.

une histoire de la colonisation désormais inséparable d’une histoire-monde

On pourra constater alors que l’histoire de la colonisation est bien vivante. Cette histoire est désormais inséparable d’une histoire-monde, à laquelle il est cependant nécessaire de dire que l’université française continue d’être encore fort mal préparée. Et c’est plutôt sur ce point que nous pourrions rejoindre les critiques formulées : l’histoire des aires culturelles – de quelque manière qu’on les appelle – est le parent pauvre d’une «grande histoire» universitaire, fort respectable, mais qui reste tournée très majoritairement vers l’hexagone et l’Europe occidentale.

Les passerelles sont rares, insuffisantes entre cette «histoire noble», consacrée par les concours de l’enseignement dans leur forme actuelle, et les «histoires périphériques» (outre l’Afrique, nous parlons ici de la Chine, du Japon, du monde post-soviétique, du sous-continent indien, du continent américain… – excusez du peu !) qui sont cantonnés dans des espaces réservés. Une telle posture commande le reste : programmes scolaires, intérêt des media et du public, dynamique du débat scientifique.

train-expo, Ligue maritime et coloniale, 1943
affiche de la Ligue maritime et coloniale française, 1943

Une redécouverte de l’histoire de la colonisation comme composante, longtemps tenue en marge, de l’histoire française, est tout à fait souhaitable, comme serait tout autant souhaitable aujourd’hui – simple exemple – une redécouverte de l’histoire du mouvement ouvrier, perdue par les nouvelles générations, et qui, elle aussi, pour d’autres raisons, est en cours d’«occultation» après avoir tant donné à la discipline.

Mais si l’enjeu est de faire revenir l’histoire de la colonisation dans la seule histoire nationale, on aura manqué l’essentiel : la promotion d’une véritable histoire-monde, européenne et extra-européenne, dans nos institutions et dans nos représentations (25).

Si, d’autre part, la mise en exergue de l’histoire de la colonisation se voulait un simple rappel de la «culpabilité française», sur laquelle, quoi qu’on en pense, beaucoup a déjà été dit et écrit, nous ne ferions que passer d’une construction idéologique à une autre (26).

On doit reconnaître cependant que la violence coloniale, profondément inscrite dans un système de domination autoritaire et discrétionnaire, a été quelque peu évacuée d’un discours académique convenable. Elle a été bien décrite, par plusieurs générations d’auteurs, à propos de l’Afrique du Nord. L’étude de cette violence en Afrique subsaharienne a fait l’objet d’une plus grande retenue (27). D’une certaine manière, la dernière période de la colonisation, celle des années 1950, marquée par l’ouverture politique progressive et un souci du développement économique, et par l’arrivée, au sortir de la guerre, de nouvelles générations d’administrateurs humanistes, a tendu à dissimuler, aux yeux de certains auteurs et de leurs lecteurs, les périodes antérieures plus noires (28).

L’histoire de la colonisation ne saurait non plus se réduire à l’histoire des institutions, des représentations ou des intérêts français, sous peine de renoncer à nouveau à cette histoire des peuples, à cette histoire interactive des colonisateurs et des colonisés qui est le principal acquis de ce demi-siècle, et qui devrait fonder les travaux à venir.

l’histoire de l’Afrique, née dans l’espace mental de la décolonisation est

traversée par des revendications de réappropriation identitaire

Pour un historien de l’Afrique, ce retour de l’histoire coloniale peut paraître surprenant. Ce mouvement va tellement à l’encontre de l’agenda des années 1960 et 1970 que cela ressemble presque à une revanche du «refoulé» : au secours, l’histoire coloniale revient ! Mais, on l’a dit, les temps et les problématiques ont changé, l’histoire de l’Afrique et l’histoire de la colonisation aussi. L’histoire de l’Afrique, née dans l’espace mental de la décolonisation et dans l’interaction entre chercheurs du Nord et chercheurs du Sud, est traversée aujourd’hui par des revendications de réappropriation identitaire d’autant plus vives que les laboratoires de recherche occidentaux, par les moyens dont ils disposent, ont contribué à déplacer le centre de gravité de ces études, en partie hors du continent, et facilité des mouvements de migrations intellectuelles.

L’histoire coloniale dont on parle au début de ce XXIe siècle est elle-même en pleine mutation. Elle a abandonné toute fonction de légitimation de l’entreprise coloniale pour se tourner progressivement vers une histoire «sous le regard des dominés».

Une redécouverte de cet objet, si fortement connoté dans notre propre tradition intellectuelle, si intiment lié à cette «bibliothèque coloniale» dont parle Valentin Mudimbe, est donc devenue possible et nécessaire. L’article caricatural, heureusement abandonné, d’une loi française récente sur «les aspects positifs de la colonisation française», n’a fait qu’accélérer une demande sociale sourde, à laquelle il appartient à l’historien de répondre. Car s’il ne le fait pas, ce seront d’autres que lui qui s’en chargeront.

 

Jean-Louis TRIAUD
«L'écriture de l'histoire de la colonisation en France depuis 1960»,
Sophie Dulucq, Catherine Coquery-Vidrovitch, Jean Fremigacci,
Emmanuelle Sibeud et Jean-Louis Triaud,
dans Afrique & histoire 2006/2 (vol. 6), p. 235 à 276.

 

Notes

1 - Cet article s’inscrit dans une réflexion dont Jean-Pierre Chrétien a déjà donné, dans l’éditorial du numéro 1 d’Afrique & histoire, les principaux repères. Nous y renvoyons le lecteur. Je tiens, d’autre part, à remercier Fabienne Le Houérou, qui a bien voulu relire une première version de cet article et apporter des suggestions profitables, puis Jean-Pierre Chrétien et François-Xavier Fauvelle, qui m’ont fait part de leurs observations bienveillantes et apporté leurs commentaires attentifs.
2 - Voir notamment, N. Bancel, P. Blanchard, S. Lemaire (dir.), La fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2005.
3 - On pense ici, entre autres, à Indochine (1992). «Comme l’attestent des films assez récents, le mot «Indochine» garde aux oreilles des Français un certain pouvoir évocateur des grandeurs coloniales passées » (L’«Indochine», l’Inde et la France : représentations culturelles, Colloque international, Université de Newcastle, 5-7 septembre 2003). Texte de l’appel à contributions.
4 - Jean Suret-Canale (un géographe devenu historien) représente le meilleur exemple de ce type de rupture avec l’histoire coloniale. Membre du parti communiste, Jean Suret-Canale publia, en trois tomes, entre 1958 et 1972, un ouvrage, dont les deux premiers, notamment, servirent de référence et d’alternative aux premières promotions d’historiens africains : Afrique Noire (occidentale et centrale), Paris, Éditions Sociales : t. 1 : Géographie, Civilisations, Histoire, 1958 (3e édition, 1968) ; t. 2 : L’ère coloniale (1900-1945), 1964 (2e édition, 1971) ; t. 3 : De la colonisation aux indépendances (1945-1960), 1972. Cette série est présentée en ces termes par le libraire en ligne Soumbala : «Trois volumes pour dresser une fresque engagée de l’histoire de l’Afrique, de la préhistoire aux Indépendances, avec bien sûr une place particulièrement importante accordée à la colonisation et à ses méfait ». J. Suret-Canale est aussi (entre autres) l’auteur d’une petite brochure multigraphiée, Essai sur la signification sociale et historique des hégémonies peules (XVIIe-XIXe siècles), publiée au Centre d’Études et de Recherches Marxistes (CERM), s.d. [1964] qui, pour l’époque, représentait une percée suggestive.
Il nous semble que l’œuvre de Jean Suret-Canale marqua encore plus, sur le moment, les jeunes historiens africains que les français. Une génération plus tard, la rupture intellectuelle avec l’histoire coloniale et avec l’histoire de l’Afrique académique, prendra, chez une partie des intellectuels africains et américains-africains, la forme de l’afrocentrisme, initié par W.E B. Du Bois, puis par Cheikh Anta Diop.
5 - On peut retenir comme emblématique, à cet égard, la grande collection de biographies publiée par les éditions Jeune Afrique sous le titre Les Africains. Cette série, dirigée par Charles-André Julien, Magali Morsy, Catherine Coquery-Vidrovitch et Yves Person, qui réunit dans un même projet les champs historiques nord et sud-sahariens, comporte 10 volumes (1977-1978).
6 - Voir V. Mudimbe, The Invention of Africa. Gnosis, Philosophy, and the Order of Knowledge, Bloomington, Indiana University Press, 1988.
7 - Plusieurs instruments méritent ici d’être signalés, qui ont donné des assises durables à la discipline. Il y eut d’abord H. Deschamps (sous la direction de), Histoire générale de l’Afrique noire, de Madagascar et des Archipels (Paris, PUF, 1970, 4 tomes), qui conféra, en France, une visibilité universitaire à la discipline et qui représenta à cet égard un ouvrage-étape non négligeable.
L’Histoire Générale de l’Afrique, publiée, en plusieurs langues, sous l’égide de l’UNESCO, vaste entreprise scientifique, diplomatique et symbolique, réunit un large panel d’historiens originaires des pays d’Afrique et des pays du Nord (en français, 8 volumes, 1980-1998 – il existe des versions abrégées). Elle a eu pour ambition de faire entrer l’histoire de l’Afrique dans l’histoire de l’humanité. Comme la collection Les Africains, elle a, en outre, pour caractéristique de réunir dans une approche commune les Afriques septentrionale et subsaharienne. Mais c’est vraiment la Cambridge History of Africa (CUP, 8 volumes, 1982-1985) qui consacre l’entrée de l’histoire d’Afrique dans les bibliographies académiques.
8 - C’est en 1960 que sont créés le Journal of African History et, du côté français, les Cahiers d’Études Africaines, multidisciplinaires.
9 - L’ouvrage fondateur est celui de J. Vansina, De la tradition orale. Essai de méthode historique, Tervuren, 1961, qui fut la «bible» des années soixante en la matière. Vingt ans plus tard, l’auteur procédera à une révision critique de certaines de ses affirmations de l’époque : Oral Tradition as History (1985).
10 - Henri Brunschwig est devenu, en 1962, directeur d’études à la VIe section de l’École Pratique des Hautes Études (qui allait devenir l’EHESS). À contre-courant du marxisme alors dominant, il prit ses distances à l’égard des théories économistes de l’impérialisme. On lui doit notamment Mythes et réalités de l’impérialisme colonial français, 1871-1914, Paris, Armand Colin, 1960 ; L’Afrique noire au temps de l’empire français, Paris, Denoël, 1988 ; Noirs et Blancs dans l’Afrique noire française, Paris, Flammarion, 1992 ; Le partage de l’Afrique noire, Paris, Flammarion, 1999.
11 - R. Mauny a mené trois carrières successives : dans l’administration coloniale du Sénégal (1937-1947), à l’IFAN (à partir de 1947), puis à la Sorbonne où il fut d’abord maître de conférences (1962), puis professeur (1964). Il est l’auteur d’un ouvrage fondateur qui va féconder les travaux de recherche en préhistoire, archéologie et histoire de l’Afrique de l’Ouest à l’époque médiévale : Tableau géographique de l’Ouest africain au Moyen âge d’après les sources écrites, la tradition et l’archéologie, Dakar, IFAN, 1961.
12 - Yves Person fut nommé professeur à la Sorbonne (Paris-I) en 1970. Après une carrière d’administrateur de la France d’Outre-Mer, il rejoignit l’université de Dakar vers le milieu des années soixante. Le maître ouvrage d’Y. Person est Samori, une révolution dyula, Dakar, IFAN, 1968-1975, 3 tomes. Nous tenons à remercier Claude-Hélène Perrot, Josette Rivallain et Sophie Hennion, qui nous ont fourni différents renseignements biographiques sur Raymond Mauny et Yves Person.
13 - On rappellera ici le rôle pionnier de B. Davidson, un journaliste britannique, qui popularisa pour un public large cette découverte de l’histoire d’Afrique. Voir, parmi d’autres titres, Old Africa Rediscovered (Londres, 1959), trad. française : L’Afrique avant les Blancs (Paris, PUF, 1962) ; Black Mother (Londres, 1961), trad. française : Mère Afrique (Paris, PUF, 1965).
14 - Natahn Wachtel, La vision des vaincus. Les Indiens du Pérou devant la conquête espagnole, Paris, Gallimard, 1971.
15 - On signalera ici une excellente mise au point faite par M.-A. de Suremain dans une conférence pédagogique à l’université de Versailles : «Qu’entend-on par «histoire coloniale» ou «colonial studie » ? (s.d.). Voir :

<hhttp:// www. ac-versailles. fr/ pedagogi/ gephg/ pedagogie/ premieres/ Conf1/colonisation.htm> (18 mars 2006). Une bibliographie substantielle accompagne cet exposé. Voir aussi E. Sibeud, M.-A. de Suremain, «Histoire coloniale et / ou Colonial Studies : d’une histoire à l’autre», dans Écrire l’histoire de l’Afrique autrement, Cahiers Jussieu «Afrique noire», n° 22 (Paris, L’Harmattan, 2004).
16 - On peut appliquer ici la problématique utilisée par E.P. Thompson (1924-1993), l’un des pères des cultural studies britanniques, dans ces mêmes années 1960, pour l’étude de la culture ouvrière : «Comment s’articulent dans les identités collectives des groupes dominés les dimensions de la résistance et d’une acceptation résignée ou meurtrie de la subordination ?» (A. Mattelart et E. Neveu, «Cultural Studies’ Stories. La domestication d’une pensée sauvage ?», Réseaux, n° 80, CNET, 1996).
17 - F. Cooper et A. Stoler (ed.), Tensions of Empire. Colonial Cultures in a Bourgeois World, Berkeley, University of California Press, 1997.
18 - Georges Balandier, «La situation coloniale : approche théorique», Cahiers Internationaux de Sociologie, 1951, vol. XI, p. 44-79.
19 - M.-A. de Suremain, loc. cit.
20 - Les Subaltern Studies sont une série de volumes collectifs publiés par Oxford University Press depuis 1982, avec le sous-titre Writings on South Asia History and Society. Cette série compte 10 volumes à ce jour.
21 - Voir J. Pouchepadass, «Les Subaltern Studies ou la critique postcoloniale de la modernité», L’Homme, n° 156, 2000. Le terme de «culture subalterne» vient de Gramsci.
22 - Voir A. Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2001, p. 260.
23 - M. Diouf (dir.), L’historiographie indienne en débat. Colonialisme, nationalisme et sociétés post-coloniales, Paris, Karthala, 1999.
24 - Pour des raisons qui ne sont pas culturalistes, mais qui correspondent aux motifs de l’arrivée en France des immigrants, à leur origine sociale et aux connotations et conditions politiques de leurs départs, les immigrés, et leurs descendants, issus de l’ancienne Indochine, ne relèvent pas d’une telle problématique. Ce sont donc bien les immigrants d’origine subsaharienne ou maghrébine, et leurs descendants, qui sont concernés par ce déficit identitaire dans la société française.
25 - Sur cette nécessité du désenclavement de l’histoire européenne, on lira avec intérêt l’ouvrage de S. Gruzinski, Les quatre parties du monde. Histoire d’une mondialisation, Paris, Éditions de la Martinière, 2004.
26 - «Dans cette conjoncture, la longue amnésie officielle concernant les crises des décolonisations, les guerres de mémoire – opposant les pieds-noirs, les nostalgiques des colonies, les anciens combattants, les immigrés et leurs descendants, les anticolonialistes –, l’absence de consensus minimum sur les faits, la place du prétoire et de la presse dans les débats favorisent les tentations de surenchères et la propension à cultiver le rôle du procureur» (C. Liauzu, «Interrogations sur l’histoire française de la colonisation», Genèses, n° 46, mars 2002, p. 54)
27 - On n’oubliera pas, dans ce registre, la thèse de Catherine Coquery-Vidrovitch, Le Congo au temps des grandes compagnies concessionnaires, 1898-1930, Paris-La Haye, Mouton, 1972.
28 - De façon, il est vrai, discutée, le Livre Noir du Colonialisme dans une sorte de vue panoramique couvrant cinq siècles, a cherché à rendre à cette thématique une place plus centrale dans l’approche, par les historiens, du fait colonial (Le livre noir du colonialisme, XVIe-XXIe siècles : de l’extermination à la repentance, sous la direction de Marc Ferro, Paris, Robert Laffont, 2003).

 

chef Mossi du Tenkodogo, 1957
le Tenkodogo Naba (ici, avec ses ministres) est le chef Mossi
du royaume de Tenkodogo, Haute-Volta (Burkina-Faso), 1957,
source : Anom

 

 

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vendredi 28 juin 2019

idéologies décoloniales, post-coloniales, mémorielles et courants historiographiques

profanation statue Cecil Rodes, université du Cap
profanation de la statue de Cecil Rhodes à l'universiuté du Cap

 

idéologies

décoloniales, post-coloniales,

concurrences mémorielles

dans le cours de l'historiographie

 

 

liste d'articles sur Études Coloniales

 

  • La gauche et la race : ambivalences et connivences, par Manuel Boucher (26 décembre 2018) [lire]
  • Ces militants décoloniaux qui veulent «démétisser» l'Amérique latine. La hara-kiri des antiracistes du Nouveau Monde, par Jérôme Blanchet-Gravel (24 juin 2019) [lire]

pow-pow

  • Les décoloniaux sont en contradiction flagrante avec les valeurs de la gauche, interview de Manuel Boucher [lire]
  • Le «décolonialisme», une stratégie hégémonique, appel de 80 intellectuels (novembre 2018) [lire]
  • Réponse à trois historiens  : Catherine Coquery-Vidrovitch, Gilles Manceron et Gérard Noiriel, par Guy Pervillé (novembre 2008) [lire]
  • Une vraie contorsion au sujet des mémoires, par Nathalie Galesne [lire]
  • Au sujet d'un livre de Benjamin Stora, La guerre des mémoires. La France face à son passé colonial, par Jean-Pierre Renaud [lire]
  • L'envahissante guerre des mémoires, à propos des livres de Benjamin Stora et d'Éric Savarèse, par Claude Liauzu [lire]
  •  Appel des juristes contres les lois mémorielles (2006) [lire]
  •  Une tyrannie des mémoires, par Claude Liauzu [lire]
  •  La France perd la mémoire. Comment un pays démissionne de son histoire, un livre de Jean-Pierre Rioux [lire]
  •  «Nous sommes les indigèns de la République...! Appel pour les Assises de l'anti-colonialisme post-colonial» [lire]
  • Ghettoïsation : un cran d'arrêt. Le conseil représentatif des associations noires mérite les encouragements des démocrates, par Michel Wieviorka - suivi de : Pas d'accord..., par Michel Renard [lire]

 

 

 décolonialisme, bannière

 

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jeudi 27 juin 2019

La gauche et la «race» : ambivalences et connivence, par Manuel Boucher (FigaroVox)

1er mai racisé

 

 

La gauche et la «race» :

ambivalences et connivences

par Manuel Boucher (FigaroVox)

 

Manuel Boucher, couv

Alors que le concept de «race» fait un retour régulier sur la scène publique, une partie de la gauche est dans le déni face aux mutations du racisme et de l'antisémitisme. En effet, au sein de ces mutations, des minorités actives identitaristes affirmant des mémoires indigènes et décoloniales, par réaction, conviction et stratégie, jouent un rôle majeur et participent, parallèlement aux identitaires nationalistes, aux fermetures des frontières ethniques et à la racisation des rapports sociaux et politiques.

Or, devant ces mobilisations indigénistes, la gauche est ambivalente : comment est-il possible que des mouvements et des organisations progressistes de gauche défilent derrière des organisations dites «postcoloniales» alors que celles-ci crient des slogans aux relents racistes, antisémites et séparatistes ?

Comment est-il possible que des syndicats, mouvements et partis de gauche traditionnellement engagés dans des combats émancipateurs, humanistes et anticléricaux puissent défiler aux côtés de groupes affirmant des alliances avec des mouvements islamistes défendant, au nom de la lutte contre l'islamophobie, le port du voile islamique ou du voile intégral alors que ces vêtements sont imposés aux femmes dans plusieurs pays musulmans où règnent des dictatures théologiques ?

Comment est-il possible qu'une partie de la gauche accepte, voire reprenne à son compte un vocabulaire racialiste, raciste et culturaliste, celui de la distinction entre «Blancs», «Noirs» et «Musulmans» contraire aux idées humanistes et universalistes au cœur des combats de la gauche pour la défense des Droits de l'Homme ?

Ces identitaristes décoloniaux rompent ainsi avec la tradition de la gauche anticléricale et s'opposent au modèle laïc républicain.

une gauche culturelle bien-pensante, moraliste, culpabilisatrice

et bourgeoise a supplanté une gauche populaire et sociale

Cette ambivalence de la gauche s'inscrit dans un contexte : celui la fin de la société industrielle, du déclin de la classe ouvrière et de sa conscience de classe. C'est désormais une gauche culturelle bien-pensante, moraliste, culpabilisatrice et bourgeoise qui a supplanté une gauche populaire et sociale. À gauche, ce n'est donc plus l'«égalité» liée aux droits sociaux qui est au centre des débats et des combats collectifs mais la reconnaissance de la «différence» et des particularismes associée aux droits culturels et aux revendications communautaires. La société française, à l'instar du monde anglo-saxon au cours des années 1990, voit apparaître une gauche qui parle, non plus au nom de tous les prolétaires, opprimés et «damnés de la terre», mais au nom des mémoires et des traditions des minorités et des groupes subalternes.

Par conséquent, la fonction tribunitienne autrefois occupée par la gauche, notamment par la gauche communiste, consistant à défendre les classes populaires contre les classes dirigeantes capitalistes est aujourd'hui disputée par l'extrême droite. Pour lutter contre les effets néfastes de la mondialisation, notamment l'insécurité sociale, la gauche est délégitimée au profit des populistes des «droites nationalistes» qui promettent de construire des barrières et des murs protectionnistes pour défendre les populations modestes et insécurisées autochtones, des excès de la mondialisation et de l'immigration.

Parallèlement au développement d'une extrême droite identitariste de plus en plus écoutée et reconnue par les milieux populaires, sur fond de déploiement des politiques et des idées néolibérales, de délitement de l'État social, de remise en question du projet républicain d'intégration, de développement de quartiers urbains de relégation ghettoïsés d'un point de vue socioethnique, de nouveaux militants «antiracistes» et «décoloniaux» forment une «bourgeoisie ethnique».

Ces militants, souvent issus de la gauche ou fréquentant des organisations de gauche, s'auto-proclament être les représentants des populations immigrées ou d'origine étrangère dont beaucoup vivent dans les banlieues paupérisées des villes. Tout en dénonçant, à juste titre, les discriminations subies par les habitants ethnicisés des quartiers ségrégués et ghettoïsés, ces militants participent à la coproduction de la racisation des rapports sociaux. Ces identitaristes décoloniaux rompent ainsi avec la tradition de la gauche anticléricale et s'opposent au modèle laïc républicain accusé de produire du racisme et de l'islamopobie. Dans cette optique, ils plébiscitent, à l'instar des élites libérales qui louent la diversité pour dépolitiser la question sociale, le multiculturalisme américain qui, selon eux, donnerait plus de pouvoir aux «minorités raciales». Dans la pratique, ces minorités actives, bien que très critiques à l'encontre de la gauche qu'ils qualifient de «gauche blanche» accusée de paternalisme et de maintenir un «impensé colonial», ont une grande influence alors que ces nouveaux militants de «l'antiracisme politique et décolonial» affirment la remise en cause des valeurs émancipatrices, solidaristes et humanistes.

les décoloniaux : dans une logique d'«auto-apartheid»

Au cœur de ce courant décolonial on sent l'influence pesante du «Parti des Indigènes de la République» (PIR).

Ces militants se définissent comme des activistes «racisés», c'est-à-dire des personnes originaires de pays anciennement colonisés qui dénoncent le «privilège blanc», les discriminations et le racisme structurel d'État dont ils seraient les premières victimes. Au-delà de cette dénonciation, ils en appellent également, quitte à renforcer les frontières ethno-raciales, à l'auto-organisation des racisés, voire à la non-mixité raciale dans certaines luttes.

S'opposant à l'antiracisme universaliste qui représenterait l'expression d'une posture morale et hypocrite, les décoloniaux désignent l'État comme étant le premier producteur de rapports de domination et de racisme systémique. Pour ces activistes, face à la «mécanique raciste» de l'État, seul un «Nous», celui des «indigènes» ex-colonisés opposé à un «Eux», celui des «Blancs» ex-colonisateurs, peut s'opposer à des pratiques discriminatoires routinières inscrites dans les têtes et les corps. Pour combattre la discrimination ethnoraciale des ex-colonisés, les décoloniaux s'inscrivent dans une logique d'«auto-apartheid».

Au cœur de ce courant décolonial on sent l'influence pesante du «Parti des Indigènes de la République» (PIR) qui, bien qu'il ne représente pas à lui seul le courant auto-proclamé de l'«antiracisme politique» en lutte contre le «racisme structurel d'État», notamment en raison de la médiatisation des provocations de sa leader, Houria Bouteldja, de son activisme et de sa production théorique, est néanmoins omniprésent dans les mobilisations des mouvements luttant contre «l'oppression postcoloniale». Pourtant, derrière la radicalité des propos des «(anti)-racistes politiques» se dessine un projet de société haineux, anti-humaniste, anti-universaliste et racialiste en rupture avec les valeurs fondamentales de la gauche.

Dans ce contexte, l'un des enjeux majeurs de la «gauche authentique», c'est-à-dire une gauche soucieuse de faire vivre ses valeurs de liberté, de justice, d'égalité, de solidarité et d'humanité est au moins de s'accorder sur un point : aucune alliance avec les organisations qui prônent des idées et mettent en œuvre des pratiques de division raciale et culturelle. Le devoir de la gauche n'est pas de soutenir des activistes fascisants, ni même de les regarder avec une certaine bienveillance parce qu'ils autoproclament agir au nom des opprimés et ex-colonisés mais de démasquer toutes les nouvelles formes d'autoritarisme.

À l'instar de la période du Front populaire où, dépassant leurs différences, toutes les forces de gauche se sont rassemblées pour combattre le fascisme, aujourd'hui, dans un autre contexte, celui-ci de la globalisation, il est temps que les gauches se réunissent à nouveau pour combattre tous les fascismes et les antimouvements identitaristes. Il est urgent, en effet, de faire vivre les luttes, les combats et les idéaux de la gauche face aux dominations en pratiquant un universalisme concret basé, d'une part, sur une action sociale et politique égalitariste, émancipatrice et laïque au service d'individus-citoyens libres et, d'autre part, sur une politique économique intrinsèquement redistributrice au service de la justice sociale et d'un projet solidariste.

Manuel Boucher
professeur de sociologie à l'univesité de Pau
auteur de La gauche et la race. Réflexions sur les marches de la dignité
et les antimouvements décoloniaux
,
L'Harmattan, novembre 2018
FigaoVox, 26 décembre 2018

Manuel Boucher

 

 

 

 

 

 

 

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lundi 24 juin 2019

Ces militants décoloniaux qui veulent «démétisser» l’Amérique latine, Jérôme Blanchet-Gravel

pow-pow

 

Ces militants décoloniaux

qui veulent «démétisser» l’Amérique latine

Le hara-kiri des antiracistes du Nouveau Monde

par Jérôme Blanchet-Gravel *

 

Par «antiracisme» indigéniste, les militants décoloniaux nord-américains remettent en cause l’existence même du Nouveau Monde… qu’ils rêvent d’épurer.

Un peu partout en Occident, les théories de la décolonisation ont de plus en plus la cote. Cause ou conséquence du multiculturalisme, elles sont le nouveau jouet rhétorique des militants antiracistes. Ces théories imposent un nouvel ordre, celui du néo-révisionnisme et du déboulonnage de statues, de l’historiquement correct et de la table rase. En France, on ne compte plus le nombre de colloques et de camps d’été décoloniaux où les guerriers sociaux se ruent pour rabrouer l’Occident. Nouveau moteur du sanglot de l’homme blanc (Pascal Bruckner), plus un jour ne passe sans qu’on ne les voie poindre leur nez.

camp d'été décolonial, 2017

Les pays européens souffrent beaucoup de ce courant de pensée. Balkanisation, retour de la race, enfermement identitaire : ce ne sont que trois conséquences liées de ce nouvel ordre. Quand ce courant ne divise pas la société, il arpente le passé à la recherche des plus grands trésors de la culpabilité. De la conquête de l’Égypte à la guerre d’Algérie, tous les éléments sont bons pour convaincre les Français de leurs crimes. Des crimes qu’ils commettaient autrefois outre-mer, et qu’ils continueraient symboliquement de commettre sur leur propre territoire. Après la décolonisation des pays conquis, celle des métropoles.

Le nouveau sanglot de l’homme blanc

Les antiracistes ne parlent même plus d’exportation d’armes dans les pays moins riches, mais des institutions et de l’attitude même des Français «de souche» dans leur quotidien.

Le néo-colonialisme hexagonal serait de l’ordre de l’inconscient. Même l’architecture serait empreinte de suprématisme. La nation, la République, la laïcité : autrefois les trophées du progrès, elles seraient maintenant des signes ostentatoires de conservatisme, voire d’une tentation fasciste (!). La République est le nouvel Ancien Régime, lit-on entre les lignes. Il existait une époque où le progrès était universaliste. Il est maintenant racialiste, tribaliste et surtout décolonial.

Si ces théories font des ravages en Europe, en Amérique, elles sont carrément dévastatrices, car c’est l’existence même du Nouveau Monde qui est remise en cause. Pour bien saisir la nature d’une idéologie, il faut pousser son raisonnement jusqu’au bout. Depuis quelques années, des militants antiracistes veulent déboulonner Colomb, en guise de symbole suprême de la négation de l’Amérique. Ce continent est issu de la rencontre des peuples, mais elle irait contre le vivre-ensemble. On convient que la rencontre a été brutale, mais c’est à partir d’elle que de nouvelles sociétés sont nées.

Christophe Colomb, tablau
déboulonner Christophe Colomb ?

Les guerriers sociaux font de l’évangélisation à l’envers : ils colonisent mentalement leurs compatriotes au nom de la décolonisation. Pour parvenir à la rédemption, il faut d’abord répandre la Mauvaise Nouvelle : les Blancs sont méchants.

Dans cet esprit, un nouveau concept a été créé : celui de «territoire non cédé». En 2017, la ville de Montréal a reconnu qu’elle se trouvait sur des terres usurpées aux Indiens, ce qui ne passe même pas le test de l’histoire selon des spécialistes. Le récit de la colonisation est complexe : les Européens se sont souvent alliés avec des tribus pour en combattre d’autres. Quoi qu’il en soit, les peuples amérindiens ont été volés : il faudrait leur rendre leurs terres. Mais comment ? Pour rappel, il y a 37 millions de personnes au Canada et 327 millions aux États-Unis. L’écrasante majorité de la population n’est pas d’origine autochtone.

Les antiracistes contre 1492

De New-York à Buenos Aires, mais surtout en Amérique du Nord, les militants décoloniaux s’appuient inconsciemment sur l’écologisme, rêvant de l’eldorado biodiversitaire des Précolombiens.

À l’heure de la religion verte, ils songent à retourner à l’ère préindustrielle. Ils rêvent d’une Amérique amazonienne, d’un continent édénique. Le mythe du bon sauvage n’a jamais été aussi présent : les Amérindiens incarneraient la pureté originelle et les Occidentaux le péché destructeur. Peu importe que les autochtones conduisent maintenant des voitures et utilisent des ordinateurs : la réalité ne compte pas dans l’imaginaire éco-romantique. La décolonisation des Amériques, c’est aussi un vaste projet de revalorisation de la nature.

Les théories de la décolonisation sont illusoires et dangereuses. Pour décoloniser les Amériques, il faudrait renvoyer les «euro-descendants» en Europe et pourquoi pas, les «afro-descendants» en Afrique, puisque leurs ancêtres ont été déplacés de force avec… la colonisation. Nous invitons les décoloniaux à prêcher par l’exemple. De même, il faudrait «démétisser» toute l’Amérique latine, séparer l’Indien de l’Espagnol dans la culture mexicaine, ce qui est impossible.

Les antiracistes rêvent de démêler des hommes au nom d’un âge d’or révolu. En Amérique, le respect des Premières Nations n’a pas besoin de s’appuyer sur cette utopie régressive. Les retours en arrière ne sont pas progressistes, surtout quand ils sont basés sur un tel désir de pureté.

Jerôme Blanchet-Gravel
Causeur.fr, 24 juin 2019
source

* Merci à Jérôme Blanchet-Gravel de nous avoir permis de reproduire son article.

 

habitant de la Floride, dessin, 1784
le mythe du bon sauvage (source Bnf, Gallica)

 

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mercredi 19 juin 2019

Les décoloniaux sont en contradiction flagrante avec les valeurs de gauche, Manuel Boucher

féminisme Lallab

 

les décoloniaux sont en contradiction

flagrante avec les valeurs de gauche

Manuel BOUCHER, propos recueillis par Thomas MAHLER

 

Dans La Gauche et la Race, le sociologue Manuel Boucher dénonce les mouvements décoloniaux qui représentent pour lui un anti-humanisme.

C'est le cri d'alarme d'un homme de gauche qui ne reconnaît plus les siens.

Professeur à l'université de Perpignan et disciple d'Alain Touraine, le sociologue  Manuel Boucher a, dans sa jeunesse, participé aux mouvements antiracistes libertaires, avant d'intégrer l'École des hautes études en sciences sociales pour étudier les discriminations sociales. Voilà pour le pedigree d'un chercheur qu'on qualifiera difficilement de réactionnaire. Mais, aujourd'hui, l'universitaire déplore l'influence grandissante des décoloniaux et l'abandon par les nouveaux militants antiracistes de l'universalisme au profit de combats identitaires faisant de la «blanchité» et de «l'État raciste» le mal à combattre.

Dans son passionnant La Gauche et la Race. Réflexions sur les marches de la dignité et les antimouvements décoloniaux (L'Harmattan), Manuel Boucher analyse notamment le discours de Houria Bouteldja, figure de proue des indigénistes qui dit ouvertement mépriser «la gauche blanche» et défend une «solidarité de race».

«Comment est-il possible que des mouvements et des organisations progressistes de gauche avec lesquelles, pour certaines, j'ai milité dans ma jeunesse lorsque j'étais engagé dans la lutte antifasciste radicale du côté des libertaires, défilent derrière des organisations dites “postcoloniales” alors que celles-ci crient des slogans aux relents racistes, antisémites et séparatistes ? Comment est-il possible que des syndicats, mouvements et partis de gauche traditionnellement engagés dans des combats émancipateurs, humanistes et anticléricaux puissent défiler aux côtés de groupes affirmant des alliances avec des mouvements islamistes comme le Hamas ou même défendant, au nom de la lutte contre l'islamophobie, le port du voile islamique ou du voile intégral aussi appelé "burka" alors que ces vêtements sont imposés aux femmes dans plusieurs pays musulmans où règnent des dictatures théologiques ?» s'interroge le sociologue.

_________________

 

Manuel Boucher, couv

 

Le Point : Pourquoi avez-vous voulu écrire un livre sur «la gauche et la race», sujet hautement sensible ?

Manuel Boucher : Sociologue, je travaille depuis des années sur les quartiers populaires. Dans le cadre de mes recherches, je me suis intéressé au community organizing, médiatisé lorsque Obama a été élu président des États-Unis. Cette forme d'intervention sociale a été théorisée par Saul Alinsky, qui souhaitait mobiliser les victimes des processus de ghettoïsation et renverser les rapports de force entre les dominants et les dominés sur une base «communautaire».

Dans mes enquêtes, je me suis ainsi aperçu qu'il y avait de nouveaux militants, que j'ai appelés «identitaristes», formés pour une part au community organizing et s'autoproclamant représentants des quartiers de banlieue, mais ayant aussi des liens avec des mouvements plus politiques comme le Parti des indigènes de la République (PIR). Leurs discours sont en opposition avec les valeurs universalistes développées par la majorité des intervenants sociaux qui agissent aujourd'hui dans les quartiers populaires. Pour essayer de comprendre qui étaient ces activistes et ce qu'ils défendaient, j'ai analysé de nombreux textes des mouvements décoloniaux comme le PIR, la Brigade anti-négrophobie (BAN) ou le Front uni des immigrations et des quartiers populaires(FUIQP). J'ai rencontré plusieurs leaders de ces nouvelles manifestations antiracistes que sont les marches de la dignité en 2015 et 2017, et j'ai suivi les réunions préparatoires à la Bourse du travail de Saint-Denis...

revendications de gauche mais exprimées sur une base ethnoraciale

Ce qui m'a interloqué dans ces mouvements décoloniaux, c'est qu'ils semblent défendre des revendications légitimes et traditionnelles au sein de la gauche, comme l'antiracisme et la lutte contre les discriminations. Mais ils les expriment sur une base ethnoraciale politique qui me semble en totale opposition avec l'histoire de la gauche, à savoir l'universalisme et l'humanisme. La gauche s'est divisée entre réformistes et révolutionnaires, mais elle a des points communs : la lutte contre toutes les oppressions et dominations. Moi-même, ma culture est de gauche, et jeune, j'ai activement participé aux mouvements antifascistes radicaux. Il me semblait essentiel de le préciser dans le livre, d'abord, pour bien faire comprendre que je ne suis ni d'extrême droite ni même de droite, mais aussi pour rappeler qu'en tant qu'antifascistes radicaux, nous remettions en question l'«antiracisme moraliste» instrumentalisé par le Parti socialiste, notamment porté par SOS Racisme, mais certainement pas l'antiracisme universaliste.

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Or, les mouvements antifascistes, au départ libertaires, anticléricaux et luttant contre l'autoritarisme machiste comme religieux, sont en pleine mutation, puisque des militants assument de s'associer avec des mouvements anticoloniaux qui soutiennent directement ou indirectement l'islamisme, l'homophobie et le sexisme. Une partie importante de la gauche, qu'elle soit marxiste ou trotskiste, est aujourd'hui très ambivalente face à ces organisations qui participent à la racialisation des rapports sociaux. Alors que les organisations de gauche insistaient sur les ressemblances plutôt que sur les différences entre les hommes et les femmes pour construire une société plus humaine, ces anti-mouvements décoloniaux s'inscrivent dans une forme d'anti-humanisme, d'autoritarisme, voire de fascisme, basé sur la haine de l'autre, la désubjectivisation.

Pour les décoloniaux, l'État est le premier producteur de racisme, car la France resterait une nation coloniale

Au nom de la lutte contre le racisme structurel d'État ou l'islamophobie, ces mouvements décoloniaux font une distinction entre «les Blancs», «les Noirs» et «les Arabes». Ils assument clairement une séparation ethno-raciale des individus et des groupes, appelant même à la non-mixité dans certaines luttes. Ces activistes plébiscitent un «auto-apartheid», c'est-à-dire que seul un «Nous» – celui des «indigènes» – opposé à un «Eux» – les Blancs ex-colonisateurs qui continuent à bénéficier des privilèges – peut permettre l'émancipation des ex-colonisés. Tout cela me semble en contradiction flagrante avec les valeurs de la gauche qui a toujours lutté pour la défense des droits de l'homme. Pour ces mouvements décoloniaux, l'État est le premier producteur de racisme, car la France resterait une nation coloniale et la police serait son bras armé...

L'une des méthodes du community organizing, c'est de partir des colères des habitants. La plupart de ces mouvements décoloniaux s'appuient ainsi sur les violences illégitimes, et notamment sur les contrôles au faciès. En partant de cette révolte contre des pratiques qui sont effectivement inacceptables, ces mouvements espèrent mobiliser les habitants des cités ghettoïsées. La police apparaît comme une figure emblématique d'un État oppresseur, raciste, discriminatoire, qui n'est plus là pour vous protéger, mais pour vous opprimer et vous humilier. Pourquoi ? Parce que cet État défend les privilèges d'une oligarchie occidentale «blanche» qui continue à régner sur le monde.

Aujourd'hui, une gauche culturelle bien-pensante, moralisatrice, culpabilisatrice, se basant sur les rapports de race, a peu à peu supplanté une gauche sociale qui se basait sur les rapports de classe. Mais, derrière ces mouvements décoloniaux, qui s’autoproclament représentants des banlieues paupérisées et des populations lumpenprolétarisées, on retrouve, dans les faits, des leaders qui appartiennent à une « petite bourgeoisie ethnique » plutôt diplômée. Ils bénéficient du soutien de nombreux enseignants-chercheurs qui viennent puiser leurs références académiques dans le monde universitaire anglo-saxon associé aux différentes approches des « cultural studies ».

le nazisme ne concernerait pas le "sud"

Houria Bouteldja, porte-parole des indigénistes, va jusqu'à considérer que «l'horreur du nazisme» ne concerne pas le «Sud»... Dans cette construction d'un rapport entre le «Eux» et «Nous», le racisme ne peut que provenir de l'Occident. En tant que victimes du colonialisme et des rapports de domination coloniale, les «racisés», c'est-à-dire les «indigènes», ne sont que des victimes et ne peuvent pas être eux-mêmes les coproducteurs de racisme. Le PIR considère que la Shoah ne fait pas partie de leur histoire, ce qui les dédouane de prendre position sur la montée d'un nouvel antisémitisme, qui est un mélange des poncifs classiques expliquant que les juifs dominent le monde et d'un antisémitisme plus contemporain se nourrissant en particulier du conflit israélo-palestinien.

Bouteldja, Auschwitz

De même, on retrouve chez eux une grande ambivalence envers l'islamisme, l'islam ne pouvant être envisagé autrement que comme une religion des opprimés. Lors des attentats de 2015 et 2016, les organisations décoloniales s'intéressaient exclusivement aux potentielles violences policières illégitimes dans un contexte d'état d'urgence plutôt qu'à la logique fascisante et déshumanisante des islamistes qui ont une influence et des relais dans les quartiers défavorisés. Vous rappelez que le djihadisme et les attentats, eux aussi, ne sont vus que par le prisme de l'impérialisme. Dans l'appel pour la Marche pour la justice et la dignité de 2017, on pouvait ainsi lire : «Les attentats terribles que nous avons connus en 2015 et en 2016 sont venus renforcer l'arsenal sécuritaire alors qu'ils sont la conséquence directe de la politique guerrière que la France et ses alliés mènent à l'étranger»...

Alors qu'on aurait attendu de ces mouvements antiracistes une condamnation claire des attentats, on découvre, si on lit les différents appels, des pages et des pages sur la responsabilité de l'impérialisme occidental ou d'Israël. Si les attentats islamistes se sont produits sur le sol français, c'est un retour de bâton de la politique impérialiste et guerrière anti-musulmane. D'une certaine manière, s'il ya des victimes du terrorisme, alors, la société française doit se retourner contre son gouvernement, parce que c'est à cause de sa politique étrangère que les Français sont attaqués.

les décoloniaux ne s'intéressent nullement à l'idéologie djihadiste.

Ces mouvements décoloniaux ne s'intéressent nullement à l'idéologie djihadiste. La logique de ces indigénistes peut d'ailleurs amener à un retour du refoulé. Si on n'arrive à construire sa dignité qu'en affirmant sa défiance vis-à-vis du «monde blanc», alors, on entre dans une logique de surenchère identitariste qui sert les discours de clash de civilisation portés par les islamistes et les organisations et les personnalités d'extrême droite.

Mais, au-delà de cette logique de l'excuse, je crois que ces mouvements décoloniaux ont une réelle fascination pour la violence. Ils ne délégitiment pas la violence puisqu'elle est pour eux un moyen d'action vis-à-vis de la violence raciale que feraient subir le monde occidental et ses dirigeants aux ex-colonisés racisés. Il y a des extraits marquants dans le livre d'Houria Bouteldja   comme dans ses différents écrits. Elle souligne que les jeunes des banlieues, qu'elle qualifie  de «lascars de cité», bafoués dans leur virilité, peuvent être mobilisés et dirigés pour renverser «l'ordre établi blanc». C'est une instrumentalisation du ressentiment, de la frustration, du sentiment d'être humilié, pour le diriger contre un État jugé raciste. Houria Bouteldja assume d'être un «romoteur de la violence».

Je la cite : «Je préfère cracher le morceau, je suis une criminelle. Mais d'une sophistication extrême. Je n'ai pas de sang sur les mains. Ce serait trop vulgaire. Aucune justice au monde ne me traînera devant les tribunaux. Mon crime, je le sous-traite. Entre mon crime et moi, il y a la bombe. Je suis détentrice du feu nucléaire. Ma bombe menace le monde des métèques et protège mes intérêts», écrit-elle dans son livre... Il s'agit de transformer une «masculinité dominée et régressive » en «masculinité révolutionnaire».

très influencés par les «post-colonial studies»

C'est important de le souligner. Pour Bouteldja, la «blanchité» (traduit de l'anglais «whiteness») est une «forteresse inexpugnable»... C'est là où on voit que ces mouvements sont très influencés par les travaux universitaires anglo-saxons. Non seulement les meneurs décoloniaux tirent leur argumentation des écrits des chercheurs des «post-colonial studies» liés à une histoire américaine très marquée encore aujourd'hui par l'esclavagisme, mais en plus on fait un amalgame entre les États-Unis et la France, en confondant colonialisme et esclavagisme. La «blanchité», qui réduit à une sorte d'hégémonie sociale, culturelle et politique «blanche», est un anglicisme utilisé et instrumentalisé d'un point de vue politique pour finalement nourrir le ressentiment et favoriser les divisions de races, alors même qu'on prétend les dénoncer. La gauche est aujourd'hui divisée sur la question des mouvements décoloniaux comme sur celle de l'islamisme....

candidate voilée NPA

Pour l'extrême gauche d'obédience trotskiste qui veut croire en une «révolution permanente», il s'agit de pouvoir mobiliser tous les opprimés et les intégrer dans des combats collectifs. On se souvient du conflit au sein du NPA en 2010 avec la présence d'une candidate voilée aux élections régionales. Généralement, il existe une division théorique et idéologique entre les organisations trotskistes et décoloniales, mais, dans la pratique, par opportunisme, des organisations  d'extrême gauche s'allient aux mouvements dits décoloniaux, parce qu'elles espèrent ainsi avoir le soutien des jeunes et des habitants des quartiers populaires. De manière assez démagogique, on fait fi de l'émancipation individuelle, de la lutte contre l'obscurantisme clérical en s'associant à des mouvements décoloniaux qui, si on lit les écrits, méprisent en fait la gauche et son histoire ouvrière. D'ailleurs qualifiée de «gauche blanche».

Houria Bouteldja considère l'humanisme comme un stratagème du «pouvoir blanc» pour maintenir ses privilèges. Si vous vous intéressez à l'organisation des marches de la dignité, vous voyez d'ailleurs que les mouvements décoloniaux sont devant et expriment une forte satisfaction à reléguer à l'arrière des cortèges les partis de gauche traditionnels et les syndicats qui acceptent de défiler avec eux. En revanche, Lutte ouvrière reste sur des positions ouvriéristes et anticléricales classiques, critiquant les idées de Houria Bouteldja et de ses partisans comme étant «la négation des idées communistes».

La France insoumise est, par nature même, plus hétérogène. On a bien vu la différence entre la députée Danièle Obono et un courant plus laïque et républicain. Danièle Obono a clairement expliqué qu'elle considérait Houria Bouteldja comme une camarade. Sans être une représentante du décolonialisme le plus radical (elle est même accusée par les anticoloniaux d'être trop timorée), en acceptant de travailler avec les indigénistes, Danièle Obono cautionne la logique racialiste de ces anti-mouvements sociaux. Au-delà de ses différences, la gauche devrait s'accorder sur un point : aucune alliance avec les organisations qui prônent des idées et mettent en œuvre des pratiques de division raciale et culturelle. Le devoir de la gauche n'est pas de soutenir des activistes fascisants, ni même de les regarder avec une certaine bienveillance parce qu'ils s'autoproclament comme agissant au nom des opprimés et des ex-colonisés, mais de démasquer toutes les nouvelles formes d'autoritarisme.

la lutte pour l'égalité hommes-femmes n'est pas la priorité de Bouteldja

Comment expliquer que des militants féministes ou queer soutiennent les indigénistes, alors même qu'Houria Bouteldja a clairement montré que la lutte pour l'égalité hommes-femmes ou les droits des homosexuels était loin d'être sa priorité ? Il y a des alliances contradictoires et paradoxales. Dans mes entretiens avec les membres de Stop le contrôle au faciès ou la Brigade anti-négrophobie, je leur a iainsi demandé comment ils pouvaient s'associer à des mouvements qui refusaient de reconnaître l'importance de l'histoire de l'esclavagisme arabo-musulman et de la traite transsaharienne. L'un des leaders de la Brigade anti-négrophobie m'a dit : «Chaque chose en son temps.»

En gros, il y a une alliance pragmatique, et quand la question du «racisme structurel d'État» porté par le «pouvoir blanc» sera réglée, on s'occupera du racisme de certaines populations arabo-musulmanes. Ce sont des alliances pragmatiques entre minorités qui se sentent bafouées et s'inscrivent dans une logique d'«autodéfense». Pour ce qui est du féminisme, si on regarde le discours des indigènes concernant le port du voile, on peut vraiment se poser la question du féminisme musulman revendiqué par certaines associations. Houria Bouteldja considère que parler de féminisme musulman est un oxymore puisque, pour elle, il est évident que le voile est lié aufait que les femmes le portent surtout par choix tactique pour réduire la pression masculine des «hommes indigènes» sur les «femmes indigènes» alors que les hommes indigènes et musulmans sont opprimés par le «patriarcat blanc».

Bouteldja, couv

Porter un voile islamique, ce n'est pas défendre la pudeur des femmes, mais l'honneur des hommes arabo-musulmans. Dans des rapports de domination, c'est ainsi protéger leur virilité, les rassurer sur la fidélité des femmes de la communauté. Puisqu'il y a une hiérarchisation des luttes, de nombreux propos sont ainsi très inquiétants : on accepte les dominations patriarcales et religieuses, voire des viols, parce que la lutte anticoloniale est beaucoup plus importante que toutes les autres formes de dominations et de violences sexuelles. Ce qui rassemble finalement tous ces acteurs, c'est que nous sommes dans un État républicain qui reconnaît avant tout des individus citoyens plutôt que des représentants communautaires. La plupart de ces mouvements luttent contre cette intégration républicaine taxée de « nationale républicaine » et préfèrent une logique politique de type «multiculturaliste» qui donne du pouvoir aux représentants communautaires de ces minorités autoproclamées. D'où les alliances avec certaines féministes et une minorité d'associations défendant les droits des homosexuels.

Le Point a récemment publié un appel de philosophes, historiens ou professeurs dénonçant la «stratégie hégémonique» des décoloniaux. Est-ce une menace dans le cadre universitaire ?

Manuel Boucher : Il est normal que les questions chaudes de la société, et notamment la« différence culturelle », soient traitées au sein de l'université. Comme on l'a encore constaté avec la révolte des Gilets jaunes, il existe des fractures identitaires, des formes de radicalité extrêmement importante. On voit bien qu'ily a un mélange hétérogène entre des représentants de la France dite« périphérique » – travailleurs pauvres, petits artisans, chômeurs – qui sont en insécurité sociale, mais certains aussi en insécurité culturelle, des mouvements identitaires d'extrême droite, des activistes de l'« ultragauche » associés aux BlackBlocs, mais aussi des jeunes qui viennent des cités d'habitat social. Des associations proches des mouvements décoloniaux – notamment le comité Adama– ont appelé à manifester à Paris pour éviter, selon leurs déclarations, que le mouvement des Gilets jaunes ne se focalise sur les «racisés». Il faut bien sûr que l'université étudie ces questions brûlantes. Mais il y a une différence entre le fait de s'intéresser à ces questions, en essayant d'objectiver l'analyse de ces rapports sociaux, et de participer au développement des théories racialistes, racistes, complotistes, sous prétexte que les acteurs qui expriment ces points de vue sont des racisés. Mes collègues ont ainsi une grande responsabilité : celle d'analyser ces fractures identitaires

Propos recueillis par Thomas Mahler
Publié le 13 décembre 2018, Le Point.fr

 

 

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jeudi 29 novembre 2018

Le «décolonialisme», une stratégie hégémonique

décolonialisme, galerie

 

Le «décolonialisme»,

une stratégie hégémonique

appel de 80 intellectuels

 

C'est au rythme de plusieurs événements universitaires et culturels par mois que se multiplient les initiatives militantes portées par le mouvement «décolonial» et ses relais associatifs (1). Ces différents groupes sont accueillis dans les plus prestigieux établissements universitaires (2), salles de spectacle et musées (3). Ainsi en est-il, par exemple, du séminaire «Genre, nation et laïcité» accueilli par la Maison des sciences de l'homme début octobre, dont la présentation regorge de références racialistes : «colonialité du genre», «féminisme blanc», «racisation», «pouvoir racial genré» (comprendre : le pouvoir exercé par les «Blancs», de manière systématiquement et volontairement préjudiciable aux individus qu'ils appellent «racisés»).

Or, tout en se présentant comme progressistes (antiracistes, décolonisateurs, féministes…), ces mouvances se livrent depuis plusieurs années à un détournement des combats pour l'émancipation individuelle et la liberté, au profit d'objectifs qui leur sont opposés et qui attaquent frontalement l'universalisme républicain : racialisme, différentialisme, ségrégationnisme (selon la couleur de la peau, le sexe, la pratique religieuse). Ils vont ainsi jusqu'à invoquer le féminisme pour légitimer le port du voile, la laïcité pour légitimer leurs revendications religieuses et l'universalisme pour légitimer le communautarisme. Enfin, ils dénoncent, contre toute évidence, le «racisme d'État» qui sévirait en France : un État auquel ils demandent en même temps - et dont d'ailleurs ils obtiennent - bienveillance et soutien financier par le biais de subventions publiques.

La stratégie des militants combattants «décoloniaux» et de leurs relais complaisants consiste à faire passer leur idéologie pour vérité scientifique et à discréditer leurs opposants en les taxant de racisme et d'islamophobie. D'où leur refus fréquent de tout débat contradictoire, et même sa diabolisation. D'où, également, l'utilisation de méthodes relevant d'un terrorisme intellectuel qui rappelle ce que le stalinisme avait naguère fait subir aux intellectuels européens les plus clairvoyants.

tentatives d'ostracisation

C'est ainsi qu'après les tentatives d'ostracisation d'historiens (Olivier Pétré-Grenouilleau, Virginie Chaillou-Atrous, Sylvain Gouguenheim, Georges Bensoussan), de philosophes (Marcel Gauchet, Pïerre-André Taguieff), de politistes (Laurent Bouvet, Josepha Laroche), de sociologues (Nathalie Heinich, Stéphane Dorin), d'économistes (Jérôme Maucourant), de géographes et démographes (Michèle Tribalat, Christophe Guilluy), d'écrivains et essayistes (Kamel Daoud, Pascal Bruckner, Mohamed Louizi), ce sont à présent les spécialistes de littérature et de théâtre Alexandre Gefen et Isabelle Barbéris qui font l'objet de cabales visant à les discréditer. Dans le domaine culturel, l'acharnement se reporte sur des artistes parmi les plus reconnus pour les punir d'avoir tenu un discours universaliste critiquant le différentialisme et le racialisme.

La méthode est éprouvée : ces intellectuels «non conformes» sont mis sous surveillance par des ennemis du débat qui guettent le moindre prétexte pour les isoler et les discréditer. Leurs idées sont noyées dans des polémiques diffamatoires, des propos sont sortis de leur contexte, des cibles infamantes (association à l'extrême droite, «phobies» en tout genre) sont collées sur leur dos par voie de pétitions, parfois relayées dans les médias pour dresser leur procès en racisme… Parallèlement au harcèlement sur les réseaux sociaux, utilisés pour diffuser la calomnie, ces «anti-Lumières» encombrent de leurs vindictes les tribunaux de la République.

miner les principes de liberté d'expression et d'universalité

Nos institutions culturelles, universitaires, scientifiques (sans compter nos collèges et lycées, fortement touchés) sont désormais ciblées par des attaques qui, sous couvert de dénoncer les discriminations d'origine «coloniale», cherchent à miner les principes de liberté d'expression et d'universalité hérités des Lumières. Colloques, expositions, spectacles, films, livres «décoloniaux» réactivant l'idée de «race» ne cessent d'exploiter la culpabilité des uns et d'exacerber le ressentiment des autres, nourrissant les haines interethniques et les divisions. C'est dans cette perspective que s'inscrit la stratégie d'entrisme des militants décolonialistes dans l'enseignement supérieur (universités ; écoles supérieures du professorat et de l'éducation ; écoles nationales de journalisme) et dans la culture.

La situation est alarmante. Le pluralisme intellectuel que les chantres du «décolonialisme» cherchent à neutraliser est une condition essentielle au bon fonctionnement de notre démocratie. De surcroît, l'accueil de cette idéologie à l'université s'est fait au prix d'un renoncement à l'exigence pluriséculaire de qualité qui lui valait son prestige.

les débats doivent être contradictoires

Nous appelons les autorités publiques, les responsables d'institutions culturelles, universitaires, scientifiques et de recherche, mais aussi la magistrature, au ressaisissement. Les critères élémentaires de scientificité doivent être respectés. Les débats doivent être contradictoires. Les autorités et les institutions dont ils sont responsables ne doivent plus être utilisées contre la République. Il leur appartient, à tous et à chacun, de faire en sorte que cesse définitivement le détournement indigne des valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité qui fondent notre démocratie.

 

1 - Par exemple : Parti des Indigènes de la République, Collectif contre l'islamophobie en France, Marche des femmes pour la dignité, Marches de la dignité, Camp décolonial, Conseil représentatif des associations noires, Conseil représentatif des Français d'outre-mer, Brigade antinégrophobie, Décoloniser les arts, Les Indivisibles (Rokhaya Diallo), Front de mères, collectif MWASI, collectif Non MiXte.s racisé.e.s, Boycott désinvestissement sanctions, Coordination contre le racisme et l'islamophobie, Mamans toutes égales, Cercle des enseignant.e.s laïques, Les Irrécupérables, Réseau classe/genre/race.
2 - Par exemple : Collège de France, Institut d'études politiques, Ecole normale supérieure, CNRS, EHESS, université Paris-VIII Vincennes-Saint-Denis, université Paris-VII-Diderot, université Panthéon-Sorbonne Paris-I, université Lumière-Lyon-II, université Toulouse-Jean-Jaurès.
3 - Par exemple : Philharmonie de Paris, Musée du Louvre, Centre dramatique national de Rouen, Mémorial de l'abolition de l'esclavage, Philharmonie de Paris, musée du Louvre, musée national Eugène-Delacroix, scène nationale de l'Aquarium.

 

Les signataires

Waleed Al-Husseini, essayiste
Jean-Claude Allard, ancien directeur de recherche à l'Iris
Pierre Avril, professeur émérite de l'université Panthéon-Assas
Vida Azimi, directrice de recherche au CNRS
Elisabeth Badinter, philosophe
Clément Bénech, romancier
Michel Blay, historien et philosophe des sciences
Françoise Bonardel, philosophe
Stéphane Breton, ethnologue et cinéaste
Virgil Brill, photographe
Jean-Marie Brohm, sociologue
Marie-Laure Brossier, élue de Bagnolet
Sarah Cattan, journaliste
Philippe de Lara, philosophe
Maxime Decout, maître de conférences et essayiste
Bernard de La Villardière, journaliste
Jacques de Saint-Victor, professeur des universités et critique littéraire
Aurore Després, maître de conférences
Christophe de Voogd, historien et essayiste
Philippe d'Iribarne, directeur de recherche au CNRS
Arthur Dreyfus, écrivain, enseignant en cinéma
David Duquesne, infirmier
Zineb El Rhazaoui, journaliste
Patrice Franceschi, aventurier et écrivain
Jean-Louis Fabiani, sociologue
Alain Finkielkraut, philosophe et académicien
Renée Fregosi, philosophe et politologue
Jasmine Getz, universitaire
Jacques Gilbert, professeur des universités
Marc Goldschmit, philosophe
Philippe Gumplowicz, professeur des universités
Claude Habib, professeure des universités et essayiste
Noémie Halioua, journaliste
Marc Hersant, professeur des universités
Marie Ibn Arabi, professeur d’anglais
Pierre Jourde, écrivain
Gaston Kelman, écrivain
Alexandra Lavastine, philosophe
Françoise Lavocat, professeur de littérature comparée
Barbara Lefebvre, enseignante et essayiste
Jean-Pierre Le Goff, sociologue -Damien Le Guay, philosophe
Noëlle Lenoir, avocate au barreau de Paris
Anne-Marie Le Pourhiet, professeur de droit public
Laurent Loty, chercheur au CNRS -Catherine Louveau, professeur émérite
Yves Mamou, journaliste
Laurence Marchand-Taillade, présidente de forces laïques
Jean-Claude Michéa, philosophe
Isabelle Mity, professeur agrégée
Yves Michaud, philosophe
Franck Neveu, professeur des universités en linguistique
Pierre Nora, historien et académicien
Fabien Ollier, directeur des éditions QS ?
Mona Ozouf, historienne et philosophe
Patrick Pelloux, médecin
René Pommier, universitaire et essayiste
Céline Pina, essayiste
Monique Plaza, docteure en psychologie
Michaël Prazan, cinéaste, écrivain
Charles Ramond, professeur des universités et philosophe
Philippe Raynaud, professeur des universités et politologue
Dany Robert-Dufour, professeur des universités, philosophe
Robert Redeker, philosophe
Anne Richardot, maître de conférences des universités
Pierre Rigoulot, essayiste
Jean-Pierre Sakoun, président du Comité Laïcité République
Philippe San Marco, essayiste
Boualem Sansal, écrivain
Jean-Paul Sermain, professeur des universités en littérature française
Dominique Schnapper, politologue
Jean-Eric Schoettl, juriste
Patrick Sommier, homme de théâtre
Véronique Taquin, professeure et écrivaine
Jacques Tarnero, chercheur et essayiste
Carine Trévisan, professeur des universités en littérature
Michèle Tribalat, chercheuse démographe
Caroline Valentin, avocate et éditorialiste
André Versaille, écrivain et éditeur
Ibn Warraq, écrivain
Aude Weill Raynal, avocate
Yves Charles Zarka, professeur des universités en philosophie

 

LDNA contre Eschyle
la "Ligue de défense noire africaine" contre le théâtre d'Eschyle, 25 mars 2019, Sorbonne

 

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lundi 24 novembre 2008

Réponse à Catherine Coquery-Vidrovitch, Gilles Manceron et Gérard Noiriel (par Guy Pervillé)

Islande_orgues_basaltiques
glissements progressifs de la mémoire


réponse à trois historiens


Guy PERVILLÉ

Nous publions la réponse à Catherine Coquery-Vidrovitch, Gilles Manceron et Gérard Noiriel, historiens et membres du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire, que nous a fait parvenir Guy Pervillé, professeur d'histoire à l'université de Toulouse.

Le journal Le Monde du 8 novembre 2008 a publié, dans sa page 20, une libre opinion de nos collègues Catherine Coquery-Vidrovitch (1), Gilles Manceron (2) et Gérard Noiriel (3), s’exprimant en tant qu’historiens et que membres du Comité de vigilance sur les usages publics de l’histoire, sous le titre «Les historiens n’ont pas le monopole de la mémoire», complété par un sous-titre : «Les citoyens ont leur mot à dire dans la gestion de leur propre passé. N’en déplaise aux spécialistes». Cette prise de position se situe clairement à la limite du débat historique et du débat politique, mais c’est le cas de toute histoire qui se veut contemporaine au vrai sens du mot. C’est pourquoi elle me paraît mériter d’être connue de nous tous et appeler un débat entre historiens, à la fois clair et serein, qui nous intéresse tous.

Le texte de nos collègues commence par rappeler «un débat ouvert dans Le Monde par les articles de Pierre noraNora et Christiane Taubira (les 10 et 16 octobre)», lequel «ne peut se réduire à une opposition entre historiens et politiques, car il divise aussi les historiens». Il faut d’abord rappeler à ceux qui ne l’auraient pas lu l’appel lancé dans Le Monde du 11 (et non pas du 10) par l’historien Pierre Nora [ci-contre], président de l’association Liberté pour l’histoire, pour signaler que «la notion de crime contre l’humanité ne saurait s’appliquer rétroactivement, moralement ou juridiquement», et l’appel de Blois lancé à l’occasion des Rendez-vous de l’histoire par une pléiade de grands historiens européens qui rappellent que «l’histoire ne doit pas être l’esclave de l’actualité ni s’écrire sous la direction de mémoires concurrentes. Dans un État libre, il n’appartient à aucune autorité politique de définir la vérité historique et de restreindre la liberté de l’historien sous la menace de sanctions pénales» (4).

Ajoutons pour être tout à fait clair que j’approuve totalement ce point de vue, parce que je suis adhérent de Liberté pour l’histoire depuis sa fondation (5). Quant à Madame Taubira, qui a répondu à Pierre Nora dans Le Monde du 16 avec son éloquence habituelle, pour réaffirmer que «le législateur est fondé à intervenir quand le roman (sic) national est en jeu» et pourfendre «ceux qui brandissent un bouclier universitaire pour défendre des chasses gardées à l’abri des échos et des grondements de la société» (6),  je ne crois pas nécessaire de lui répondre à mon tour, si ce n’est pour signaler le ton inadmissible qu’elle emploie pour stigmatiser sans le nommer un historien injustement calomnié et attaqué en justice, à savoir notre collègue Olivier Pétré-Grenouilleau. dont la défense avait motivé, au début de 2006, la fondation de l’association Liberté pour l’histoire (7).


on aimerait une justification de ces prises de position.

Nos trois collègues se contentent de résumer leurs prises de position par rapport aux lois mémorielles antérieures : «Dès mars 2005, nous avons réagi contre la loi du 23 février qui invitait les enseignants à montrer le «rôle positif» de la colonisation, mais nous n’avons pas signé la pétition «Liberté pour l’histoire» publiée neuf mois plus tard dans Libération. Nous ne pouvions pas accepter que la «loi Gayssot» (pénalisant les propos contestant l’existence des crimes contre l’humanité), la «loi Taubira» (reconnaissant la traite et l’esclavage en tant que «crimes contre l’humanité») et la loi portant sur la reconnaissance  du génocide arménien de 1915 soient mises sur le même plan qu’un texte faisant l’apologie de la colonisation, et cela au nom de la «liberté de l’historien».

Ce rappel est utile, mais on aimerait lire ensuite une justification de ces prises de position. Or le paragraphe suivant ne répond pas à cette curiosité légitime. Il est vrai que l’appel en question ne pose pas «dans toute sa généralité la question du rôle de la loi par rapport à l’histoire, laissant notamment de côté d’autres «lois mémorielles» comme celle de 1999 substituant l’expression «guerre d’Algérie» à «opérations en Afrique du Nord, mais est-ce une objection suffisante pour infirmer la validité de cet appel ? Nos trois collègues se contentent d’affirmer que «l’appel de Blois lancé récemment par les promoteurs de la pétition «Liberté pour l’histoire» n’aborde pas, lui non plus, la question des rapports entre la loi, la mémoire et l’Histoire, sur des bases pertinentes. Contrairement à ce qu’affirme ce texte, nous ne pensons pas qu’il existerait en France, ou en Europe, une menace sérieuse contre la liberté des historiens».

Nous sommes donc arrivés au point central du débat, et nous attendons logiquement la démonstration de la thèse des trois auteurs. Or cette démonstration se fait toujours attendre. D’autre part, nous aimerions savoir pourquoi ils ne mentionnent pas les fortes objections contre la loi Gayssot formulées avant son vote par plusieurs historiens, parmi lesquels Pierre Vidal-Naquet (qui avant son décès madeleine_reberiouxavait participé à la fondation de l’association «Liberté pour l’histoire»)  et Madeleine Rébérioux [ci-contre], également décédée, qui avait très fermement pris position en 1990 et 1995 contre le danger des lois mémorielles en sa qualité de présidente de la Ligue des droits de l’homme. Suivant la voie tracée par son prédécesseur à la tête de la Ligue, Maître Yves Jouffa  (8), celle-ci avait très clairement formulé sa position contre la loi Gayssot en 1990 : «Les génocides peuvent et doivent être "pensés", comparés et, dans la mesure du possible, expliqués. Les mots doivent être pesés, les erreurs de mémoire rectifiées. Expliquer le crime, lui donner sa dimension historique, comparer le génocide nazi à d’autres crimes contre l’humanité, c’est le combattre. C’est ainsi – et non par la répression – que l’on forme des esprits libres» (9).

Et cinq ans plus tard, elle avait réagi avec la même fermeté contre les actions judicaires intentées par les associations arméniennes contre l’historien américain Bernard Lewis pour ses propos contestant le bien-fondé du mot génocide appliqué au grand massacre des Arméniens par les Turcs en 1915 : «Bref, si nous laissons les choses aller d’un si bon train, c’est dans l’enceinte des tribunaux que risquent désormais d’être tranchés des discussions qui ne concernent pas seulement les problèmes brûlants d’aujourd’hui, mais ceux, beaucoup plus anciens, ravivés par les mémoires et les larmes. Il est temps que les historiens disent ce qu’ils pensent des conditions dans lesquelles ils entendent exercer leur métier. Fragile, discutable, toujours remis sur le chantier – nouvelles sources, nouvelles questions –,  tel est le travail de l’historien. N’y mêlons pas dame Justice : elle non plus n’a rien à y gagner» (10).

Ces très fermes prises de position d’une historienne bien connue pour son engagement politique à gauche n’étaient évidemment pas soupçonnables de vouloir défendre les falsifications «révisionnistes» ou «négationnistes» : elles traduisaient au contraire une inquiétude réfléchie pour la survie de la liberté de l’histoire en France. Que répondent nos collègues à de si fermes conclusions ? En tout cas, la revue L’Histoire, qui avait publié ces deux prises de position de Madeleine Rébérioux, n’a pas eu besoin de les oublier pour entrer dans l’équipe dirigeante de l’association «Liberté pour l’histoire» et la soutenir très fermement, de même que l’Association des professeurs d’histoire et de géographie (APHG) (11). Comme quoi L’Histoire ne manque pas de mémoire…


la loi Taubira-Ayrault du 21 mai 2001 a franchi un seuil décisif

Imaginons une réponse possible à la question posée : la loi Gayssot n’aurait pas entraîné les abus redoutés par Madeleine Rébérioux, et les actions judiciaires intentées contre Bernard Lewis n’auraient eu que des conséquences symboliques, trop légères pour justifier les craintes respectables exprimées si vigoureusement par celle-ci. Soit. Mais les choses ont commencé à changer en 2001, quand le Parlement a fini par voter, après de longs  débats, deux nouvelles lois mémorielles.

La première, la loi du 29 janvier 2001 reconnaissant le «génocide des Arméniens  de 1915» (sic, sans préciser qui s’en était rendu coupable), pouvait passer pour une bizarrerie, puisqu’elle tenait en une seule ligne et n’avait pas d’autre contenu que cette reconnaissance. Mais elle avait déjà le caractère d’une loi pénale, dans la mesure où la notion de génocide appartient au droit pénal. Et ce caractère a été renforcé depuis par l’adoption imprévue d’une proposition de loi socialiste (en l’absence de la plupart des députés de la majorité), qui l’a assortie de clauses pénales empruntées à la loi Gayssot, le 12 octobre 2006.

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Entre temps, la loi Taubira-Ayrault du 21 mai 2001 avait franchi un seuil décisif, et confirmé les prévisions pessimistes de Madeleine Rébérioux. En effet, cette loi était une loi pénale, et pas seulement une loi mémorielle. En tant que loi mémorielle, préconisant d’entretenir la mémoire de l’esclavage et de ses victimes avec la participation active d’historiens, elle ne suscite aucune critique fondamentale. Mais elle était aussi une loi pénale, vraisemblablement pour se rapprocher le plus possible de la loi Gayssot et apporter aux descendants d’esclaves déportés vers le Nouveau Monde depuis le XVe siècle et jusqu’au XIXe la même réparation morale qu’aux victimes et aux survivants du génocide hitlérien.

Or, même si l’horreur de cette déportation inhumaine aurait dû, bien entendu, entraîner une condamnation beaucoup plus précoce que l’interdiction de la traite qui fut décidée par le Congrès de Vienne en 1815, et l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises en 1848, il n’en reste pas moins vrai que le vote d’une loi pénale rétroactive reposant sur la catégorie de «crime contre l’humanité» instituée pour la première fois par l’acte fondateur du tribunal interallié de Nuremberg (12) en 1945, et intégrée dans le droit commun français en 1994, contredit d’une manière flagrante le principe général de non-rétroactivité des lois, et aboutit à définir un crime dont tous les coupables comme toutes les victimes sont bien évidemment morts, ce qui est une absurdité juridique manifeste. On avait pu penser, là encore, que ce n’était qu’une bizarrerie sans conséquence. Mais c’était compter sans l’article 5, lequel avait pour but de trouver des coupables à juger en reconnaissant aux descendants d’esclaves le droit de porter plainte contre tous ceux qui, à leur avis, porteraient atteinte à l’honneur de leurs ancêtres. Pendant quatre ans, cet article parut une curiosité aberrante, jusqu’à ce qu’il soit utilisé pour attaquer un historien, Olivier Pétré-Grenouilleau.


l’affaire Pétré-Grenouilleau : déjà oubliée ?

L’affaire Pétré-Grenouilleau doit être rappelée, puisqu’elle peut sembler déjà oubliée. Cet historien, juste après avoir été récompensé par le prix d’histoire du Sénat pour son livre Les traites négrières, essai d’histoire globale9782070339020FS (13), et avoir accordé le lendemain une interview au Journal du dimanche du 12 juin 2005, dans laquelle il avait laissé entendre que la loi Taubira-Ayrault n’était pas sans reproche, fut violemment attaqué par une association d’Antillais, Guyanais et Réunionnais au nom de la dite loi. Pendant plus de six mois, il fut harcelé sur sa ligne téléphonique, attaqué sur internet (14) et menacé de révocation de son université. La procédure judiciaire fut mise en route conformément au texte de la loi.

Pour le sauver, il fallut qu’à l’appel des historiens membres du jury du prix d’histoire du Sénat soient lancées deux pétitions en sa faveur, dont la première fut ouverte à tous ceux qui voulaient la signer et aboutit à la Fondation de l’Association  Liberté pour l’histoire, présidée par René Rémond ; et que les associations d’historiens spécialistes des différentes périodes se rallient à sa défense (15). Mais il fallut surtout que le président de la République, Jacques Chirac, utilise une grande réception donnée le 30 janvier 2006 aux élus et aux militants associatifs d’origine africaine pour y introduire un paragraphe réfutant, sans le nommer, les accusateurs d’Olivier Pétré-Grenouilleau, en expliquant que la loi Taubira-Ayrault n’exprimait pas toute la vérité historique puisqu’elle n’avait pas mentionné l’existence de  la traite africaine et de la traite musulmane (16). Ce qui entraîna presque aussitôt le retrait de la plainte, parce que ses auteurs avaient compris que le ministère public ne la soutiendrait pas (17). Mais il avait fallu cette exégèse officielle pour rappeler que ce n’était pas à la loi d’écrire l’histoire, et ruiner ainsi l’interprétation des plaignants, selon laquelle une fois que la loi avait exprimé la volonté du peuple souverain, il appartenait aux historiens de se soumettre ou de se démettre. Ajoutons aussi qu’entre-temps d’autres associations avaient porté plainte, cette fois-ci au pénal, et qu’il a fallu pour les décourager que le tribunal condamne les plaignants à une amende pour plainte abusive (18).

Cette affaire est-elle donc négligeable ? Il me semble au contraire qu’elle a fourni la preuve éclatante du danger de cette loi, telle qu’elle a été rédigée par ses auteurs, et la parfaite confirmation des craintes de l’ancienne présidente de la Ligue des droits de l’homme, Madeleine Rébérioux.  Et cette opinion n’est pas seulement la mienne. L’association Liberté pour l’histoire a pour vice-présidente Françoise Chandernagor, aujourd’hui connue surtout comme romancière, mais qui est aussi une éminente juriste, membre du Conseil d’État pendant quinze ans.


pas de contrôle préalable du Conseil constitutionnel
pour les lois mémorielles


À ce titre, elle a publié de nombreuses prises de position fortement argumentées qui démontrent le danger et les vices juridiques de ces lois mémorielles (19). Et notamment le fait que ces lois sont proposées sous forme de propositions de loi, et non de projets de lois engageant la responsabilité du gouvernement, parce que dans ce dernier cas le contrôle préalable du Conseil constitutionnel est obligatoire, ce qui n’est pas le cas dans le Conseil_constitutionnel_bureau_pr_sidentpremier. Or si celles-ci avaient dû passer par le contrôle préalable de ce Conseil, elles auraient certainement dû réécrire de nombreux passages contraires à certains articles de la Constitution, tels que les articles 34 et 37 (20). On voit que les droits du Parlement, dont se réclament hautement les auteurs de ces lois, ont aussi des limites qu’ils savent habilement contourner.

Il est vrai qu’à l’époque un autre juriste, Thierry Le Bars, professeur à l’Université de Caen. admettait que les lois mémorielle étaient plus ou moins critiquables, mais estimait que la loi du 23 février 2005 (dont, nous reparlerons) était la seule condamnable. Il a depuis proposé une étude intitulée «Histoire officielle et pressions officielles françaises dans les textes : questions de droit» (21), qui ne tient toujours pas compte de l’affaire Pétré-Grenouilleau ; mais cette étude n’en est pas moins très inquiétante par la démonstration qu’elle donne du danger de toutes ces lois et des nombreuses propositions encore en attente dans les cartons. Les juristes sont donc très loin de partager la confiance de nos trois collègues dans la sagesse de nos législateurs. D’autre part, de nombreux juristes ont pris position contre le danger des lois mémorielles et réclamé leur abrogation le 21 novembre 2006 (22).


la décision-cadre du Conseil des ministres européens
d'avril 2007


Nos collègues font aussi confiance à celle des institutions européennes en matière de règles judiciaires communes. En effet, l’appel de Blois avait pour objectif d’attirer l’attention sur le danger d’extension à la législation européenne des tendances à la criminalisation du passé qui se sont affirmées dans la législation française : «En avril 2007, une décision-cadre du Conseil des ministres européens a donné une extension internationale à un problème jusqu’alors français. Au nom de la répression, indispensable et nécessaire, du racisme et de l’antisémitisme, cette décision institue, dans toute l’Union européenne, des délits nouveaux qui risquent de faire peser sur les historiens des interdits incompatibles avec leur métier.»

Et plus loin il est précisé : «Décision-cadre du Conseil des ministres européens du 20 avril 2007 : Votée en première lecture, elle instaure, pour tous les génocides, crimes contre l’humanité et crimes de guerre à caractère raciste, un délit de «banalisation grossière» passible de peines d’emprisonnement, quelles que soient – sauf dérogations particulières (art. 12) – l’époque des crimes en cause et l’autorité (politique, administrative ou judiciaire) qui les a considérés comme établis» (23).

Nos trois collègues répondent à cette mise en garde en insistant sur la légitimité et l’absence de danger résultant de cette décision, qui «demande aux États de qui ne l’ont pas déjà fait de punir l’incitation publique à la violence ou à la haine visant un groupe de personnes données, de réprimer l’apologie, la négation ou la banalisation des crimes de génocide et des crimes de guerre, mesures que la France a déjà intégrées dans son droit interne par les lois de 1990 et de 1972». Et ils rassurent les historiens sur l’absence de menace pesant sur leur activité : «Il ne nous paraît pas raisonnable de laisser croire à l’opinion que des historiens travaillant de bonne foi à partir des sources disponibles, avec les méthodes propres à leur discipline, puissent être condamnés en application de cette directive pour leur manière de qualifier, ou non, tel ou tel massacre ou crime de l’Histoire. Pour la Cour européenne, «la recherche de la vérité historique fait partie intégrante de la liberté d’expression». La décision-cadre précise qu’elle respecte les droits fondamentaux reconnus par la Convention européenne des droits de l’homme, notamment ses articles 10 et 11, et n’amènent pas les États à modifier leurs règles constitutionnelles sur la liberté d’expression».

 

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les mêmes risques de dérive

On aimerait pouvoir faire confiance à ces garanties, mais des raisons d’inquiétude existent, notamment le fait que l’article 3 de la loi Taubira-Ayrault a prôné l’extension de ses dispositions à l’échelle internationale : «Une requête en reconnaissance de la traite négrière transatlantique ainsi que de la traite dans l’océan indien et de l’esclavage comme crimes contre l’humanité sera introduite auprès du Conseil de l’Europe, des organisations internationales et de l’Organisation des Nations unies.» D’autre part, l’élaboration d’une jurisprudence européenne et internationale de la poursuite des «crimes contre l’humanité» et des «génocides» semble comporter les mêmes risques de dérive des notions juridiques qu’elle a posés en France.

Par exemple, le massacre de 8.000 habitants bosniaques de Srébrénitsa par les milices serbes de Bosnie en 1995 a été qualifié de «génocide» par le Tribunal pénal international le 2 août 2001, qualification confirmée en appel le 19 avril 2004 ; mais on peut se demander s’il était vraiment raisonnable de qualifier ainsi ce massacre sans avoir des preuves suffisantes de la volonté d’anéantir tout un peuple et non pas seulement de provoquer sa fuite. Par la suite, le Tribunal pénal international, tout en reconnaissant le caractère génocidaire de ce massacre, a jugé que le gouvernement serbe n’en était pas responsable, décision qui a été dénoncée comme scandaleuse par de nombreuses associations. L’extension de l’action de Liberté pour l’histoire à l’échelle de l’Europe nous semble donc au minimum une sage précaution.

L’appel de nos trois collègues entame ensuite sa dernière partie en opposant à l’attitude qu’ils reprochent à l’association Liberté pour l’histoire celle qu’ils préconisent eux-mêmes : «En agitant le spectre d’une "victimisation générale du passé", l’appel de Blois occulte le véritable risque qui guette les historiens, celui de mal répondre aux enjeux de leur époque et de ne pas réagir avec suffisamment de force aux instrumentalisations du passé». N’est-ce donc pas ce que cet appel a fait en condamnant les lois mémorielles qui se sont succédées en France depuis 1990 ?23243478

Puis ils continuent un peu plus précisément : «Nous déplorons également la croisade que ce texte mène contre un ennemi imaginaire, les «Repentants», qui seraient obsédés par la «mise en accusation et la disqualification radicale de la France». Ce mot est pourtant absent de l’appel de Liberté pour l’histoire. Nos collègues y trouvent sans doute un écho au livre de l’historien Daniel Lefeuvre, ancien secrétaire général de la Société française d’histoire d’Outre-mer, intitulé Pour en finir avec la repentance coloniale (24), qui dénonce en effet les auteurs qu’il appelle ainsi. Admettons que ce soit un effet de style trop polémique, inutilement désagréable pour ceux qu’il vise. Il n’en reste pas moins un problème de fond : peut-on trouver dans la législation mémorielle et pénale de ces dernières années une tendance fondamentale à la repentance ? La réponse est oui, à une exception près.


une égale sévérité pour les autres lois mémorielles

Cette exception correspond à la loi du 23 février 2005, la seule vilipendée par nos trois collègues après avoir été dénoncée par un appel signé par un millier d’historiens et enseignants d’histoire (25), et la seule qui ait fini par être amputée de son alinea le plus contestable par le Conseil d’État en janvier 2006. En effet, cette loi affirmait une glorification sans nuances de l’œuvre coloniale de la France en Afrique du Nord, et elle avait eu le tort de prescrire aux historiens ce qu’ils devaient trouver et aux enseignants ce qu’ils devaient enseigner, ce qui entraîna son amputation signalée plus haut (26).

L’association Liberté pour l’histoire ne défend nullement cette loi, mais elle réclame la même sévérité pour les autres lois mémorielles, qui n’ont pas été soumises à l’examen du Conseil d’État, ce qui fausse la comparaison. Mais il y a également d’autres différences qui opposent cette loi à toutes les autres. En effet, ces lois ont en commun d’être à la fois des lois mémorielles et des lois pénales, et de qualifier les faits qu’elles dénoncent de «génocide» ou de «crime contre l’humanité». Au contraire, la loi du 23 février 2005 était une loi de glorification, analogue sur ce plan aux lois organisant les commémorations nationales du 11 novembre et du 8 mai pour perpétuer la mémoire glorieuse des deux guerres mondiales de la France. Elle n’était pas une loi pénale, dans la mesure où l’article qui punissait les insultes contre les harkis avait été abrogé dans les débats. Puisque cette loi a été la seule sanctionnée, faut-il en conclure que désormais les seules lois mémorielles méritant d’être votées doivent être des lois de repentance, et non plus des lois de glorification ? Cette question nous paraît incontournable.

On pourra sans doute objecter que la loi condamnant le génocide arménien n’est pas une loi de repentance, puisque la France n’en porte aucunement la responsabilité. Cela est vrai, mais on peut y voir une loi de repentance par procuration, votée par le Parlement français pour faire pression sur la Turquie afin qu’elle renonce à son négationnisme officiel en suivant l’exemple de l’Allemagne. C’est en tout cas une loi de dénonciation de crime, comme toutes les autres lois citées sauf la loi du 23 février 2005. D’autre part, on ne doit pas oublier que cette dernière loi était censée accompagner le traité d’amitié franco-algérien, qu’elle a en réalité torpillé. Or ce traité était considérée par les Algériens comme le moyen de faire aboutir la revendication algérienne de repentance de la France pour tous les crimes qu’elle a ou aurait commis en Algérie de 1830 à 1962.

Formulée à l’occasion du procès Barbie de Lyon par son avocat Jacques Vergès en 1987, puis revendiquée par arton18819_1116419643la Fondation du 8 mai 1945 créée en mai 1990 par l’ancien ministre algérien Bachir Boumaza, cette revendication a été adoptée par les autorités algériennes à partir de mai 1995, présentée en termes choisis au Parlement français par le président Bouteflika le 14 juin 2000, pour être enfin, après la campagne lancée par la pétition d’éminents historiens français contre la loi du 23 février 2005, formulée en des termes parfaitement clairs et nets par le président algérien dans ses discours du 8 mai 2005 et du 8 mai 2006. Que la presse française n’en ait pratiquement pas parlé n’enlève rien à son importance capitale (27). Le vote de la loi Taubira-Ayrault par l’unanimité des deux chambres du Parlement français, moins d’un an après le discours du président Bouteflika devant nos députés, ne pouvait qu’encourager l’Algérie à poursuivre sa campagne jusqu’au plein succès de sa revendication.

 

les lois mémorielles moins critiquables
que les lois de glorification ?


On doit donc admettre, me semble-t-il, que depuis l’avènement du président Chirac en 1995 et sa déclaration reconnaissant la complicité de la France – représentée par «l’État français» de Vichy - dans le génocide hitlérien visant l’extermination des juifs, le même schéma est devenu le modèle de toutes les nouvelles lois mémorielles jugées désormais acceptables. Et l’on doit s’interroger sur les avantages et les inconvénients de ce changement. Les lois de glorification comportaient sans doute une regrettable part de silence sur les aspects de l’événement commémoré autres que glorieux, part plus grande dans le cas de la Deuxième Guerre mondiale que dans celui de la Première, et encore plus grande dans celui de la guerre d’Algérie. Mais les lois de repentance sont-elles moins critiquables, et plus convenables pour construire une conscience nationale positive ? Qu’il nous  soit permis d’en douter, notamment parce que la repentance divise la nation entre deux catégories de citoyens : ceux qui doivent péniblement assumer la culpabilité de leurs ancêtres, et ceux qui sont les bénéficiaires du statut de victimes héréditaires.

Il faut garder ces faits à l’esprit pour apprécier les conclusions de nos collègues. «L’Histoire, nous dit-on, ne doit pas s’écrire  sous la dictée des mémoires concurrentes. Certes. Mais ces mémoires existent, et nul ne peut ordonner qu’elles se taisent. Le réveil parfois désordonné des mémoires blessées n’est souvent que la conséquence des lacunes ou des faiblesses de l’histoire savante et de l’absence d’une parole publique sur les pages troubles du passé». Ainsi, croyons nous comprendre, les historiens ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes pour les réactions excessives mais fondamentalement justes des «mémoires blessées», et reconnaître à l’État le rôle d’un arbitre indispensable dans les querelles mémorielles pour éviter de regrettables conflits.

 

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L’avant-dernier paragraphe  commence par une phrase rassurante pour les historiens : «Dans un État libre, il va de soi que nulle autorité politique ne doit définit la vérité historique».  Ce rappel n’est pas inutile au moment où le ministre de l’Éducation, Xavier Darcos, vient de proposer de confier au Parlement (contrairement à l’article 45 de la Constitution), la définition des programmes d’histoire (28). Puis il continue en affirmant au contraire la nécessité de décisions politiques de l’État et des citoyens en matière de mémoire : «Mais les élus de la nation et, au-delà, l’ensemble des citoyens ont leur mot à dire sur les enjeux de mémoire. Défendre l’autonomie de la recherche historique ne signifie nullement que la mémoire collective soit la propriété des historiens. Il n’est donc pas illégitime que les institutions de la République se prononcent sur certaines de ces pages essentielles refoulées et qui font retour dans son présent». Sans doute, mais faut-il pour autant qu’en cas de désaccord la vérité scientifique dont se réclament les historiens s’incline devant la vérité politique affirmée par les institutions

le droit des historiens à exercer leur métier
sans craindre les intrusions judiciaires et politiques


Les trois auteurs ne posent pas cette question, puisque leur conclusion est clairement une conclusion civique, et donc politique dans la mesure où ce sont des élus qui représentent la volonté nationale : «En tant que citoyens, nous estimons que la loi reconnaissant le génocide des Arméniens – heureusement non prolongée, à ce jour, par une pénalisation de sa négation (29) – et celle reconnaissant l’esclavage comme un crime contre l’humanité sont des actes forts de nos institutions sur lesquels il ne s’agit pas de revenir». Conclusion que l’on peut admettre en tant qu’affirmation de sympathie avec les victimes de crimes injustifiables, mais qui laisse de côté, en plus des objections de nature juridique à la deuxième au moins de ces lois, la question cruciale du droit des historiens à exercer leur métier sans craindre des intrusions des pouvoirs judiciaire et politique.

L’association Liberté pour l’histoire estime au contraire que toutes les lois mémorielles, depuis la loi Gayssot de 1990, constituent des étapes dans un processus de plus en plus dangereux, tendant spontanément à s’accélérer en suscitant de nouvelles revendications. Et que ce processus met en danger le droit des historiens à exercer librement leur métier sans être sommés de se soumettre à la volonté politique de l’État ou de se démettre, comme l’affaire Pétré-Grenouilleau en a fourni la preuve éclatante. La fondation d’une association de défense des historiens n’est donc pas un réflexe frileux d’une catégorie privilégiée : c’est une réponse nécessaire à une situation dangereuse pour l’existence même d’une histoire libre, qui avait été clairement diagnostiquée dès 1990 par plusieurs historiens éminents (lesquels étaient en même temps des citoyens très conscients de leurs devoirs civiques).

Cette dimension essentielle du problème semble échapper totalement à nos trois collègues, qui la considèrent apparemment comme une pure illusion. Tout en réaffirmant leur attachement à la liberté de l’histoire, ils répètent avec optimisme qu’elle n’est pas vraiment menacée. Nous estimons au contraire qu’elle l’est, et que depuis le début des années 1990 les historiens ont trop cédé aux appels des adeptes du «devoir de mémoire» en oubliant de défendre les droits de l’histoire. Il en est résulté qu’aujourd’hui tout le monde tend à confondre l’histoire avec la mémoire, investie d’un caractère moralisateur que l’histoire n’a pas, et que de trop nombreuses querelles mémorielles ont mis en danger la survie de la nécessaire communauté des historiens. Aujourd’hui, ce n’est plus seulement le droit à l’existence d’une histoire plus ou moins contemporaine qui est contesté au nom du «devoir de mémoire», mais celle de l’histoire de toutes les époques, puisque la loi Taubira-Ayrault a franchi la limite chronologique du passé entièrement révolu par la mort de tous ses acteurs.

La liberté de l’histoire et des historiens n’est pourtant pas contraire à l’intérêt bien compris des citoyens d’un État libre. Rappelons ce qu’écrivait Charles-Robert Ageron en 1993 : «s’agissant de drames récents dont la mémoire risque d’être transmise déformée aux jeunes générations, qui n’ont connu ni "l’Algérie de papa", ni "l’Algérie des colonialistes", les historiens ont le devoir d’être plus prudents encore que leur métier ne l’exige habituellement. Si l’objectivité est philosophiquement impossible, l’impartialité est une vertu que tout historien peut et doit s’imposer (30). Et les enfants de France comme les enfants d’Algérie ont un droit semblable à la vérité de leur histoire» (31). L’État est-il vraiment plus compétent que les historiens pour imposer la réalisation d’un si haut idéal ?

Guy Pervillé
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1
- Spécialiste de l’histoire de l’Afrique noire, et vice-présidente de la Société française d’histoire d’Outre-mer (SFHOM).
2 - Vice-président de la Ligue des droits de l’homme.
3 - Fondateur du Comité de vigilance sur les usages publics de l’histoire (CVUH).
4 - Le Monde, 11 octobre 2008, p. 21.
5 - Voir ses positions sur son site internet à l’adresse www.lph.asso.fr.
6 - Le Monde, 16 octobre 2008, p. 23.
7 - Le CVUH a publié sur son site (cvuh.free.fr) deux prises de positions sur l’affaire Pétré-Grenouilleau, dues à  un collectif de sept historiens dont Marcel Dorigny le 25 juin 2005 («Pour un débat démocratique sur la traite et l’esclavage»), puis à Catherine Coquery-Vidrovitch le 5 janvier 2006, qui ne se confondent pas avec celles des auteurs et des partisans acharnés de cette loi. Gilles Manceron a également condamné les poursuites contre O. Pétré-Grenouilleau (voir sur le site de la Ligue des droits de l’homme de Toulon, le 25 mars 2006, article 1230). Il ne s’agit donc pas de faire ici un procès d’intention.
8 - Celui-ci avait déclaré : «Nous ne pensons pas que la modification de l’article 24 alinéa 3 de la loi du 29 juillet 1881, tendant à créer un délit de négation des crimes contre l’humanité, soit de nature à faciliter la lutte contre les écrits racistes. Cela risque de poser de sérieux problèmes tant au regard de la liberté de la presse  qu’au regard de la libre recherche universitaire ou historique». Cité par Madeleine Rébérioux, «Le génocide, le juge, et l’historien» , L’Histoire, n° 138, novembre 1990, p. 93.
9 - Madeleine Rébérioux, ibid. p. 94.
10 - “Les Arméniens, le juge et l’historien», L’Histoire, n° 192, octobre 1995, p. 98. Dix ans plus tard, la plainte contre Olivier Pétré-Grenouilleau a parfaitement réalisé cette prévision.
11 - Voir le dossier de Historiens et géographes, n° 393, février 2006, pp. 35-44.
12 - Cette expression avait déjà été employée dans le message des puissances alliées au gouvernement ottoman dénonçant l’extermination des Arméniens en 1915, mais le procès de ses responsables, condamnés par contumace à Istambul en 1919, fut oublié quand le traité de Lausanne (1923) remplaça celui de Sèvres (1920).
13 - Olivier Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières, essai d’histoire globale, Paris, NRF-Gallimard, 468 p., mai 2005.
14 - Juste un exemple : l’un des signataires d’une pétition hostile justifiait ainsi sa signature : «Je n’ai jamais rien lu de Pétré-Grenouilleau et je ne le lirai jamais. Tout ce que je sais de lui, c’est que je le hais».
15 - Voir notamment la prise de position de la SFHOM : «Motion. L’assemblée générale de la Société Française d’Histoire d’Outre-Mer, réunie le 10 janvier 2006, s’indigne des poursuites judiciaires engagées contre l’un de ses adhérents, Olivier Pétré-Grenouilleau, membre du Comité de lecture et du Comité de rédaction de sa revue, pour délit d’opinion, après la publication d’un entretien, paru dans le Journal du Dimanche du 12 juin 2005. Elle dénonce vigoureusement les atteintes à la liberté de l’historien, déterminées par l’intervention judiciaire dans le travail scientifique. Elle tient à apporter son soutien moral et académique à O. Pétré-Grenouilleau, qui n’a jamais nié que la traite négrière a été un crime contre l’humanité. Approuvée à l’unanimité. Paris, le 10 janvier 2006».
16 - “Partager la mémoire de l’esclavage”, discours de Jacques Chirac à l’Elysée, 30 janvier 2006, Le Monde,  31 janvier 2006, p. 21.
17 - Le Monde, 3 février 2006, p. 3.
18 - Pierre Nora et Françoise Chandernagor, Liberté pour l’histoire, CNRS Editions, , 2008, p. 54.
19 - Voir notamment ses prises de position dans Le Monde, 17 décembre 2005, p. 27 (“L’enfer des bonnes intentions”), et dans L’Histoire des n° 306, février 2006, pp. 77-85 (“Laissons les historiens faire leur métier !”) et n° 317, pp. 54-61 (“Historiens, changez de métier !”), ainsi que la majeure partie du livret récemment publié avec Pierre Nora, Liberté pour l’histoire, CNRS Editions, septembre 2008,  61 p.
20 - Liberté pour l’histoire, op. cit., pp. 38-39.
21 - Texte présenté par Thierry Le Bars au colloque de Lyon intitulé «Pour une histoire critique et citoyenne, au-delà des pressions officielles et des lobbies de mémoire», Lyon, ENS de lettres et sciences humaines, 20, 21 et 22 juin 2006, et repris dans l’ouvrage collectif par Frédéric Abécassis, Gilles Boyer, Benoît Falaize, Gilbert Meynier et Michelle Zancarini-Fournel, La France et l’Algérie, leçons d’histoire, de l’école en situation coloniale à l’enseignement du fait colonial, Université de Lyon, 2007, pp. 131-142.
22 - Appel de 56 juristes contre les lois mémorielles, 21 novembre 2006, publié  sur le site  de l’Observatoire du communautarisme (http://www.communautarisme.net.) : «les juristes soussignés demandent l’abrogation de ces lois «mémorielles» et estiment qu’il est du devoir des autorités compétentes de saisir le Conseil constitutionnel du texte en discussion et de toutes nouvelles dispositions en ce sens qui viendraient à être votées par le Parlement».
23 - Plaquette de 4 p. diffusée par l’association Liberté pour l’histoire, p. 1 et 2. Voir sur son site internet à l’adresse www.lph-asso.fr.
24 - Pour en finir avec la repentance coloniale, Paris, Flammarion, 2006. Voir la critique de Catherine Coquery-Vidrovitch sur le site du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (cvuh.free.fr), et la réponse non moins ferme de Daniel Lefeuvre sur son blog (www.blog-lefeuvre.com/).
25 - Pétition lancée le 24 mars 2005 sur le site internet de la Ligue des droits de l’homme de Toulon et le 25 mars dans Le Monde par Claude Liauzu, Gilbert Meynier, Gérard Noiriel, Frédéric Régent, Trinh Van Tao, et Lucette Valensi.
26 - Sur la loi du 23 février 2005, voir mes analyses sur mon site, rubrique Mises au point («Mon avis sur la pétition des historiens» et «Réponse à Gilles Manceron», 2005, et rubrique Textes ( «L’histoire immédiate de la relation franco-algérienne : vers un traité d’amitié franco-algérien ? », «La confrontation mémoire-histoire en France depuis un an», «France-Algérie : groupes de pression et histoire» (2006)  ;  et les deux versions de mon exposé daté d’avril 2007, la première intitulée «Les raisons de l’échec du traité d’amitié franco-algérien», dans L’Algérie dépassionnée. Au-delà du tumulte des mémoires. Paris, Editions Syllepse, collection «Histoire : enjeux et débats», 2008, et la seconde à paraître dans L’Europe face à son passé colonial, Paris, Editions Riveneuve, en souscription au prix de 20 euros (port compris), par chèque à l’ordre d’Etudes coloniales à adresser 38 rue du Ruisseau, 75018 Paris (voir sur le site de la revue en ligne Études coloniales, animée par Michel Renard : http://etudescoloniales.canalblog.com/archives/2008/08/17/10284859.html).
27 - Voir sur mon site  «La revendication algérienne de repentance unilatérale de la France» (2004).
28 - Voir la déclaration de Xavier Darcos dans Le Figaro.fr du 28-10-2008 et le débat entre Jean-Claude Gayssot et Françoise Chandernagor dans Le Figaro-magazine, même site et date. Et l’article de Luc Cédelle, «Xavier Darcos fait volte-face après avoir relancé la polémique sur les lois mémorielles», in Le Monde, 31 octobre 2008, p.-10. La mission d’information de l’Assemblée nationale présidée par Bernard Accoyer, qui a rendu son rapport le 18 novembre 2008, recommande de ne plus adopter de lois mémorielles, envisage de voter des résolutions autorisées par la récente réforme constitutionnelle, mais exclut de revenir sur les lois déjà votées. Voir l’article de Patrick Roger, «Le mea culpa des députés sur les lois mémorielles», Le Monde, 19 novembre 2008, p. 11, et le commentaire de Patrick Jarreau, «Coups de canif dans le ‘politiquement correct’», ibid, 22 novembre 2008, p. 2.
29
- Membre de phrase discutable, dans la mesure où il ne mentionne pas la loi votée le 12 octobre 2006.
30 - Il ne s’agit pas, bien entendu, de prôner la neutralité entre les massacreurs ou les esclavagistes et leurs victimes. Mais la loi Taubira-Ayrault aurait pu et dû ne pas être une loi pénale, parce qu’aucune personne sensée ne peut songer à réhabiliter l’esclavage.
31 - Charles-Robert Ageron, présentation de L’Algérie des Français, Paris, Le Seuil, 1993, p. 13.

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mercredi 12 décembre 2007

au sujet du livre de Benjamin Stora, "La guerre des mémoires"

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une vraie réflexion

sur les contorsions de mémoires

Nathalie GALESNE

 

profile«Benjamin Stora, souligne astucieusement Thierry Leclère, sait d’où il parle. Juif d’Algérie, né à Constantine…, il a gardé en héritage de cette saga familiale heurtée une indéracinable foi en la République, quasi mystique. Doublée d’une grande sensibilité aux minorités et d’une allergie aux dénis de justice». Thierry Leclère, lui, est journaliste, grand reporteur à Télérama, réalisateur de documentaires. Les deux hommes se sont bien trouvés. Le livre d’une fluidité rare, vu les concepts qu’il soulève, se lit d’un trait, au rythme d’une parole vivante irriguée par la clarté de l’analyse à laquelle sont soumis les faits historiques, et le décryptage du présent.

Ce petit ouvrage d’une centaine de pages tombe à point nommé. Sur fond de campagne électorale aux relents parfois haineux où la France se révèle scindée en deux, il permet de dépasser les stéréotypes pour enclencher une vraie réflexion sur les contorsions de mémoires et les soubresauts identitaires qui agitent l’hexagone, l’être français, et plus généralement sur le malaise qui traverse la France depuis plusieurs décennies. Il faut dire que cette grande dame républicaine, tantôt affublée d’une oublieuse mémoire, tantôt victime de «saignements mémoriels» a du mal à rassembler toutes ses ouailles sous ses sacro-saints principes fondateurs.

Que s’est-il passé ? Pourquoi la France a failli, par les exactions qu’elle a commises dans ses colonies, à ses valeurs républicaines et n’a toujours pas achevé le deuil de son empire colonial ? «Harkis, pieds noirs, descendants d’esclaves ou petits-enfants de colonisés… La guerre des mémoires enfle. Chaque communauté, réelle ou autoproclamée, réclame une stèle, un mémorial, une loi. Pourquoi ce débat s’est-il réveillé depuis quelques années ?» interroge Leclère. Benjamin Stora répond tout d’abord par un constat simple : la France, c’est aujourd’hui 18 millions d’individus qui ont des ascendants étrangers, huit millions environ de Français sont issus des anciennes colonies, soit le double par rapport aux années 1980. Or, il ne fait pas bon vivre en douce France 1196776476602_1_0quand on s’appelle Mohamed, Yasmina ou Abdou, que l’on cherche un emploi ou un logement, et que l’on bute quasi systématiquement sur des refus qui passent en boucle la même rengaine d’exclusion.

«Les jeunes issus de l’immigration essentiellement maghrébine et africaine, explique Benjamin Stora, se posent des questions sur leurs origines et sur les raisons des discriminations dont ils sont victimes.(…) La troisième génération qui arrive aujourd’hui revendique plus d’égalité politique ; les jeunes de l’immigration post-coloniale veulent être français à part entière. Ils ne supportent plus le regard porté sur eux, et lorsqu’ils réfléchissent au pourquoi des discriminations, ils se heurtent inévitablement à l’histoire coloniale. Ils y retrouvent des processus semblables de ségrégation et de mise à l’écart. C’est pourquoi leurs revendications et leurs interrogations sur le passé colonial viennent aujourd’hui bousculer la société française, ses élites, ses intellectuels, ses historiens».

Au coeur de ses mémoires en souffrances, entre amnésie et surenchère, dans «cette foire d’empoigne» de mémoires antagonistes, la guerre d’Algérie se fraye la place d’honneur. Longtemps, massacres et torturesmedium_hollande_314456_tn perpétrés par l’armée française sur les Algériens ont en effet été gommés des discours officiels. Tous les partis politiques ont fait jouer l’oubli. Le général De Gaulle en premier lieu, qui compensa la défaite coloniale et la perte de l’empire en confectionnant à la France un nouvel habit de leader du tiers monde. La gauche aussi passa sous silence ses responsabilités durant la guerre d’Algérie puisque ce fut «le gouvernement de Guy Mollet qui remit, en 1956, les pouvoirs spéciaux à l’armée, et François Mitterrand était ministre de la justice à l’époque où l’on pratiquait la torture». Or, il faudra attendre les déclarations de François Hollande, premier secrétaire du parti socialiste, pour qu’un regard critique soit enfin porté «au nom du Parti socialiste» sur l’implication historique de son parti. En attendant, le trou de mémoire qui a prévalu en France, au lendemain de l’indépendance algérienne, a entraîné un véritable problème de retransmission : rien de cette page de l’histoire dans les manuels scolaires, aucune excuse n’a été adressée par la France au peuple algérien, d’ailleurs aucun recours n’a été possible pour les victimes du colonialisme grâce aux lois et au décrets d’amnistie signés par l’État français.

Cet évitement est symptomatique d’une incapacité de tourner réellement la page de la décolonisation, et d’accepter pleinement la perte de l’Algérie française. Grande blessure narcissique, «la perte de l’empire a conduit à une crise du nationalisme français qu’on a essayé de dissimuler», commente Benjamin Stora. Quelques 50 ans plus tard, ce symptôme ressurgit dans la loi du 23 février 2005 louant le rôle positif du colonialisme, et sur laquelle Jacques Chirac dut faire marche arrière. Comment envisager alors une réconciliation aboutissant à la construction d’un récit national qui prendrait en compte toutes les composantes de la société française ? En évitant le simplisme, propose Stora, celui par exemple d’un Nicolas Sarkosy regrettant, lors de son discours à Alger en 2006, «les souffrances des deux côtés», alors que la guerre d’Algérie fit au moins 10 fois plus de victimes côté algérien (400 000 morts minimum). Le simplisme, c’est aussi celui du fameux choc des civilisation que réfute l’historien : «Tout le monde récuse ‘le choc des civilisations’, mais en réalité, beaucoup d’intellectuels s’inscrivent totalement dedans. Je pense qu’il faut, au contraire, trouver des espaces de convergence. C’est ma ligne de conduite. Je veux être un passeur entre les deux rives. Mais pour certains, c’est déjà suspect. Dès qu’on veut entrer dans la complexité de ce monde situé au sud, on est tout de suite taxé de complaisance, On nous oblige à choisir un camp, à être dans une logique de guerre».

Rama_Yade_Rachida_Dati_y_Bernard_KouchnerPour Stora prendre en compte cette complexité ne signifie à aucun moment abandonner les valeurs de la république française auxquelles il aspire plus que jamais : «Dans ma conception, explique-t-il, la République débarrassée du système colonial, doit s’enrichir des minorités. Je crois au multiculturel, c'est-à-dire au brassage des identités». En revanche, Stora dénonce le trop plein mémoriel qui pousse certains groupes à ressasser l’histoire sans jamais parvenir à la métaboliser : «On peut étouffer sous le poids de l’histoire, dit-il. La posture victimaire devient un danger quand elle conduit à la passivité et à l’enfermement identitaire».

Malgré la pertinence des questions formulées par Thierry Leclère et la finesse des analyses proposées par Benjamin Stora, on sera en droit de leur reprocher de ne pas avoir suffisamment pris en compte les répercussions de la guerre en Irak, ou du conflit israélo-palestinien sur les populations d’origine maghrébine vivant en France. Ce sont pourtant ces grands conflits qui entretiennent, tel un feu sans cesse ravivé, la mémoire meurtrie des millions de musulmans qui participent de «ce malheur arabe» auquel Samir Kassir a consacré son dernier ouvrage. Cette remarque faite, La guerre des mémoires n’en reste pas moins un livre essentiel à lire d’urgence pour comprendre dans toute sa complexité et toute sa profondeur historique l’identité multiple des Français d’aujourd’hui.

Nathalie Galesne (6 mai 2007)
bibliographie

- cf. le compte-rendu de Jean-Pierre Renaud

 

compositionHoriz
en lien : bibliographie de Benjamin Stora

 

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dimanche 11 novembre 2007

Au sujet d'un livre de Benjamin Stora

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au sujet du livre

La guerre des mémoires

La France face à son passé colonial,

de Benjamin Stora

Jean-Pierre RENAUD

 

Pourquoi ne pas avouer que j’ai éprouvé un malaise intellectuel à la lecture de beaucoup des stora_leclerc_guerre_memoirespages de ce livre, crayon en mains, alors que j’ai aimé l’article du même auteur à la mémoire de Camus (Études coloniales du 30 septembre 2007). Albert Camus a été un de mes maîtres à penser, à agir, et à réagir, avant, pendant la guerre d’Algérie, et après. J’y ai servi la France et l’Algérie, en qualité d’officier SAS, en 1959 et 1960, dans la vallée de la Soummam, entre Soummam et forêt d’Akfadou.

Un historien sur le terrain mouvant des mémoires chaudes, pourquoi pas ? Mais est-ce bien son rôle ? Dès l’avant propos, le journaliste cadre le sujet de l’interview de Benjamin Stora : «La France est malade de son passé colonial», mais sur quel fondement scientifique, le journaliste se croit-il permis d’énoncer un tel jugement ?

Il est vrai que tout au long de l’interview l’historien accrédite cette thèse et s’attache à démontrer l’exactitude de ce postulat : les personnes issues des anciennes colonies, première, deuxième, troisième9782707146595 génération (il faudrait les quantifier, et surtout les flux, les dates, et les origines) «se heurtent inévitablement à l’histoire coloniale» (p. 12), «la guerre des mémoires n’a jamais cessé» (p. 18), la «fracture coloniale», «c’est une réalité» (p. 33), «l’objectif est d’intégrer, dans l’histoire nationale, ces mémoires bafouées» (p. 81), «saisir comment s’élaborent en permanence les retrouvailles avec un passé national impérial» (p. 90)

Et Benjamin Stora, qui se veut «un passeur entre les deux rives», incontestablement celles de la Méditerranée, accrédite le sérieux des écrits d’un collectif de chercheurs qui n’ont pas réussi, jusqu’à présent, par le sérieux et la rigueur de leurs travaux historiques, à démontrer la justesse de la thèse qu’ils défendent, fusse avec le concours bienveillant de certains médias, quant à l’existence d’une culture coloniale, puis impériale, qui expliquerait aujourd’hui la fameuse fracture coloniale.

Et le même auteur de reprendre le discours surprenant, de la part d’historiens de métier, sur la dimension psychanalytique du sujet : «la perte de l’empire colonial a été une grande blessure narcissique du nationalisme français» (p. 31), pourquoi pas ? Mais à partir de quelles preuves ? «Refoulement de la question coloniale» (p. 32). «Pourtant la France a conservé dans sa mémoire collective, jusqu’à aujourd’hui, une culture d’empire qu’elle ne veut pas assumer» (p. 32). «Les enfants d’immigrés sont porteurs de la mémoire anticoloniale très puissante de leurs pères» (p. 40).

«Pourquoi cette sensation diffuse d’une condition postcoloniale qui perdure dans une république où les populations issues des anciens empires n’arrivent pas à se faire entendre ?» (p. 90).

Comment ne pas souligner le manque de clarté des propos de Benjamin Stora, qui écrit page 11 que la population issue des anciennes colonies a doublé entre les années 1980 et 2007, et les propos qu’il tient parallèlement sur les «mémoires bafouées» : mais les colonies sont indépendantes depuis le début des années 60, et l’Algérie depuis 1962 !

De quelles générations s’agit-il ? Des enfants d’immigrés du travail venus en France avant 1962 ? Ou pouracc_110 l’Algérie, importante source d’immigration, des enfants de pieds noirs, de harkis, ou d’enfants de citoyens algériens venus en France après l’indépendance de leur pays, notamment en raison de ses échecs économiques, puis de sa guerre, à nouveau civile ? Pour ne citer que l’exemple de l’Algérie qui est le postulat de la plupart de ces réflexions.

Benjamin Stora cite le cas de Boudiaf, un des principaux fondateurs du FLN, lequel revenu d’exil dans son pays en 1962, était inconnu des jeunes Algériens : «Les jeunes Algériens ne connaissaient même pas son nom» (p. 60).

Quant au propos tenu sur Madagascar, pays avec lequel j’entretiens des relations particulières, «Dans cette ancienne colonie française, les milliers de morts des massacres de 1947 restent dans toutes les mémoires».

Je ne suis pas le seul  à dire que la repentance de Chirac, lors de son voyage de 2005, est tombée à plat, parce que ce passé est méconnu des jeunes générations.

L’auteur de la Guerre des mémoires est-il en mesure de justifier son propos ?

Les Malgaches ne connaissent pas mieux leur passé colonial que les Français, car pour ces derniers, ce n’est pas l’enquête de Toulouse, faite en 2003, par le collectif de chercheurs évoqué plus haut, qui peut le démontrer. Cette enquête va clairement dans un tout autre sens, celui de la plus grande confusion qui règne actuellement sur tout ce qui touche le passé colonial, la mémoire, et l’histoire coloniale elle-même, et la réduction de cette histoire à celle de l’Algérie. Cette enquête révélait en effet l’importance capitale de la guerre d’Algérie dans la mémoire urbaine de Toulouse et de son agglomération.

Et ce constat avait au moins le mérite de corroborer deux des observations de l’auteur, celle relative à «l’immigration maghrébine» qui «renvoie à l’histoire coloniale», et l’autre quant à l’importance de la guerre d’Algérie dans cette « guerre des mémoires » : «Mais, c’est la guerre d’Algérie, qui est le nœud gordien de tous les retours forts de mémoire de ces dernières années.» (p. 50)

 

L’obsession de l’Algérie

Et c’est sur ce point que le malaise est le plus grand, car comment ne pas voir, que pour des raisons par ailleurs très estimables, l’auteur de ces lignes a l’obsession de l’histoire de l’Algérie, et qu’il a tendance à analyser les phénomènes décrits avec le filtre de l’Algérie, pour ne pas dire la loupe, avec toujours en arrière plan, le Maghreb.

Le tiers des pages de ce livre se rapporte à l’Algérie, et beaucoup plus encore dans l’orientation desimg173_08022007 réflexions qui y sont contenues. Les autres situations coloniales ne sont évoquées qu’incidemment, alors que l’histoire coloniale n’est pas seulement celle de l’Algérie, quelle que soit aujourd’hui l’importance capitale de ce dossier.

Un mot sur la mémoire ou les mémoires de l’Algérie et de la guerre d’Algérie. Pour en avoir été un des acteurs de terrain, je puis témoigner qu’il est très difficile d’avoir une image cohérente et représentative de la guerre d’Algérie vécue par le contingent. Chaque soldat, chaque sous-officier, et chaque officier, a fait une guerre différente selon les périodes, les secteurs, les postes militaires occupés, et les commandements effectifs à leurs différents niveaux (sous quartiers, quartiers, secteurs, et régions). [source photo ci-dessus]

Si beaucoup d’anciens soldats du contingent ont écrit leurs souvenirs, peu par rapport à leur nombre, mon appartenance à ce milieu me conduit à penser que beaucoup d’entre eux se réfugient toujours dans le silence, mais pas obligatoirement pour la raison qu’ils auraient commis des saloperies, ou assisté à des saloperies. Un silence qui pourrait s’expliquer par un fossé immense d’incompréhension entre leur vécu, l’attitude des autorités d’hier ou d’aujourd’hui, et celle du peuple français

M. Rotman a parlé de guerre sans nom. Je dirais plus volontiers, guerre de l’absence, absence d’ennemi connu, absence du peuple dans cette guerre, sauf par le biais du contingent qui, à la fin de ce conflit, s’est trouvé tout naturellement en pleine communauté de pensée avec le cessez le feu du 19 mars 1962. Et c’est sans doute le sens profond de sa revendication mémorielle.


Pour la grande majorité des appelés, l’Algérie

n’était pas la France

Les appelés ne savent toujours pas quelle guerre on leur a fait faire : guerre de l’absence et du silence, et le remue-ménage qui agite en permanence, à ce sujet, certains milieux politiques ou intellectuels leur est étranger.

Il convient de noter que pour un acteur de ce conflit, ou pour un chercheur marqué dans sa chair et dans son âme par celui-ci, c’est un immense défi à relever que de vouloir en faire l’histoire.

Et sur au moins un des points évoqués dans le livre, je partage le constat qu’il fait sur l’effet des lois d’amnistie «personne ne se retrouvera devant un tribunal» (p. 18), et personnellement je regrette qu’il en soit ainsi, parce qu’il s’agit là d’une des causes du silence du contingent, et de cette conscience d’une guerre de l’absence. À quoi servirait-il de dénoncer des exactions injustifiables si leurs responsables, c'est-à-dire les salauds inexcusables n’encourent  aucune poursuite judiciaire ? Cette amnistie n’a pas rendu service à la France que j’aime et à son histoire.

 

Le métier d’historien

Ma position de lecteur, amateur d’histoire, assez bon connaisseur de notre histoire coloniale, me donne au moins la liberté de dire et d’écrire ce que je pense des livres qui ont l’ambition de relater ce pan de notre histoire.

Ce passage permanent de la mémoire à l’histoire  et inversement, est très troublant, sans que l’intelligence critique y trouve souvent son compte! Et beaucoup d’affirmations ne convainquent pas !

Est-il possible d’affirmer, comme le fait Benjamin Stora en ce qui concerne l’Assemblée Nationale et sa grosplancomposition h_9_ill_813324_app2002042390260: «C’est d’ailleurs une photographie assez fidèle de cette génération qui a fait la guerre d’Algérie ou qui a été confrontée à elle[ci-contre, Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen, respectivement nés en 1932 et 1928] Une analyse existe-t-elle à ce sujet ? Et si oui, serait-elle représentative de l’opinion du peuple français à date déterminée ?

 

Tout est dans la deuxième partie de la phrase et le participe passé «confrontée» qui permet de tout dire, sans en apporter la preuve.

La mise en doute du résultat des recherches qui ont été effectuées sur l’enrichissement de la métropole par les colonies : mais de quelle période parle l’auteur et de quelle colonie ? (p.20)

L’affirmation d’après laquelle la fin de l’apartheid aurait été le  «coup d’envoi» mémoriel mondial (p.41) : à partir de quelles analyses sérieuses ?

L’assimilation de l’histoire coloniale à celle de Vichy, longtemps frappée du même oubli. (p. 21, 50, 96).  Non, les situations ne sont pas du tout les mêmes !

Et ce flottement verbal et intellectuel entre mémoire et histoire, une mémoire partagée ou une histoire partagée ? (p. 61, 62, 63). Outre la question de savoir si une histoire peut être partagée.

Et pour mettre fin à la guerre des mémoires, un appel à la reconnaissance et à la réparation (p. 93), ou en d’autres termes, à la repentance, que l’historien récuse dans des termes peu clairs dans les pages précédentes (p. 34), une récusation partielle répétée plus loin (p. 95).

Et d’affirmer qu’il est un historien engagé (p. 88) et d’appeler en témoignage la tradition dans laquelle il inscrit ses travaux, celle des grands anciens que sont Michelet, Vidal-Naquet et Vernant. Pourquoi pas ? Mais il semble difficile de mettre sur le même plan périodes de recherche et histoire professionnelles et personnelles des personnes citées.

Le lecteur aura donc compris, en tout cas je l’espère, pourquoi le petit livre en question pose en définitive autant de questions sur l’historien et sur l’histoire coloniale que sur les mémoires blessées ou bafouées qui auraient été transmises par je ne sais quelle génération spontanée aux populations immigrées, issues des anciennes colonies.

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manifestation des "Indigènes de la République" le 8 mai 2005

Nous formons le vœu qu’une enquête complète et sérieuse soit menée par la puissance publique sur ces questions de mémoire et d’histoire, afin d’examiner, cas par cas, l’existence ou l’absence de clichés, des fameux stéréotypes qui ont la faveur de certains chercheurs qui s’adonnent volontiers à Freud ou à Jung, la connaissance ou l’ignorance de l’histoire des colonies, et donc de mesurer le bien fondé, ou non, des thèses mémorielles et historiques auxquelles l’historien a fait largement écho.

 

Alors, histoire ou mémoire ?

L’histoire est-elle entrée dans un nouvel âge, celui de l’Historien entrepreneur selon l’expression déconcertante de Mme Coquery-Vidrovith (Etudes coloniales du 27/04/07), ou celui de l’histoire devenue bien culturel selon l’expression de l’auteur ? Mais en fin de compte, sommes-nous toujours dans l’histoire ?

Et à ce propos, nous conclurons par deux citations de Marc Bloch (1930), évoquant dans un cas Michelet et ses  «hallucinatoires résurrections», et dans un autre cas, le piège des sciences humaines : «Le grand piège des sciences humaines, ce qui longtemps les a empêchées d’être des sciences, c’est précisément que l’objet de leurs études nous touche de si près, que nous avons peine à imposer silence au frémissement de nos fibres.» ("Fustel de Coulanges" in Marc Bloch, l'Histoire, la Guerre, la Résistance, Quarto-Gallimard, 2006, p. 390 et 389).

Jean Pierre Renaud

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- cf. le compte-rendu de Nathalie Galesne

 

 

 

 

 

 

 

- Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large, Jean-Pierre Renaud, éd. JPR, 2006. -  Courriel des éditions JPR : commande@editionsjpr.fr

 

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mardi 17 avril 2007

l'envahissante guerre des mémoires (Claude Liauzu)

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l'envahissante guerre des mémoires

Claude LIAUZU

 

Éric Savarese, Algérie, la guerre des mémoires, Non lieu, 2007 ; Benjamin Stora. Entretiens avec Thierry Leclère, La guerre des mémoires. La France face à son passé colonial, l’Aube,2007.

Deux livres, parmi beaucoup d’autres, sortis au même moment et consacrés à ce problème méritent attention. Jamais depuis un demi-siècle on n’avait autant parlé du passé colonial. Après Vichy et la Shoah, il envahit, on le sait, la vie publique.
Le livre d’Éric Savarese s’achève sur une question : comment en finir avec la guerre des mémoires ? Il souligne en sociologue le caractère récent, l’actualité de ce problème, cet enchevêtrement de passés qui passent mal et des questions du présent, de la crise actuelle de la société française. Dans son premier chapitre, il tente un bilan des études historiques. Sa distinction entre l’histoire, qui étudierait les événements, et l’anthropologie centrée sur la situation coloniale, est discutable : cette notion due à Balandier a été en effet utilisée (insuffisamment) par notre discipline. Les frontières entre sciences de la société le cèdent aujourd’hui aux approches pluridisciplinaires.

Les chapitres 2 à 4 sont consacrés à l’analyse des mémoires algériennes et à celles des pieds noirs en particulier. Dans ce domaine qu’il a contribué à fonder, Éric Savarese est très intéressant. La conclusion insiste avec force sur l’importance d’une redéfinition des usages de l’histoire. Comment ne pas être d’accord avec ce travail fondé sur une longue réflexion et une documentation abondante ?

Une connaissance intime, une sensibilité personnelle, des questions pertinentes de Thierry Leclère : il en résulte un dialogue vivant, clair, agréable à lire avec Benjamin Stora sur des questions difficiles, controversées.

signature
Benjamin Stora à la Librairie "Atout Livre" (Paris 12e), le 31 mars 2006 - source

Même s’ils ne sont pas toujours d’accord avec Benjamin Stora, des historiens se retrouvent dans sa déontologie : ne pas ignorer les rapports entre notre travail et les guerres de mémoires, ne pas réduire ces rapports à une dépendance. Le temps est venu  de prendre position, de défendre le métier en le renouvelant, en réaffirmant sa fonction sociale.
Confrontés aux guerres de mémoires et aux enjeux publics de ces guerres, aux liens entre présent et passé, le sociologue, l’historien et le journaliste montrent qu’il est possible de diffuser un savoir spécialisé sans cultiver l’histoire-spectacle, la mise en scène, les mots qui pèsent trop lourd et les images choc.

Une occasion de concrétiser ces objectifs est fournie par la controverse concernant le projet de mémorial de l’Algérie française et de l’OAS soutenu par la municipalité de Perpignan (mais qui a valeur générale pour Nice, Marignane, Toulon, Montpellier, Aix, etc.). Un groupe d’historiens spécialistes du Maghreb  propose un contre-projet. Ce petit groupe, dans le respect de la pluralité des interprétations, proposera non la Vérité mais des repères et des garde-fous aussi bien contre ceux qui instrumentalisent l’histoire au service du «rôle positif» de la colonisation que contre ceux qui en font un procès anachronique et manichéen. Notre fonction est de comprendre et faire comprendre le passé et ses rapports avec le présent.

Claude Liauzu

 

FRCAOM08_9FI_00095R_P
Algérie, 1954-1962 - Algérien !.. Choisis...  la vie avec la France,
la mort par le fellaga. L'armée française te protège.
Avec elle chasse le fellaga
(source : base Ulysse Caom)

 

- Éric Savarèse : bio-biblio
savarese

 







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