lundi 29 mars 2021

Mohamed Moussaoui dénonce le double discours du recteur de la Grande Mosquée de Paris

 

Chems-eddine-Hafiz
Chems-eddine Hafiz, recteur de la Grande  Mosquée de Paris

 

Mohamed Moussaoui

dénonce le double discours du recteur

de la Grande Mosquée de Paris

 

Ce dimanche 28 mars 2021, M. Chems-eddine Hafiz, recteur de la Grande  Mosquée de Paris a déclaré sur la chaine LCI qu’il ne peut se mettre autour de la même table que les fédérations (CIMG «Milligorüs» et CCMTF Comité de Coordination des Musulmans Turcs de France») qui ont refusé de signer la charte des principes pour l’Islam de France. Il précise également qu’à travers ces deux fédérations l’État Turc s’ingère dans notre pays.

Dans cette même émission, le recteur m’accuse de me «cacher derrière les statuts du CFCM» pour continuer à avoir des contacts avec ces fédérations.

Il convient de rappeler que le même recteur a invité l’ambassadeur et représentant de l’État Turc en France à un déjeuner convivial, le 16 mars 2021, à la mosquée de Paris. Il a également rencontré le président du CCMTF, longuement à la mosquée de Paris le 12 mars 2021.

Quant à moi, j’ai organisé effectivement une réunion du bureau du CFCM, le 17 mars 2021, afin de désigner l’aumônier national des prisons, conformément à l’engagement pris, en octobre 2020, par le CFCM devant  le ministre de la justice. Les responsables de ces deux fédérations, en leur qualité de membres élus du bureau du CFCM, ont participé à cette réunion.

Ce que le recteur qualifie abusivement de «se cacher derrière les statuts du CFCM» est en réalité le respect des règles qui régissent le CFCM conformément à loi de la République sur les associations. En vrai républicain, je ne peux transgresser les lois de la République et en même temps critiquer ceux qui n’ont pas signé la charte des principes pour l’islam de France. D’autant plus que cette charte met le respect des lois de la République au cœur de ses engagements.

Quant au recteur de la mosquée de Paris, rien ne l’obligeait à organiser ces rencontres avec ceux qu’il fustige, et dénonce et à forte raison dans les formats qu’il a choisis.

Cette réalité des faits montre clairement l’incohérence de l’action du recteur de la mosquée de Paris et son double langage malgré ce qu’il prétend être.

Mohammed MOUSSAOUI
Président du CFCM

 

Capture d’écran 2021-03-30 à 16
Mohammed Moussaoui

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mercredi 24 juin 2020

contre la fureur iconoclaste

statue-du-marechal-lyautey
les signes d'un passé qui nous incite à réfléchir

 

contre la fureur iconoclaste

des dictateurs de mémoires falsifiées

 

Nous publions la lettre du colonel Pierre Geoffroy, président de la Fondation Lyautey, qui s'insurge contre le vandalisme subie par la statue du maréchal Lyautey à Paris, et nous nous associons à sa réaction.

La fureur iconoclaste relève d'une imbécile guerre des mémoires et non d'une réflexion critique sur l'histoire. Détruire une statue ne changera pas le passé et interdit même de pouvoir y réfléchir. Ces actions, issues des mouvements indigénistes et décoloniaux, utilisent l'argument antiraciste mais commettent le défaut d'anachronisme. On ne juge pas le passé avec les valeurs du présent.

Michel Renard

 

Le  24 juin 2020

Madame, Monsieur, Cher(e)s ami(e)s du Maréchal,

dans le respect de vos grades et qualités,

Merci à cet adhérent vigilant, qui m’a appris que la statue du Maréchal Lyautey, place Denys Cochin à Paris, a été taguée, ainsi que la stèle voisine à la mémoire des goums marocains. Sans lui, pas de nouvelle, ce qui prouve que l’information est contrôlée, voire manipulée et que les "autruches" se multipllent. Le nettoyage a été effectué.

Il y a des voyous qui, par le biais du Rif, s’attaquent aussi et ainsi à leur Souverain et à leur Pays (voir photos). Ils font comme d’autres, qui sous prétexte de dénoncer l’esclavagisme deviennent eux-mêmes esclaves de leur idéologie et de leur imbécillité mortifères.

Ils sont tellement nuls en culture et en Histoire qu’il ne savent pas que Lyautey privilégiait toujours la négociation sur l’emploi des armes. Par contre, c’est Pétain qui a été nommé par le "cartel des gauches"  pour, en quelque sorte «détrôner Lyaute».

Ils ignorent que Pétain est arrivé, en 1925, avec des moyens militaires considérables. C’est lui qui, faisant allégeance à la gauche (qui sait se "verdir"  quand il y a des élections), est  venu faire la guerre dans le Rif comme à Verdun.

Le plus ignoble et le plus dangereux est que tout ce qui se passe actuellement n’est pas l’effet du hasard : il y a eu maturation et une longue préparation de la part de certains individus «insoupçonnables» qui utilisent toutes les techniques de la «massification» et autres armes psychologiques du même genre.

Avec ma considération cordiale et dévouée.

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samedi 30 juin 2018

le monde colonial en métropole : liste des articles

Paris, mosquée arabe

 

le monde colonial en métropole

liste des articles

 

  • L'île Saint-Marguerite et l'histoire coloniale (Michel Renard) [lire]
  • La manifestation du 17 octobre 1961 (liste des articles) [lire]
  • La France n'a pas gagné la Première Guerre mondiale grâce à l'Afrique et aux Africains (Bernard Lugan) [lire]
  •  Le religieux musulman et l'armée française, 1914-1920 (Michel Renard) [lire]
  • Mosquée, 1916 ; kouba, 1918 ; Mosquée, 1920 : le sacrifice monumentalisé (Michel Renard) [lire]

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  • Le drame du barrage de Malpasset/Fréjus en 1959 : simple accident ou attentat du FLN ? [lire]
  • La Mosquée de Paris a-t-elle sauvé des juifs entre 1940 et 1944 ? Une enquête généreuse mais sans résultat. Un livre de Mohhamed Aïssaoui (Michel Renard) [lire]
  • Un militant sectaire et non un président. L'usage politique du 17 octobre 1961 (Bernard Lugan) [lire]
  • La vérité historienne sur le 17 octobre 1961 (Jean-Paul Brunet) [lire]
  • Eugène Bulard, 1895-1961 (Claude Ribbe) [lire]
  • Une histoire malmenée de l'islam en France ; critique du livre de Mohammed Telhine (Michel Renard) [lire]
  • L'historien et le Revizor : Delanoë veut contrôler les historiens de la colonisation et de la guerre d'Algérie(Alain-Gérard Slama) [lire]
  • Manipulation et délire : sur un prétendu symbole "illuminati" à la Mosquée de Paris (Michel Renard) [lire]
  • Combien d'Algériens en France dans les années 1950/1960 ? (Daniel Lefeuvre) [lire]

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  • Comment l'Europe fait face à son passé colonial ? (Olivier Dard) [lire]
  • Policiers et manifestants, années 1950/1960 (Jean-Marc Berlière) [lire]
  • Charonne 1962 : la CGT n'a rien appris de l'histoire (Michel Renard) - Charonne, "un crime pour mémoire" [2010] (Daniel Renard) [lire]
  • Alain Dewerpe, Charonne, 8 février 1962 : anthropologie historique d'un massacre d'État (Régis Meyran) [lire]
  • Les victimes du 17 octobre 1961, selon Jean-Luc Einaudi (Michel Renard) [lire]
  • Le combat d'une vie (Hocine Louanchi) [lire]
  • Un guide nuancé plus qu'un discours historique sur la mémoire : critique du livre de Robert Aldrich, Les traces coloniales dans le paysage français (Marc Michel) ; suivi de : quelques remarques sur la Mosquée de Paris (Michel Renard) [lire]
  • Nous n'avions jamais vu de Noirs. 300 tirailleurs africains en Centre-Bretagne, Trévé, 1944-1945 [lire]

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  • La Mosquée de Paris sous l'Occupation (Jean Laloum) [lire]
  • Le massacre du 17 octobre 1961 : information ou désinformation ? (Jean-Pierre Pister) [lire]
  • Philippe Bouvard à Si Kaddour ben Ghabrit : "merci d'avoir fait libérer mon père" [lire]
  • La bataille de Paris du 17 octobre 1961 (général Maurice Faivre) [lire]
  • "Commémorations" de la manifestation du 17 octobre 1961 (général Maurice Faivre) [lire]
  •  Résistance à la Mosquée de Paris : histoire ou fiction ? (Michel Renard) [lire]
  • La Résistance de la Mosquée de Paris (Mohammed Ferkane - Michel Renard) [lire]

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  • La kouba de Nogent reconstruite est inaugurée ce jeudi 28 avril 2011 (Daniel Lefeuvre - Michel Renard) [lire]
  • La kouba de Nogent (1919), reconstruite en 2010 et inaugurée en 2011 (Michel Renard) [lire]
  • 17 octobre 1961, téléfilm d'Alain Tasma et Patrick Rotman (général Maurice Faivre) [lire]
  • "Images et représentations des Maghrébins dans le cinéma en France" [lire]
  • Sur la méthodologie et la déontologie de l'historien : retour sur le 17 octobre 1961 (Jean-Paul Brunet) [lire]
  • 1931. Les étrangers au temps de l'Exposition coloniale (Jean-Pierre Renaud) [lire]
  • Monument aux morts en Indochine, Foix (Ariège) [lire]
  • "II faut savoir ce que l'on veut et où l'on va", dixit Lyautey (colonel Pierre Geoffroy) [lire]

19702719

  • Mohammed Bedek, militant nationaliste algérien à Lyon dans les années 1930 [lire]
  • La colonie en province : diffusion et récption du fait colonial en Corrèze et en Haute-Vienne, vers 1830-vers 1930 (Reine-Claude Grondin) [lire]
  • Le Tata (1992), un film censuré par "la télé" ( Patric Robin et Évelyne Berruezo) [lire]
  • Le "parti colonial", réseaux politiques et milieux d'affaires : les cas d'Eugène Étienne et d'Auguste d'Arenberg (Julie d'Andurain) [lire]
  • Le Havre colonial au XIXe siècle, une identité oubliée (Claude Malon) [lire]
  • Hommage à un résistant bordelais : Mohamed Taleb (Daniel Lefeuvre) [lire]
  • Bordeaux colonial de 1850 à 1940 (Christelle Lozère) [lire]
  • L'Exposition coloniale de 1931. Mythe républicain ou mythe impérial ? (Charles-Robert Ageron) [lire]

 

Malo-les-Bains, marchand arabe
Malo-les-Bains (Dunkerque), "marchand arabe", avant 1914

 

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jeudi 28 juin 2018

l’île Sainte-Marguerite et l’histoire coloniale (texte de 2014)

Vue du fort (en mer 1)
vue du fort de l'île Sainte-Marguerite, 22 décembre 2004

 

l'île Sainte-Marguerite

et l’histoire coloniale

Michel RENARD

 

L’île Sainte-Marguerite, aujourd’hui ? À quinze minutes de Cannes en bateau. Une végétation aux noms magiques : pins d’Alep, chênes verts, lentisques, eucalyptus, cyprès…

L’ancien Fort Royal, le sémaphore, le musée de la Mer. Quelques heures de randonnées pour touristes plus ou moins informés mais fascinés par cet écrin préservé, quelques stages de formation pour des adolescents qui doivent dormir sur le sol de pierre des bâtiments, vestiges d’une époque révolue…

 

Végétation île 1
île Sainte-Marguerite : une végétation protégée

 

Mais qui se souvient que, par-delà le Masque de Fer (1687-1698), les pasteurs protestants après la révocation de l’édit de Nantes (1685) et le général Bazaine quelques mois en 1873-1874, plusieurs centaines de détenus algériens ont désespéré dans les froides cellules du fort, arpenté les allées de cette île pendant des années sans espoir d’en échapper ?  Sans espoir ? Les archives livrent le cas d’une évasion. Le prisonnier Mohamed ben Guezouaou, arrivé le 3 octobre 1849, noté comme négociant de son état dans la province d’Alger, appartenant à la tribu des Aghouass.

Les Européens qui auraient pu témoigner des conditions d'internement de ces musulmans ont fréquenté l'île Sainte-Marguerite quand il n'y en avait pas : Mérimée (octobre 1834) et Victor Hugo (fin de l'été 1839) ont visité l'île avant la présence de prisonniers algériens ; Maupassant (1884) peu après. Ici, donc, le roman n'a pas produit d'aveux. Quant au séjour de Bazaine, il coïncide apparemment avec une absence de détenus arabes.

Il ne reste donc que l’ethnographie de terrain et les archives pour en savoir davantage : les archives conservées à Aix-en-Provence (ANOM) ou les fonds déposés aux Archives départementales à Nice.

Divers ouvrages ont aussi évoqué ces prisonniers arabes. Le plus récent, Cannes, l’amour azur, de Richard Chambon (2011) fournit quelques chiffres corrects mais incomplets. Le livre de Jean-Jacques Antier, Les grandes heures des îles de Lérins (1975), est honnête mais comporte des lacunes sur l’importance numérique des détenus. Par contre, le roman Aïcha de Benoît Ronsard (1995) avance un chiffre de «dix mille hommes, femmes et enfants arrêtés, presque par hasard, par le duc d'Aumale (…) déportés, oubliés, enterrés là»… Ce n’est pas exact.

 

des archives prolifiques

La population carcérale algérienne présente sur Saint-Marguerite fut la plus nombreuse sur une durée de plus quarante ans, avec des éclipses cependant. Et il y a une certaine injustice à ne pas le savoir suffisamment ni à en faire référence en ces temps inflationnistes de «mémoires».

Les archives ont été d’abord été exploitées par le savant et regretté Xavier Yacono dans son article «Les premiers prisonniers de l'île Sainte-Marguerite», Revue d'histoire maghrébine, 1974, p. 39-61. Les fonds qu’il a en partie consultés sont profus en informations.

Quand, après ce pionnier, je m’y suis plongé à mon tour, j’ai découvert des dizaines de cartons d’archives contenant des centaines de pièces diverses. On peut consulter des registres nominatifs de départs vers Sainte-Marguerite ou des états nominatifs des prisonniers arabes présents sur l’île, des état d‘effectifs faisant le point sur les arrivées, les décès, les élargissements. On lit avec une certaine émotion des indications telle que «enfant à la mamelle»…

On peut compulser différents rapports entre ministères, par exemple celui de la Guerre, des Colonies et du Gouvernement général d’Alger. On peut suivre les diagnostics et observations des médecins ayant séjourné sur l’île comme le docteur Warnier à l’été 1843 ou le docteur Bukojemski en 1845 qui y resta quatre mois et demi.

docteur Warnier, jeune
le docteur Warnier

les déportés Algériens

Pour les médecins, l’aspect principal est d’ordre psychologique. La rupture brutale avec l’Algérie, avec la famille et les traditions, l’isolement relationnel.

C’est ce que notait le docteur Bukojemski en 1845. Ce qui l’intéresse, c’est que ces Arabes «sont nés dans une autre partie du monde, leur religion, leurs mœurs, leurs habitudes, toute leur éducation physique et morale jusqu'à leur langue et leurs habits qui diffèrent essentiellement de ceux des Européens, et l'influence morale, de l'exil sur ces hommes».

Cette cassure géographique et cette désagrégation des prisonniers est délibérée. Elle entre dans les buts de guerre des conquérants français.

Le docteur Warnier, en 1843, est très lucide : «Les événements militaires accomplis depuis trois ans en Algérie, ont prouvé qu'il ne suffisait pas de vaincre les Indigènes, de brûler leurs moissons, d'anéantir leurs troupeaux par d'immenses razzias, pour soumettre des populations aussi nomades et leur faire accepter notre domination. (…) convaincu de cette vérité, [Bugeaud] comprit qu'un élément de conquête devait être ajouté à tous ceux qu'il a si habilement employés, et propose au gouvernement la déportation en masse comme moyen final, pour les tribus qui dans les provinces forment des centres politiques, qui soumises aujourd'hui, sont demain révoltées, et avec lesquelles il n'y aura de repos qu'après les avoir expulsées du pays soumis ou à soumettre».

 

combien de détenus sur cette île de Lérins ?

Il est difficile de parvenir à un total exact. Mais les archives livrent des données statistiques sur l’ampleur des déportations. Un rapport du Génie de Toulon révèle qu’une première installation avait eu lieu dès 1837 dans le fort qu’on avait entouré d’un «palissadement».

En 1843, le docteur Warnier note que : «Le fort de l'Île Sainte-Marguerite est depuis trois ans le lieu unique de dépôt de tous les prisonniers arabes déportés en France».

D’après les relevés de l’historien Yacono, en août 1841, on compte trois prisonniers, puis neuf autres. En 1842-1843, il y en 80. Mais quarante-trois sont libérés avant juin 1843.

D’après les archives que j’ai examinées, la smala d’Abd el-Kader, arrivée le 26 juin 1843, se chiffre à deux cent quatre-vingt-dix personnes. L’Émir n’y figure pas.

En septembre 1843, il y aurait un total de cinq cent trente détenus. On conçoit qu’à partir de ce moment, il est impossible de confiner tout le monde dans le fort. En août 1845, on redescend à deux cent quatre-vingt-huit. En septembre 1846, sept cent quarante-sept. En avril 1847, je crois que le maximum est atteint avec huit cent quarante-trois incarcérés… ! Ceux-ci ont accès à certains secteurs de l’île.

prisonniers devant cellules du fort, vers 1870
prisonniers arabes et leurs gardiens à Sainte-Marguerite, vers 1870

Entre 1859 et 1868, on note une absence d’Algériens sur l’île qui fait face à Cannes. Ce dépôt a été transféré à Corte en Corse. Mais en 1868, le ministère de l’Intérieur veut récupérer Corte pour y installer les convalescents des établissements agricoles de la Corse. Les Arabes retournent donc sur la plus grande île de Lérins.

L’histoire coloniale, entre-temps, se mêle alors au sort des entreprises militaires de Napoléon III. De nombreux convalescents de la guerre de Crimée sont installés dans un hôpital temporaire sur l’île en 1856. Trente y meurent et sont inhumés au cimetière d’Orient. Puis six cents prisonniers autrichiens sont internés au fort au cours des guerres d’Italie.

Les déportations d’Algériens recommencent en 1868 avec les condamnés de la révolte orientale de la Kabylie en 1864. Et parmi les mille condamnés de 1871, deux cent cinquante sont affectés à Sainte-Marguerite en octobre 1871. Les archives indiquent la présence de détenus jusqu’au début des années 1880. Peut-être des prisonniers Khroumirs après la campagne de Tunisie en 1881.

 

les conditions de vie des Arabes de Sainte-Marguerite

Reclus dans un premier temps dans les cellules froides de la forteresse, les réprouvés ayant dû traverser la Méditerranée pour y subir leurs peines purent se déplacer dans les allées de l’île et même se baigner – ce qui choqua une partie des Cannois qui voyaient, dit-on, leurs corps nus…

La nourriture était frugale. On leur dispensait du couscoussou – comme on disait. Les maladies ne les ont pas épargnés : fièvres, céphalines, affection pulmonaire, affection des viscères, «nostalgie» et hypocondrie, exostoses du système osseux. Mais encore des cas de gale, d’hémoptysie, de dysenterie, etc.

prisonniers kroumirs

 

Les décès étaient traités en observance des rites musulmans. L’intendant militaire Baron rapporte le 8 août 1845 que : «Les inhumations se font par les arabes et suivant leurs cérémonies : les 10 francs alloués sont employés à acheter le calicot qui sert d'enveloppe au corps. Ils recouvrent la fosse de morceaux de bois et de terre glaise, et y jettent quelquefois de l'essence de rose».

 

entrée principale et panneau
le cimetière musulman de l'île Sainte-Marguerite

 

Une question importante reste posée : la stèle érigée dans le cimetière musulman porte la dédicace «à nos frères musulmans morts pour la France». Elle est anonyme et non datée. Cette pierre fait violence à la vérité historique car les musulmans inhumés sur l’île Sainte-Marguerite ne sont pas morts «pour la France» mais comme contestataires de la conquête et de l’ordre colonial français. Il faut songer à la remplacer.

 

Stèle 2
"À nos frères musulmans morts pour la France"

 

 

Michel Renard, historien
publié dans
Un siècle de vie cannoise, 1850-1950
éd. Ville de Cannes, 2014, p. 118-123
photos de l'île : MR

 

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samedi 3 septembre 2016

La France n'a pas gagné la Première Guerre mondiale grâce à l'Afrique et aux Africains (Bernard Lugan)

Poilus et indigènes
"Poilus" et "indigènes"

 

la France n'a pas gagné

la Première Guerre mondiale grâce

à l'Afrique et aux Africains

Bernard LUGAN

 

Dans la grande entreprise de réécriture de l’histoire de France par les partisans du «grand remplacement», la Première Guerre mondiale, et plus particulièrement la bataille de Verdun, constitue un argument de poids. Son résumé est clair : les Africains ayant permis la victoire française, leurs descendants ont donc des droits sur nous.

Voilà qui explique pourquoi ces ardents défenseurs du «vivre ensemble» que sont MM. Samuel Hazard, maire socialiste de Verdun, et Joseph Zimet, à la ville époux de Madame Rama Yade, et en charge de la Mission cu Centenaire de la Grande Guerre, ont voulu mettre le sacrifice de millions de Poilus au service de leur idéologie.

 

Tunisie recrues indigènes
Tunisie, arrivée de recrues indigènes, campagne 1915-1918

 

Laissons donc parler les chiffres [1] :

1) Effectifs français (métropolitains et coloniaux)

- Durant le premier conflit mondial, 7,8 millions de Français furent mobilisés, soit 20% de la population française totale.

- Parmi ces 7,8 millions de Français, figuraient 73.000 Français d’Algérie, soit environ 20% de la population «pied-noir».

- Les pertes françaises furent de 1.300 000 morts, soit 16,67% des effectifs.

- Les pertes des Français d’Algérie furent de 12.000 morts, soit 16,44% des effectifs.

 

2) Effectifs africains

- L’Afrique fournit dans son ensemble 407.000 hommes, soit 5,22 % de l’effectif global de l’armée française.

- Sur ces 407.000 hommes, 218.000 étaient des «indigènes» originaires du Maroc, d’Algérie et de Tunisie, soit 2% de la population de ces trois pays.

- Sur ces 218.000 hommes, on comptait 178.000 Algériens, soit 2,28 % de tous les effectifs français.

- L’Afrique noire fournit quant à elle, 189.000 hommes, soit 1,6% de la population totale et 2,42% des effectifs français.

- Les pertes des unités nord africaines furent de 35.900 hommes, soit 16,47% des effectifs.

- Sur ces 35.900 morts,  23.000 étaient Algériens. Les pertes algériennes atteignirent donc 17.98 % des effectifs mobilisés ou engagés.

- Les chiffres des pertes au sein des unités composées d’Africains sud-sahariens sont imprécis. L’estimation haute est de 35.000 morts, soit 18,51% des effectifs ; l’estimation basse est de 30 000 morts, soit 15.87%.

 

Spahis indigènes
Spahis indigènes sympathisant avec des artilleurs à Compiègne



Pour importants qu’ils soient, ces chiffres contredisent donc l’idée-reçue de «chair à canon» africaine. D’ailleurs, en 1917, aucune mutinerie ne se produisit dans les régiments coloniaux, qu’ils fussent composés d’Européens ou d’Africains.

Des Africains ont donc courageusement et même héroïquement participé aux combats de la «Grande Guerre». Gloire à eux.

Cependant, compte tenu des effectifs engagés, il est faux de prétendre qu’ils ont permis à la France de remporter la victoire. Un seul exemple : le 2° Corps colonial engagé à Verdun en 1916 était composé de 16 régiments. Les 2/3 d’entre eux étaient formés de Français mobilisés, dont 10 régiments de Zouaves composés très majoritairement de Français d’Algérie, et du RICM (Régiment d’infanterie coloniale du Maroc), unité alors très majoritairement européenne.

 

convoi de Marocains à Crépy-en-Valois
convoi de Marocains à Crépy-en-Valois


Autre idée-reçue utilisée par l’idéologie dominante : ce serait grâce aux ressources de l’Afrique que la France fut capable de soutenir l’effort de guerre.

Cette affirmation est également fausse car, durant tout le conflit, si la France importa six millions de tonnes de marchandises diverses de son Empire, elle en importa 170 millions du reste du monde.

Conclusion : durant la guerre de 1914-1918, l’Afrique fournit à la France 3,5% de toutes ses importations et 5,22 % de ses soldats. Ces chiffres sont respectables et il n’est naturellement pas question de les négliger. Mais prétendre qu’ils furent déterminants est un mensonge doublé d’une manipulation.

Bernard Lugan
L'Afrique Réelle
13 mai 2016 


[1] Les références de ces chiffres sont données dans mon livre Histoire de l’Afrique du Nord des origines à nos jours. Le Rocher, en librairie le 2 juin 2016.

 

Marocains 14 juillet 1919 défilé
Marocains lors du défilé du 14 juillet 1919

 

 

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samedi 3 janvier 2015

le sacrifice monumentalisé, autour de la Première Guerre mondiale : mosquées et kouba

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Mosquée, 1916 ; kouba, 1918 ; Mosquée, 1920 :

le sacrifice monumentalisé

Michel RENARD

 

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* Cette communication en colloque s'accompagnait d'une présentation Powerpoint, dont chaque image a été insérée dans le texte qui suit lui conférant une dimension d'investigation et de restitution iconographique.

***

 

La Première Guerre mondiale a fait passer le nombre de musulmans présents en métropole de quelques milliers à 500 000 environ, soit 320 000 indigènes mobilisés venus en Europe et 184 000 travailleurs (1). Cent fois plus !

 

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Jacques Frémeaux, Les colonies dans la Grande Guerre, 2006

 

Le chiffre de travailleurs est, cependant, sujet à caution. L’historien Charles-Robert Ageron parle de surévaluation de l’administration. Et ramène ce total à une fourchette de 10 à 15 000 ! Un dixième de l’évaluation officielle, qui comptabiliserait fautivement tous les embarquements, compte non tenu des voyages successifs (2).

 

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un Kabyle, éboueur à Paris, en 1917

 

Si Charles-Robert Ageron a raison, cela expliquerait que nous disposions de beaucoup moins d’informations sur ces travailleurs que sur les soldats.

Ainsi, cette communication portera uniquement sur les combattants de confession musulmane et le traitement qui fut réservé aux conditions d’exercice de leurs sentiments religieux.

Plus précisément à trois édifices emblématiques : la mosquée du Jardin Colonial, la kouba du cimetière de Nogent-sur-Marne et la Mosquée de Paris.

 

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Qui en furent les concepteurs et dans quel contexte ? qui en furent les réalisateurs ? quelle analyse peut-on en effectuer ?

***

 

En résumé, les quatre facteurs provoquant une prise en compte de la composante religieuse des troupes provenant de l’empire colonial africain, furent :

- le nombre – même si la proportion n’est que de 4% de la totalité des effectifs combattants ;

- les blessés et morts au front ;

- l’effet de retour sur les populations de l’empire ;

- et la concurrence avec l’adversaire germano-turc.

 

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I – Soldats des colonies : le non-Jihad

 

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Ce dernier facteur apparaît très vite avec l’entrée en guerre de l’empire Ottoman le 1er novembre 1914, puis la proclamation du jihad le 14 novembre par le cheikh al-islam Mustapha Hayri Effendi à Constantinople (3).

 

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déclaration du jihad, le 14 novembre 1914 à Constantinople

 

On sait la faiblesse intrinsèque de cet appel qui subordonnait le combat des musulmans à une alliance avec des puissances chrétiennes, l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie.

Il n’empêche que les autorités françaises s’employèrent à en parer les effets potentiels auprès de ses soldats, combattants ou déjà prisonniers, en sollicitant des attestations de fidélité des multiples figures musulmanes de son empire colonial.

La Revue du Monde Musulman créée en 1907 par Alfred Le Châtelier (1855-1929) a publié ainsi, la proclamation de Moulay Youssef, sultan du Maroc, à ses troupes, en date du 15 novembre 1914 (26 hijja 1332) :

 

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Revue du Monde Musulman, vol. XXVIII, 1914

 

- «À nos fidèles sujets qui combattent en soldats valeureux sur le sol de la France, à vous le salut accompagné de souhaits pour que Dieu vous aide et vous protège. (…)

Soyez assurés du triomphe final, et comptez que les ailes de la victoire se déploieront sur vos rangs, car c’est avec des soldats venus de la majeure partie des pays d’Islam, vos propres coreligionnaires, que vous combattez (…) un ennemi imbu de préjugés illusoires, qui s’est laissé égarer par un orgueil tyrannique, entraînant avec lui d’autres peuples ignorants et irréfléchis, incapables de prévoir les conséquences et les dangers des œuvres entreprises sans discernement».

Dernier passage faisant directement allusion à la Turquie qui vient de proclamer le jihad (4).

 

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Revue du Monde Musulman, vol. XXIX, 1914

 

Le numéro XXIX de la Revue du Monde Musulman, paru fin 1914 ou début 1915, est tout entier consacré à la publication de messages religieux refusant le soutien à la Turquie et lui opposant à la fois des répliques politiques (l’attachement à la Patrie française et à ses «bienfaits»…) et des arguments religieux, citations coraniques à l’appui.

En Algérie, la coopération du «clergé» musulman officiel s’affiche dès avant la proclamation turque et plus encore après.

Dans sa thèse, Gilbert Meynier, relève que : «du 6 au 28 novembre 1914, L’Écho d’Alger publie une centaine d’adresses "loyalistes", La Dépêche de Constantine une quinzaine en deux jours (6 et 7 novembre 1914)» (5). Elles proviennent de notables, élus, caïds de communes mixtes, mais aussi de muftis, de cadis, d’imams, de chefs de confréries.

 

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L'Écho d'Alger, 20 novembre 1914

 

Les muftis des deux rites, malékite et hanéfite, à Alger, déclarent :

- «Les Turcs ont enfreint le commandement de Dieu : "ne vous précipitez pas de vos propres mains dans la perdition" [sourate II, verset 195]. Ce verset comprend, suivant l’avis des exégètes, l’interdiction de toute entreprise guerrière illicite, c’est-à-dire qui ne tend pas à faire triompher la justice ou à porter assistance à ceux dont la cause est juste et qui n’aurait d’autre raison que l’intérêt personnel ou la passion de répandre du sang» (6).

 

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Revue du Monde Musulman, vol. XXIX, 1914

 

L’interprétation de ces prises de positions est controversée. Gilbert Meynier insiste sur les sollicitations de l’administration et la nature assimilationniste des réactions religieuses.

Il évoque, par contre, la nouveauté des manifestations provenant des confréries tout en les marquant du sceau de la collusion avec l’autorité coloniale : «leurs déclarations fracassantes, parfois dithyrambiques en faveur des armes et du nom français, donnent l’estampille de l’islam algérien à la collaboration» (7).

Pour sa part, Charles-Robert Ageron souligne l’étonnement réconfortant que provoquèrent le rejet des démarches turques et germaniques :

- «le loyalisme des Musulmans algériens en 1914 fut une surprise pour tous les gens informés. L’Allemagne escomptait un concours efficace du monde islamique et espérait provoquer des troubles en Afrique du Nord. La France, qui ne l’ignorait pas, redoutait les effets d’une guerre sainte proclamée par le Sultan de Constantinople et ceux de la propagande allemande» (8).

La lecture de plusieurs harangues algériennes montre, au-delà de l’assentiment politique, une physionomie de différend intra-islamique, de controverse théologique.

Certes, les textes ne prétendent pas au statut de fatwa, mais le Coran est cité, le hadith est cité, y compris celui qui affirme «Détournez-vous des Turcs tant qu’ils vous laisseront tranquilles».

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hadith utilisé en Algérie coloniale contre le jihad proclamé par les Turcs en 1914

 

Ce hadith est utilisé, entre autres, par le seyyid tijania Mohammed el-Kebir sidi-Mohammed el-Bechir qui en précise le sens grâce au Djami Saghir de Soyouti : «Laissez les Turcs de côté tant qu’ils se tiendront chez eux et ne vous attaqueront pas» (9).

D’autres messages, marocains par exemple, parlent «d’usurpation du titre khalifal» par les Turcs.

Ainsi, on voit le vieux contentieux arabo-turc sur la suprématie du monde musulman, ressurgir pour étayer un refus des premiers de s’aligner sur les seconds.

Cet aspect est lié à la question du califat, thème d’une diplomatie française ayant à définir une politique à l’égard de l’empire ottoman et à prendre en compte sa dimension de «première puissance arabe musulmane», selon la formule de Paul Bourdarie, fondateur de la Revue Indigène (10).

 

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le Bey de Tunis, Sidi En Nacer

 

En Tunisie, le Bey adresse une proclamation à l’ensemble de ses sujets. Il précise que la France «ne nourrit aucune haine contre le peuple turc (…) sa colère ne vise que quelques Jeunes-Tucs que les intrigues allemandes à Constantinople ont asservis aux ambitions germaniques».

Il rappelle ses sujets «aux devoirs qui leur incombent» en citant le «bel exemple (de) leurs coreligionnaires des Indes anglaises» (11).

De leur côté, les lettres de dignitaires musulmans tunisiens ont, à l’évidence, été rédigées juste après la déclaration de guerre de la Turquie et avant les avis religieux provenant de Constantinople.

Ils évoquent tous l’intervention de la Turquie dans le conflit. Mais ne font pas mention du jihad.

 

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Revue du Monde Musulman, tome XXXIII, 1917

 

Après le Maghreb, l’Afrique Noire.

La Revue du Monde Musulman a relayé dans son tome XXXIII (1917) les témoignages de loyalisme de différents dignitaires religieux en Afrique Occidentale française recueillis en 1915 et 1916.

Cadis, imams de grande mosquée, mokaddems de tariqa, marabouts, émirs locaux, cheikhs de nombreux cercles, almanys, prédicateurs… livrèrent leurs missives d’allégeance et de confiance, leurs vœux de triomphe prodigués aux troupes françaises contre l’oppresseur.

 

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proclamations du cadi Alioun Diagne de Dakar et de  Diagne Samba, chef de Rufisque

 

La Revue du Monde musulman publie 33 messages provenant du Sénégal (Falémé et Djoloff compris), 30 de Mauritanie, 19 du bassin du Niger, 14 du Fouta-Djallon et de Guinée, 3 de Côté d’Ivoire, 5 du Dahomey, soit 104 au total, à ajouter aux 24 déjà publiés dans le n° XXIX de la revue (mais certains sont les mêmes).

Il est difficile d’apprécier les effets de ces exhortations religieuses mais les conséquences démobilisatrices escomptées par l’appel au jihad n’eurent pas lieu (12). Charles-Robert Ageron évoque même «l’échec de la guerre sainte» (13).

En conclusion, on peut mesurer, par ces déclarations, le barrage politico-religieux édifié pour désamorcer le panislamisme généré par le corpus de déclarations et fatwas émis par Constantinople dès novembre 1914.

***

 

Examinons maintenant, les manifestations de gratitude renvoyées par la puissance coloniale à l’endroit des combattants qui ont assumé leur loyauté jusqu’au sacrifice.

 

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II – La mosquée du Jardin Colonial

 

J’ai tenté ailleurs une évaluation de la politique militaire à l’égard de la religion de ses combattants musulmans pendant la Guerre (14).

Mais l’armée ne fut pas seule dans la prise de conscience qu’il fallait aller au-devant des pratiques musulmanes des soldats de l’Empire.

 

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le journal Le Temps, 26 décembre 1914

 

À la «une» du Temps, le 26 décembre 1914, le pasteur protestant Frank Puaux (1844-1922), professeur à la Faculté de théologie protestante de Paris, attire l’attention sur le traitement des blessés indigènes :

 - «il faudrait faciliter à nos indigènes les moyens de retrouver en France leurs coutumes africaines… (il faudrait) attacher aux formations sanitaires des imams qui veilleraient aux rites religieux, objets du grand respect des musulmans et, en cas de mort, présideraient aux funérailles suivant les prescriptions coraniques» (15).

L’institution militaire avait réagi dès le début de l’automne 1914, à propos des sépultures. Elle le fit quelques semaines plus tard en décidant d’accueillir des blessés musulmans dans les locaux du Jardin colonial. Un hôpital de convalescence y fut aménagé.

L’idée d’y adjoindre une mosquée germa au cours de l’année 1915 comme instrument réactif aux initiatives allemandes qui avaient fait édifier une mosquée dans le camp de prisonniers de Zossen, près de Berlin, en 1915.

 

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camp du Croissant (Halbmond-Lager) à Wündsdorf-Zossen, à côté de Berlin ;
entrée de la mosquée avec le minaret durant la Première Guerre mondiale

 

Que se passait-il à Zossen, qui puisse inquiéter la France en guerre ? Ce camp enfermait environ 8000 prisonniers nord-africains et hindous. On y distribuait, dans toutes les langues, un journal intitulé Jihad, et les détenus pouvaient pratiquer leur religion librement (16).

 

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El Jihad, journal distribué aux prisonniers musulmans du camp de Zossen, 15 juillet 1917

 

Les archives allemandes détiennent un film de 6 minutes sur la célébration de l’aïd el-kebir à Zossen en 1916. Cette fête fut célébrée le 9 octobre dans le monde musulman (peut-être le 8 à Zossen ?). Il doit donc s’agir du même jour.

http://www.filmothek.bundesarchiv.de/video/2535

 

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On voit le cortège se rendre sur l’esplanade où fut organisée la cérémonie rituelle.

 

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aïd el-kebir, octobre 1916, au camp de Zossen

 

Des hommes sont en uniforme, d’autres en tenue traditionnelle… peut-être des goumiers 

 

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Les sacrificateurs tournent la tête vers la tribune, attendant le «bismillah allâhu akbâr» collectif. Puis les bêtes sont apprêtées.

 

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les sacrificateurs attendent le bismillah... pour sacrifier les moutons

 

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préparation du mouton, aïd el-kebir à Zossen en octobre 1916

 

Un personnage harangue la foule assise devant lui.

 

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Ce moment a-t-il été précédé d’une prière ? Si tel fut le cas, le film ne contient pas cette scène.

Mais le dispositif, les tapis au sol et sur l’estrade, le passage, visible au premier rang, des hommes passant de la génuflexion à la position assis en tailleur permettent de le supposer fortement, ainsi qu'une autre image de prière à côté de la mosquée.

 

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khûtba (prône) de l'aïd el-kebir à Zossen en octobre 1916

 

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prière collective au camp de prisonniers musulmans de Zossen

 

L’orateur (khatib) était le cheikh égyptien, pro-turc et pro-allemand, Abd el-Aziz Sawis qui prononça la khûtba (prône), traduite par Idris pour les prisonniers Tatars. Il expliqua aux prisonniers qu’ils avaient été trompés par les ennemis de l’Islam mais qu’ils pouvaient désormais se racheter en s’engageant dans le chemin du Jihad (17).

Ce qui pouvait préoccuper au plus haut point les Français était que l’un des propagandistes les plus actifs à Zossen fût le cheikh Sâlih ash-Sharîf at-Tûnisî (1869-1920) (18).

 

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le cheikh Sâlih ash-Sharîf at-Tûnisî (1869-1920)

 

Né à Tunis, d’une famille algérienne émigrée dans les années 1830, son grand-père et son père avaient étudié à l’université de la Zeituna.

Il devint lui-même professeur dans cette institution renommée. En 1900, il émigra à son tour, vers Istanbul puis Damas.

Sans que l’on sache trop comment, il entra dans le cercle des principaux dirigeants turcs.

En 1911, il accompagna Enver Pacha en Cyrénaïque pour organiser la résistance à l’invasion italienne. On dit que c’est Sâlih Sharîf qui déclara le jihad.

Par des contacts d’amitié avec la famille de l’émir Abd el-Kader et ses accointances avec les Jeunes-Turcs, il arriva à Berlin à la fin 1914 et se mit en rapport avec l’Office de Renseignement sur l’Orient (Nachrichtenstelle für den Orient - NfO) animé par Max von Oppenheim et placé sous la direction de l’État-major et du ministère des Affaires étrangères.

 

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Sâlih ash-Sharîf at-Tûnisî, collaborateur de l'Office de Renseignement sur l'Orient, à Berlin

 

Parmi les axes de travail de la NfO, se trouvaient la propagande auprès des prisonniers musulmans et la propagande dans les colonies des puissances de l’Entente.

Sâlih ash-Sharîf étonna les témoins de ses discours aux soldats prisonniers à Lille (occupée depuis le 13 octobre), en ce même mois de décembre 1914.

 

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Die Wahreit über den Glaubenskrieg (La vérité sur le jihad) de Sâlih ash-Sharîf at-Tûnisî, 1915

 

En 1915, il publia son opuscule La vérité sur le Jihad (die Wahrheit über den Glaubenskrieg, Haqîqat al-jihad), écrit en novembre 1914.

Il y exposait une doctrine classique du jihad, agrémentée d’un tableau apocalyptique de la situation coloniale, et obviait à la critique adressée à la proclamation turque :

- «Mon intention est de réfuter tout ce qui pourrait inquiéter les âmes de ceux qui n’arrivent pas à discerner la vraie nature de cette guerre des mises en suspicion par les ennemis fourvoyants».

Le jihad, disait-il, «n’est pas identique à l’homicide de tous ceux qui ont une autre confession», ou encore «ce n’est pas une lutte contre tous ceux qui ne correspondent pas à notre religion», donc il n’est pas dirigé contre les chrétiens en général, mais contre «l’ennemi barbare tel que les Anglais, les Russes et les Français».

Sâlih ash-Sharîf concluait : «C’est un devoir du monde entier islamique de se lever sans exception et de suivre le drapeau du calife de la famille sublime d’Osman et de s’assembler avec ses alliés fidèles, les Allemands et tous ceux qui les suivent» (19).

 

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Jihad et colonialisme, de Mahmoud Abdelmoula (1987) contient le texte de Sâlih ash-Sharîf

 

Cet ensemble de données avait de quoi inquiéter la France en guerre.

Il fallait parer à ce prosélytisme politico-religieux – parce que les prisonniers reviendraient un jour dans leurs foyers - et à ses effets éventuels immédiats dans les colonies.

 

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image de propagande allemande pro-islamique, en cinq langues

 

L’idée première de la mosquée du Jardin Colonial est donc à inscrire dans une contre-propagande.

Ce qui marquait un degré supplémentaire dans la politique d’égards. Jusqu’ici, l’aménagement de sépultures musulmanes relevait plutôt d’un acquiescement à des demandes, plus ou moins explicites, d’ordre métaphysique. Même si le souci de ne pas commettre d’impairs à l’égard de l’opinion d’un «arrière» colonial existait aussi, évidemment.

 

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le diplomate français Pierre de Margerie (ici, à Berlin, en 1928)

 

L’objectif de cette entreprise est exposé, le 16 janvier 1916, par Pierre de Margerie (1861-1942), directeur des Affaires politiques au ministère des Affaires étrangères :

- «Les autorités militaires allemandes ayant fait ériger à Zossen, près de Berlin, où se trouvent détenus trois mille de nos prisonniers musulmans, une mosquée que sont conviés à visiter périodiquement, dans un but de réclame, des publicistes turcs, persans et égyptiens, le gouvernement de la République a cru devoir, comme vous le savez, répondre à cette manœuvre de nos ennemis en faisant ériger un oratoire musulman au centre du Jardin colonial à Nogent-sur-Marne où il a installé un hôpital spécialement destiné aux blessés mahométans.
J'ai l'honneur de vous adresser, ci-joint, un dessin de cette mosquée que j'ai fait parvenir également à nos agents en pays musulmans en les invitant à y donner le plus de publicité possible» (20).

 

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dessin du projet de mosquée dans le Jardin Colonial, 1916

 

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dessin du projet de mosquée dans le Jardin Colonial, 1916

 

L’édifice est bâti en 1916, à partir du dessin préparatoire, et inauguré le 14 avril de la même année. Deux imams y sont affectés en permanence.

La mosquée est utilisée par les convalescents de l’hôpital du Jardin Colonial, ce qui fait moins de monde qu’à Zossen.

Mais la France peut dire et faire dire, désormais, qu’elle considère ses soldats musulmans avec respect pour leur religion et qu’elle n’est pas à la traîne de l’Allemagne.

 

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mosquée dans le Jardin Colonial à Nogent-sur-Marne, 1918

 

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mosquée dans le Jardin Colonial à Nogent-sur-Marne, 1918 (détail)

 

Le lieu servit également de célébrations, mises en scène, des fêtes religieuses et notamment de l’aïd el-kebir, comme à Zossen.

La monumentalisation permettait la mise en image et la diffusion d’une contre-propagande parmi les populations de l’empire colonial.

 

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René Besnard, ministre des Colonies, sept.-nov. 1917, en visite à la mosquée du Jardin Colonial ;
le personnage central est très probablement Émile Piat

 

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mosquée du Jardin Colonial, aïd el-kebir, 1918

 

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mosquée du Jardin Colonial, aïd el-kebir, 1918

 

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mosquée du Jardin Colonial, photographies, 1918 (source : ANOM)

 

La correspondance de Pierre de Margerie en témoigne. Le 13 décembre 1916, il s’adresse au président du Conseil, Aristide Briand :

- «J'ai l'honneur de vous faire savoir que j'avais adressé, le 19 septembre dernier, à notre Agent et Consul général en Égypte, deux albums de vues photographiques représentant les différents services de l'hôpital du Jardin Colonial à Nogent-sur-Marne où sont groupés un assez grand nombre de blessés musulmans, en le priant de donner à ces documents une certaine publicité.
M. Defrance m'a écrit, à la date du 11 du mois dernier, qu'il lui a paru que la publication de ces photographies, qui témoignent du soin apporté par le gouvernement de la République à faire bénéficier nos soldats mahométans blessés de tout le confort désirable et des progrès de la science, était de nature à produire dans les milieux musulmans d'Égypte non sympathiques à la cause des Alliés, un effet salutaire, et qu'il a obtenu de la direction du journal Al-Ahram de faire reproduire celles d'entre elles paraissant les plus propres à frapper l'imagination et à réaliser le but poursuivi» (21).

L’historien Peter Heine, professeur d’études islamiques à Berlin, confirmait ce point dès 1982, à partir des archives allemandes :

- «Par la suite, le nombre de déserteurs musulmans diminua progressivement. Sans, l’une des raisons fut l’amélioration de la contre-propagande française qui était en mesure de mobiliser les muftis d’Afrique du Nord prêts à relativiser la proclamation du jihad par la Sublime Porte.
En outre, la France se tourna vers une politique plus amicale (friendlier) envers l’Islam, étape qui apaisa les troupes tunisiennes et algériennes» (22).

De toute façon, les déserteurs ne furent qu’un «petit nombre» selon Jacques Frémeaux ; quelques centaines, engagés dans l’armée ottomane, dit Gilbert Meynier.

 

 

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III – La kouba de Nogent-sur-Marne

 

Réalisée dans la période finale de la guerre, la kouba de Nogent revêt une également une dimension de politique musulmane à l’égard des colonies. Mais l’initiative est débarrassée de tout souci de concurrence avec l’Allemagne.

Là encore, l’édifice apparaît comme le vecteur privilégié de la politique d’égards. C’est à un fonctionnaire du Quai d’Orsay, le consul Émile Piat (né le 29 mai 1858), que l’on doit l’idée première de construire une kouba dans le cimetière de Nogent.

Après avoir été, commis de chancellerie à Smyrne en 1879, à Tunis en 1881, puis en poste à Tripoli en 1883, à Zanzibar en 1884-1886 (où il fut gérant du consulat), et durant plusieurs années drogman à Tanger (1888-1893), il était devenu consul chargé de différentes missions.

 

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Émile Piat fut commis de chancellerie à Smyrne (aujourd'hui, Izmir) en Turquie

 

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Émile Piat fut en poste à Tripoli, en Cyrénaïque (aujourd'hui Libye)

 

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Émile Piat fut gérant du consulat à Zanzibar  (avant la période du protectorat britannique)

 

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Émile Piat fut gérant du consulat à Zanzibar  (avant la période du protectorat britannique)

 

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Émile Piat fut , plusieurs années, drogman à la Légation de France à Tanger

 

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Émile Piat fut , plusieurs années, drogman à la Légation de France à Tanger

 

À l’âge de 60 ans, pourvu d’une solide expérience du monde de l’Islam, il était donc chargé de la surveillance des militaires musulmans dans les formations sanitaires de la région parisienne (en fait, depuis au moins l’année 1915).

Son projet de kouba ne résulte d’aucune consigne militaire, supérieure, d’aucune directive du Quai d’Orsay.

Si il n’est pas dépourvu – nous l’avons dit – d’un calcul politique, Émile Piat a conçu son dessein à titre personnel. Et, ce qui est symptomatique, c’est qu’il suscita d’autres contributions personnelles, d’autres engagements individuels.

Émile Piat écrit, le 14 juin 1918, à son ami, le capitaine Jean Mirante, officier traducteur au Gouvernement général à Alger :

- «Ayant eu l’impression que l’érection d’un monument à la mémoire des tirailleurs morts des suites de leurs blessures aurait une répercussion heureuse parmi les populations indigènes de notre Afrique, j’ai trouvé à Nogent-sur-Marne, grâce à l’assistance de M. Brisson, maire de cette ville, un donateur généreux, M. Héricourt, entrepreneur de monuments funéraires qui veut bien faire construire un édifice à ses frais dans le cimetière de Nogent-sur-Marne» (23).

Grâce à Mirante – qui fit ensuite une carrière aux Affaires indigènes en Algérie – Émile Piat obtient le soutien financier du Souvenir Français d’Alger pour la décoration de l’édifice. Le coût principal est supporté par le marbrier funéraire, Héricourt, à Nogent.

 

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la kouba de Nogent-sur-Marne fut inaugurée le 16 juillet 1919

 

La kouba est finalement inaugurée le 16 juillet 1919. Émile Piat écrit au capitaine Mirante, deux jours plus tard :

- «Ce monument qui est fort simple produit néanmoins un bel effet au cimetière de Nogent-sur-Marne. Les délégués de l’Algérie, de la Tunisie et du Maroc qui assistaient à la cérémonie présidée par M. Fabre, sous-secrétaire d’État au ministère de l’Intérieur, ont été favorablement impressionnés. Ils remporteront dans leur pays la certitude que rien n’a été négligé en France pendant la guerre pour soigner nos musulmans avec une sollicitude et un dévouement au-dessus de tout éloge».

La kouba resta une quarantaine d’années en place avant d’être victime de la négligence des différentes autorités susceptibles de la sauvegarder.

Toutes les démarches entreprises pour l’entretien et la restauration de la kouba butèrent sur l’impossibilité de dégager une autorité habilitée à financer les travaux.

En mars 1982, les édiles locaux durent constater «l’effondrement naturel» du monument.

 

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l'emplacement de la kouba, en 2004 (photo Michel Renard)

 

Notons, pour terminer l’histoire – puisque le nom de Daniel Lefeuvre, premier président du conseil scientifique de notre Fondation y est attaché – que la kouba a été reconstruite à la suite de plusieurs années de requêtes menées par l’association Études Coloniales dont les historiens Daniel Lefeuvre, Marc Michel et moi-même furent les fondateurs.

L’édifice reconstruit, par l’héritier familial du premier marbrier, a été inauguré le 28 avril 2011. Daniel Lefeuvre a été emporté par la maladie le 4 novembre 2013.

 

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la première kouba (1919) et la seconde (2010), dans le cimetière de Nogent-sur-Marne

 

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Daniel Lefeuvre lors de l'inauguration de la kouba reconstruite, 28 avril 2011

 

Pour en revenir à Émile Piat, il n’était pas un néophyte en matière de propagande.

En 1915, déjà en fonction, il avait envoyé des photographies de tombes musulmanes, aménagées dans plusieurs cimetières de la région parisienne, à son ami le capitaine Mirante.

Il lui disait : «Pensez-vous qu’il y ait lieu d’en faire expédier dans les milieux arabes pour prouver que nous respectons toutes leurs croyances ?» (2 septembre 1915).

Trois semaines plus tard, autre envoi. Photographie d’un groupe de tirailleurs en traitement à l’hôpital du Jardin Colonial :

- «J’espère que vous pourrez la faire reproduire dans vos Akhbar el-Harb [journal, en langue arabe, édité pendant la guerre par le Gouvernement général de l’Algérie], car je pense qu’elle produira une bonne impression sur les populations indigènes» (20 septembre 1915).

 

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blessés musulmans en convalescence à l'hôpital du Jardin Colonial, 1915

 

Suivent ainsi plusieurs lettres. Le 1er février 1917, il écrit : «Les Akhbar el-Harb continuent à être un excellent moyen de propagande. C’est bien le journal qui convient à nos tirailleurs et, pour ma part, je le distribue régulièrement dans les formations sanitaires que je visite».

 

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remise de médailles à des blessés musulmans à l'hôpital du Jardin Colonial ;
Émile Piat est probablement le civil qui se trouve entre les deux militaires à képi, au centre

 

Émile Piat insère donc son initiative dans une continuité politique d’assistance et de propagande bien comprise.

 

Émile Piat portrait 1917
portrait vraisemblable d'Émile Piat (1858-?)

 

La fondation de la Mosquée de Paris, elle, s’inscrit dans un réseau de facteurs plus divers et plus complexes.

 

 

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IV – La Mosquée de Paris

 

Dans une formule ramassée, on peut dire que la Mosquée de Paris affiche trois marqueurs :

1) - l’indigénophilie fut la source des projets ;

2) - la guerre détermina sa construction ;

3) - la politique coloniale musulmane en fit son symbole.

 

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1) les projets

Les deux premiers projets, en 1846 et 1895, procédaient d’une vision compréhensive et empathique des rapports coloniaux avec des sujets musulmans. Une indigénophilie stratégique, pourrait-on dire.

Puis vinrent les propositions opiniâtres de la Revue Indigène et de son fondateur, le journaliste et activiste, Paul Bourdarie (1864-1950).

 

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Paul Bourdarie, fondateur de la Revue Indigène

 

L’animateur de la Revue Indigène imagina un projet, appelé le projet Bourdarie-Tronquois, et le fit circuler auprès des possibles décideurs parlementaires et gouvernementaux (24).

Une troisième vague monta à l’assaut, ainsi que l’annonce Émile Piat, le 18 juillet 1919, à son correspondant habituel, le capitaine Jean Mirante, à Alger :

- «il a été décidé à la suite d’une démarche qui a été faite auprès de M. Bèze du ministère de l’Intérieur par MM. Diagne, Cherfils et le Dr Bentami et à laquelle je me suis associé, qu’une mosquée serait édifiée à Paris. J’espère que le Gouvernement général facilitera les souscriptions en Algérie. La construction de cet édifice dans notre capitale aura un retentissement énorme dans tout l’Islam».

Voilà les sources liées au courant indigénophile.

 

2) la guerre

Le conflit produisit une double accélération menant à la décision.

a) D’une part, la politique musulmane en Arabie, déterminée par la guerre contre la Turquie, et par la rivalité avec l’Angleterre pour l’influence auprès du chérif Hussein de La Mecque, conduisit le président du Conseil Briand et le Quai d’Orsay :

- à l’envoi d’une délégation conduite par Si Kaddour ben Ghabrit pour la réouverture du pèlerinage aux Lieux Saints de l’islam (660 pèlerins), en octobre 1916 ;

- et à la création d’un organisme permettant l’acquisition d’une hôtellerie des pèlerins (réalisée en décembre 1916) : la Société des habous des Lieux Saints de l’islam.

Les membres de celle-ci sont désignés par Pierre de Margerie et la Société est constituée par acte enregistré à la mahakma hanéfite d’Alger, le 16 février 1917 (25).

Cette structure servit ensuite lors de la fondation de la Mosquée de Paris.

b) Un projet de loi est présenté par le gouvernement le 30 janvier 1920  prévoyant la création d’un Institut musulman comprenant notamment une mosquée, et affectant une subvention de 500 000 francs à cette entreprise.

Le texte est examiné le 29 juin 1920, avec un rapport de la commission des Finances présenté par Édouard Herriot, président du parti Radical et membre du Comité de l’Institut musulman aux côtés de Paul Bourdarie.

 

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subvention de 500 000 francs votée par le Parlement en 1920 pour l'Institut musulman

 

Herriot déclare que «la guerre a scellé, sur les champs de bataille, la fraternité franco-musulmane», que la «patrie désormais commune doit tenir à l’honneur de marquer au plus tôt et par des actes, sa reconnaissance et son souvenir».

La loi est finalement signée le 19 août 1921. Peu avant, la Ville de Paris avait votée deux subventions (1 620 000 francs et 175 000 francs) permettant l’achat du terrain qui fut cédé ensuite à la Société des Habous qui s’était transformée en association loi 1901, le 24 décembre 1921.

Les travaux s’effectuent entre 1922 et 1926. Et l’inauguration principale a lieu le 15 juillet 1926.

En 1920, Herriot avait assuré que «le monde musulman ne manquera pas d’être sensible au geste de la France, installant et honorant chez elle un édifice consacré à la Religion musulmane et un foyer intellectuel où à l’abri de notre pavillon l’Islam trouvera l’appui de nos sciences pour rajeunir et renouveler ses traditions de haute culture».

 

Diapositive68
"l'Islam trouvera l'appui de nos sciences pour rajeunir et renouveler ses traditions",
Édouard Herriot,1920

 

Le député radical annonçait, ainsi, un double objectif :

- l’érection d’un édifice devant manifester le libéralisme de la France à l’égard des sujets musulmans et dont on espère des répercussions en chaîne dans le monde de l’Islam ;

- un dessein intellectuel ambitieux – et peut-être trop crédule – visant ce qu’on appellerait aujourd’hui une «modernisation» du corpus islamique.

Il n’est rien resté du dessein de réformer l’islam.

Mais le monument est toujours là. Même si il fallu attendre novembre 2010 pour qu’une plaque apposée sur la Mosquée de Paris rende explicitement hommage aux soldats musulmans de la Grande Guerre.

 

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la Mosquée de Paris en construction, 1924 ; aquarelle de Camille Boiry, L'Illustration, 1925

 

3) la politique coloniale musulmane

La Mosquée de Paris a connu cinq inaugurations :

- celle du 1er mars 1922, pour l’orientation de la qibla ;

- celle du 19 octobre 1922 pour la pose de la première pierre du mihrab ;

- celle, générale, du 15 juillet 1926, en présence du sultan Moulay Youssef ;

- celle, proprement religieuse de la salle de prière, du 16 juillet 1926, en présence du sultan et du cheikh Ahmad al-‘Alawi de la tariqa ‘Alawiyya ;

- celle du 12 août 1926, pour la salle de conférences de l’Institut musulman, en présence du bey, possesseur du royaume de Tunis, Sidi Mohammed el-Habib.

Les fonctions religieuses et symboliques l’ont emporté sur la fonction intellectuelle.

La Mosquée est devenue un lieu où s’effectuent les rites principaux de l’islam : prière, khûtba, tarawih du mois de ramadan, aïd el-fitr, aïd el-kabîr ou el-adha…

 

Diapositive70
extrait du discours de Si Kaddour ben Ghabrit en 1926

 

Elle est aussi un symbole de la politique musulmane à l’époque de l’empire colonial, et la figure de Si Kaddour ben Ghabrit a été le grand ambassadeur de celle-ci.

 

Diapositive71
inauguration de la Mosquée de Paris, la garde du Sultan

 

Mais le souvenir du sacrifice des «indigènes» musulmans sur les champs de bataille de la Grande Guerre s’est perdu avec le temps.

 

Conclusion

Le point commun de ces trois édifices, dont seuls deux ont perduré, était d'inscrire dans le monumental le sacrifice des soldats français de confession musulmane venus de l'empire colonial.

Si le premier fut conçu comme provisoire, les deux autres affichaient dans leur matériau le désir de durer. Ils ont traversé le temps. Mais le troisième – la Mosquée de Paris – a connu une destinée plus complexe se détachant de son objectif premier.

 

Michel Renard
15 octobre 2014
colloque de la Fondation pour la mémoire
de la guerre d'Algérie
fm-gacmt

Notes

1 - Cf. Jacques Frémeaux, Les colonies dans la Grande Guerre. Combats et épreuves des peuples d’Outre-mer, Soteca éd., 2006, p. 63 et 73. Les données chiffrées sont approximatives.

2 - Charles-Robert Ageron, «L’immigration maghrébine en France. Un survol historique», revue Vingtième Siècle, 1985, réédité dans Genèse de l’Algérie algérienne, éd. Bouchène, 2005, p. 412.

3 – Sur les différentes proclamations turques en novembre 1914, voir l’article de Mustafa Aksakal «"Holy war made in Germany » ? Ottoman origins of the jihad», in Religion, Identity and Politics. Germany and Turkey in interaction, édité par Haldan Gülalp et Günter Seufert, éd. Routledge/ESA studies in Europan societies, New York, 2013, p. 34-45.

4 - Sur le Maroc, cf. Daniel Rivet, Lyautey et l’institution du Protectorat français au Maroc, 1912-1925, tome 2, L’Harmattan, 1996, p. 108-110, et notamment ce passage sur l’algérien ‘Abd el-Malek : «Dès lors son combat, financièrement commandité par l’Allemagne et idéologiquement orienté par Istanbul, se concentre exclusivement contre les Français. (…) Mais ce jihâd conserve un caractère factice, presque postiche, actionné qu’il par un musulman étranger au Maroc, lui-même télécommandé par une puissance chrétienne. Il ne résiste pas, du coup, à la débâcle de ses commanditaires» (p. 208-109), et Le Maroc de Lyautey à Mohammed V, le double visage du Protectorat, Denoël, coll. «L’aventure coloniale de la France», 1999, p. 59 : «…Abd el-Malek, qui avait depuis 1915 harcelé, sans les ébranler, les positions du Protectorat dans la vallée de l’Ouergha en s’appuyant sur le concours d’agents allemands et en invoquant le recours d’Istanbul : un "jihâd made in Germany" en quelque sorte : postiche, factice» (p. 29).

5 - Gilbert Meynier, L’Algérie révélée. La guerre de 1914-1918 et le premier quart du XXe, Droz, 1981, p. 269.

6 - Revue du Monde Musulman, «Les musulmans français et la guerre», vol. XXIX, décembre 1914, p. 176-177.

7 - Gilbert Meynier, ibid, p. 270.

8 - Charles-Robert Ageron, Les Algériens musulmans et la France, 1871-1919, tome second, 1968, rééd. Bouchène, 2005, p. 1174.

9 - Revue du Monde Musulman, «Les musulmans français et la guerre», vol. XXIX, décembre 1914, p. 199.

10 - cf. notamment Henry Laurens, «La France et le califat» (1999) in Orientales II. La IIIe République et l’Islam, Cnrs éd. 2004, p. 69-100 : «Dès l’entrée en guerre des Ottomans, la France va multiplier les fatwa des différentes autorités islamiques de son empire pour démontrer l’illégitimité du califat ottoman par rapport au califat arabe. Certaines de ces fatwa sont particulièrement argumentées et tranchent en faveur du chérif de La Mekke comme véritable héritier légitime du califat. Les Français s’empressent de les publier et de les diffuser dans les milieux musulmans», p. 86.

11 - Revue du Monde Musulman, «Les musulmans français et la guerre», vol. XXIX, décembre 1914, p. 271-272. Sur la Tunisie, cf. François Arnoulet, «Les Tunisiens et la Première Guerre mondiale (1914-1918)», Revue de l’Occident Musulman et de la Méditerranée, n° 38, 1984, p. 47-61.

12 - Sur la propagande allemande au Maroc, voir Ministère de la Guerre, état-major de l’Armée, service historique, Les armées françaises dans la Grande Guerre, tome IV, vol. 1, 1935, p. 213 et suiv. On y trouve ce diagnostic : «L’essai de soulèvement général, au nom de l’Islam, n’ayant aucun résultat, il fallait recommencer sur d’autres bases. L’Allemagne eut recours aux procédés suivants : propagande auprès des militaires nord-africains servant en France ; etc.», p. 214 ; le camp de prisonniers à Zossen, près de Berlin, est évoqué.

13 - Charles-Robert Ageron, Les Algériens musulmans et la France, 1871-1919, tome second, 1968, rééd. Bouchène, 2005, p. 1174.

14 – Michel Renard, «Le religieux musulman et l’armée française (1914-1920)», colloque international de Reims, «Les troupes coloniales et la Grande Guerre», 7 et 8 novembre 2013 :

http://etudescoloniales.canalblog.com/archives/2014/08/23/30279901.html

15 - Le Temps, samedi 26 décembre 1914.

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k242034f/f1.zoom.langFR

16 – L’étude la plus complète sur le sujet, à ma connaissance, est celle de Gerhard Höpp, Muslime in der Mark : als Kriegsgefangene und Internierte in Wünsdorf und Zossen, 1914-1924, Berlin, Verlag Das Arabische Buch, 1997 :

http://www.zmo.de/publikationen/studien_6.pdf

Sur les activités de Max von Oppenheim à destination des prisonniers de confession musulmane, cf. «Dschihad an der Seite von Kaiser und Reich», in Preußische Allgemeine Zeitung, 26 janvier 2013 ; et plus généralement, Stefan Kreutzer, Dschihad für den deutschen Kaiser. Max von Oppenheim und die Neuordnung des Orients (1914-1918), Ares Verlag, 2012. La mosquée de Zossen fut inaugurée le 13 juillet 1915.

17 - Gerhard Höpp, ibid., p. 124.

18 - Cf. Peter Heine, «Salih ash-Sharif at-Tunisi, a North African nationalist in Berlin during the first World War», Revue de l’Occident Musulman et de la Méditerranée, 33, 1982-1, p. 89-95.

19 - Cf. Mahmoud Abdelmoula, Jihad et colonialisme. La Tunisie et la Tripolitaine (1914-1918), éd. Tiers-Monde, Tunis, 1987.

20 - Anom (Aix-en-Provence), Fr Caom 1affpol/907 bis/5, 16 janvier 1916.

21 - Anom (Aix-en-Provence), Fr Caom 1affpol/907 bis/5, 13 décembre 1916.

22 - Peter Heine, ibid., p. 90-91.

23 - Anom (Aix-en-Provence), Algérie, GGA, 1Cab/4. Toutes les citations d’Émile Piat proviennent de ce fonds d’archives.

24 - Dans un manuscrit (n° 163) conservé par l’Académie des Sciences d’outre-mer, un texte, sans date, signé de quatre auteurs (le député de Seine-et-Oise Aristide Prat, Paul Bourdarie, l’architecte Alfred Tronquois, et Barret de Beaupré) explique qu’il fallait désirer : «la conquête morale des élites du monde arabe et musulman [et rechercher] les ponts existants ou à établir entre la civilisation arabe et la civilisation française. Dans ce but, les promoteurs [d'un Institut franco-arabe musulman] avaient tout d'abord eu la pensée de proposer l'édification à Paris d'une mosquée. Le projet Bourdarie-Tronquois, adopté et soutenu par MM. Herriot, sénateur, Benazet, Marin, Prat, députés, Girault, de l'Institut, A. Brisson, etc... ainsi que par de nombreux musulmans, a reçu l'approbation successive de la Commission interministérielle des Affaires musulmanes, de M. le Président A. Briand et du Conseil des ministres».

25 - Découvert aux archives nationales (F60/820) et publié par mes soins :

http://islamenfrance.canalblog.com/archives/2006/09/03/2602527.html

 

Diapositive72
à la mémoire de mon ami Daniel Lefeuvre

 

Diapositive73

 

 

Et à la mémoire de mon fils Pierre Renard, accidenté le 12 octobre, hospitalisé et dans le coma pendant que je prononçais cette conférence, et décédé le 22 octobre 2014. Je t'aime, mon fils.

 

Pierre pull noir 2013
Pierre Renard, 1980-2014

 

 

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samedi 23 août 2014

l'armée française et la religion musulmane durant la Grande Guerre (1914-1920)

Mosquée Jardin Colonial (1)

 

Le religieux musulman et l'armée française

(1914-1920)

Michel RENARD, historien, chercheur

 

Évoquer, ici, le «religieux musulman» ne désigne pas un personnage mais un champ de pratiques relevant d’une application rituelle des principales normes issues de la croyance islamique.

Il n’est pas jugé de leur éventuelle conformité avec telle ou telle interprétation de la Loi de l’islam (charî‘a). Il n’est pas, non plus, tenté de mesurer le sens que les soldats de confession musulmane prêtaient à ces observances diverses au cours de la Première Guerre mondiale ; d’autant que les témoignages directs sont quasiment inexistants.

Mais des documents d’archives, des sources imprimées et iconographiques, et des recherches anthropologiques de terrain permettent de reconstituer l’attention manifestée par l’Armée française à l’égard des combattants musulmans entre 1914-1918 et après.

 

tombes marocaines à Lorette (1)
tombes marocaines à Notre-Dame-de-Lorette dans le Pas-de-Calais (Artois), en 1915 (source)

 

Avant 1914

En détournant quelque peu la formule de son sens initial, on pourrait dire qu’au sujet de la visibilité et de l’acceptation des pratiques religieuses musulmanes, «le mort saisit le vif».

Au-delà des projets, non aboutis, de mosquées en métropole (1846, 1895), les premières manifestations accueillant le rituel de l’islam furent en effet des sépultures.

 

Msq Père-Lachaise (1)
la "mosquée" du cimetière du Père-Lachaise, à Paris, fin XIXe siècle
Photogravure parisienne de monuments historique (source Gallica)

 

Ainsi, la «mosquée» de l’enclos musulman du cimetière de l’Est parisien (Père-Lachaise) édifiée en 1857, servait à la toilette mortuaire et à la prière aux défunts inhumés sur ce terrain de 800 m2. Le peu d’entretien dont elle fut l’objet incita le gouvernement ottoman à financer des travaux de réfection. Des dessins d’architecte, de février 1914, montrent un projet de reconstruction plus ample et doté d’un dôme (1).

Mais le déclenchement de la guerre jugula cette ambition (2).

Nous devons à la vérité que d’autres aspects du rituel musulman en métropole firent l’objet d’un souci des autorités avant 1914.

Le rapport de l’inspecteur général des communes mixtes d’Algérie, Octave Depont (né le 17 septembre 1862 à La Champenoise, dans l'Indre ; et décédé le 24 février 1955 à Paris Xe) fut publié en 1914 et s’intitulait Les Kabyles en France. Rapport de la Commission chargée d'étudier les conditions du travail des indigènes algériens dans la métrople.

Il montrait la perpétuation des pratiques traditionnelles par les émigrés venus de Kabylie travailler dans les mines du Pas-de-Calais : observance du jeûne, nourriture animale halal, inhumation par leurs soins de l’un des leurs ; demande d’un emplacement réservé au cimetière et d’un local avec un imam pour les prières. Pratiques et demandes envisagées positivement par la commission d’Octave Depont.

 

Rapport Depont couv

 

L’armée et ses soldats musulmans avant 1914

L’Algérie coloniale fut le théâtre de controverses à propos du service militaire indigène à partir de 1908.

Plusieurs personnalités arabes avaient manifesté des opinions défavorables à ce recrutement en arguant de la question du religieux, tel Ali Mahieddine, assesseur musulman au conseil général d'Oran : «Cette opposition se base principalement sur l'éventualité pour le soldat musulman d'une quasi impossibilité de pratiquer à la caserne ses devoirs religieux, d'y trouver la nourriture conforme au rite et d'y jouir de la liberté à laquelle il est accoutumé ; enfin, sur l'expatriation à laquelle le soldat est toujours exposé et la crainte d'être enterré en pays étranger, privé des rites prescrits» (3).

Le notable Ben Siam exprime des craintes semblables : «Pour tous, il est avéré que la nourriture des soldats préparée en commun, dans des cuisines semblables à celles des troupes françaises, avec de la viande fournie dans les mêmes conditions que celle destinée à l'alimentation des troupes françaises, il est avéré, dis-je, que cette nourriture et cette viande ne sont pas conformes au rite musulman» (4).

La Revue Indigène – probablement son directeur, Paul Bourdarie lui-même – objecte que de simples règlements militaires adaptés peuvent pallier à ces appréhensions.

Il fait état, par ailleurs, de la situation dans le Protectorat voisin qui semble satisfaire pleinement les tirailleurs tunisiens selon le journal de langue arabe, Hadira :

«Les soldats indigènes de la classe 1905, qui viennent d'être libérés ne tarissent pas d'éloges sur leur séjour au régiment, tant au point de vue de la nourriture que de l'habillement, comme aussi des rapports et des procédés dont ils ont été l'objet de la part des officiers français. El Hadira ajoute que le général commandant la division (général Pistor) qui est en même temps ministre de la Guerre du gouvernement tunisien est toujours disposé à saisir toutes les occasions de témoigner sa bienveillante sollicitude aux musulmans qui accomplissent leur service militaire, soit dans les rangs des troupes françaises, soit dans ceux de la garde beylicale. Grâce à lui, pendant la durée du Ramadhan leur service a été allégé, et toute facilité leur a été accordée pour observer le jeûne et les obligations de leur religion. À l'occasion de l'Aïd el-Fetour, toutes les punitions de prison ont été levées» (5).

Revue Indigène 98 couv
un numéro postérieur de La Revue Indigène
de Paul Bourdarie

L’administration militaire française paraît donc disposer d’une expérience largement antérieure à 1914 et apte à traiter l’altérité religieuse de combattants musulmans incorporés à ses unités – dans l’Empire colonial en tout cas.

Pour faciliter le contact avec les élites "indigènes", une association officielle est créée le 23 décembre 1914 par le député de Charente, Maurice Étienne Raynaud (1860-1927), ancien ministre des Colonies quelques mois en 1914. Elle a pour titre Les Amitiés Musulmanes et publie un bulletin. Les Amitiés Musulmanes disposent d'un local au n° 2, rue Le Peletier dans le 9e arrondissement à Paris.

Maurice Raynaud député
Maurice Raynaud, député, fondateur de l'association
Les Amitiés Musulmanes en décembre 1914

 

1914 : la tombe individuelle

L’exceptionnelle mortalité qui frappe les soldats dès l’automne 1914 impose un changement d’échelle et génère un nouveau dispositif à la fois fonctionnel et symbolique.

Durant la guerre franco-prussienne, les inhumations avaient été disséminées sur le champ de bataille et souvent regroupées sous forme de fosses communes. Seuls les chefs de guerre bénéficiaient d’une tombe individuelle.

Par ailleurs, la loi, à l’époque, imposait un délai de cinq ans avant toute exhumation. C’est pourquoi fut adoptée, le 4 avril 1873, la loi assurant la conservation des tombes - qu'on ne pouvait donc déplacer - de combattants français ou allemands en territoire français. Les morts de la guerre de 1870-1871 avaient droit à la déférence de la Nation.

Les préfets firent identifier les lieux, planter des croix et des piquets, ériger des enclos en fonte avec l’inscription «Tombes militaires – Loi du 4 avril 1873» (6). À partir de 1876, des exhumations purent être pratiquées et des regroupement de sépultures aménagées : ossuaires et édifices commémoratifs.

tombe_1870
sépulture au cimetière communal de Vaux-en-Pénil (Seine-et-Marne) pour les
soldats de 1870-1871, en application de la loi du 4 avril 1873
(source)

 

Il ne semble pas avoir existé de sépultures musulmanes de la guerre franco-prussienne (7), à l'exception, selon moi, du mausolée du Turco à Chanteau, dans le Loiret et de la plaque du Turco de Juranville dans le Loiret également (8).

Cette contexture montre son inadaptation dès l’automne 1914. La surabondance des morts nous est connue aujourd’hui Elle ne le fut pas immédiatement, l’état-major s’employant à la camoufler. Mais une partie de l’opinion la pressentait. L’historien Jean-Jacques Becker cite cette femme d’une commune du Tarn-et-Garonne qui, très tôt, observe que son village comptait déjà sept ou huit morts alors qu’il n’y en avait eu que deux en 1870 (9).

On ne pouvait gouverner l’opinion publique comme avant. La personnification et la vénération dues aux innombrables victimes devaient accéder au rang d’un culte national.

Le principe de la tombe individuelle est retenue et deux lois, visant à honorer les victimes par une reconnaissance patriotique inhabituelle, sont adoptées :
- la loi du 2 juillet 1915 crée la mention «Mort pour la France» ;
- la loi du 29 décembre 1915 décide que l’État aura à charge les frais de la sépulture perpétuelle accordée aux combattants «morts pour la France».

 

1914 : «inhumés suivant les rites»

Concernant les musulmans, les services du ministère ont réagi promptement. C’est Alexandre Millerand, alors ministre de la Guerre, qui signe ces directives spécifiques.

Dès le 16 octobre 1914, le 2e Bureau de la Direction du service de santé du ministère de la Guerre définit les procédures à respecter «pour l’inhumation des militaires musulmans».

Elles sont rappelées le 8 décembre 1914, dans une circulaire toujours signée Millerand, citée intégralement ci-dessous :

«Le souci d'être inhumés suivant les rites consacrés par la religion et les usages musulmans paraissent préoccuper au plus haut point les militaires indigènes qui viennent à décéder en France, ainsi que leurs familles, je crois utile de compléter les instructions que je vous ai données, par dépêche n° 4695-9/11 du 16 octobre dernier, en vous indiquant toutes les formalités qui accompagnent le décès d'un musulman et en précisant celles qui me paraissent pouvoir être mises en pratique.

Lorsqu'un musulman est sur le point de mourir, il ne manque pas, lorsqu'il le peut, de prononcer le "Chehada" en dressant l'index de la main droite. Si son état ne lui permet pas de le faire lui-même, tout coreligionnaire présent est dans l'obligation de prononcer pour lui cette profession de foi musulmane.

Il y aura donc lieu, chaque fois qu'un militaire indigène sera dans un état désespéré, de prévenir le ou les coreligionnaires qui pourront se trouver dans le même établissement que lui.

La mort ayant fait son œuvre, le corps est entièrement lavé à l'eau chaude.

Cette pratique ne me paraît pas applicable ailleurs qu'en pays musulman, car les indigènes répugnent à cette besogne, la confiant dans chaque agglomération à un professionnel.

Il n'apparaît donc pas que les coreligionnaires du défunt présents dans les hôpitaux s'en chargeraient volontiers ; mais s'ils en témoignaient le désir, toutes facilités devraient leur être données à ce sujet.

Le corps enveloppé dans un linceul, qui consiste en une cotonnade blanche quelconque assez large pour entourer complètement le défunt, est ensuite transporté au lieu d'inhumation sur une civière [qui] doit être portée à bout de bras par des coreligionnaires. La mise dans un cercueil est absolument interdite.

La cérémonie, qui accompagne les funérailles, ne peut être dirigée que par un musulman, en ce qui concerne le rite religieux, car lui seul a qualité pour dire les prières. Il conviendra donc d'en charger le ou les camarades du défunt tout en rendant, bien entendu, les honneurs militaires en usage.

En cas d'absence de tout musulman, les honneurs militaires seuls seront accordés et on devra s'abstenir de toute cérémonie ayant un caractère religieux, comme je l'ai prescrit par dépêche n° 4695-9/11 précitée.

La tombe doit être creusée avec une orientation Sud-Ouest - Nord-Est, de façon que, le corps étant placé du côté droit, le visage soit tourné dans la direction de La Mecque.

Cette pratique est réalisable et il y aura lieu de s'y conformer.

Enfin, il serait désirable que, par analogie avec ce qui se fait pour les chrétiens, dont la tombe est habituellement surmontée d'une croix, les tombes des militaires musulmans fussent marquées au moyen de deux stèles en pierre ou en bois, dont le modèle est ci-joint, et qui seront placées : l'une au-dessus de l'endroit où repose la tête, portant l'inscription en arabe (conforme au modèle) qu'il sera facile de faire recopier et le nom du défunt en français ; l'autre, sans inscription, à l'emplacement des pieds.

Ce souvenir que nous devons à nos soldats musulmans morts pour la France est facilement réalisable.

Vous voudrez bien communiquer ces instructions aux médecins-chefs des Hôpitaux militaires et auxiliaires, ainsi qu'aux commandants de Dépôts de convalescents et des Dépôts des troupes d'Afrique placés sous votre commandement, en leur recommandant de s'y conformer dans toute la mesure du possible» (10).

Le scrupule d’une conformité avec la pratique musulmane est manifeste. En même temps que l’attention portée à son aspect exécutable. Il n’y a donc pas lieu de suspecter cette politique d’une complaisance calculée. L’armée fut la première grande institution nationale à marquer de tels égards au religieux islamique en métropole.

 

fin janvier 1915
"les funérailles de Si Mohamed ben Allal", sous-officier dans un bataillon de chasseurs marocains,
fin janvier 1915, à l'hôpital Cochin
(source) © Ede : Excelsior - L'Équipe : Roger-Viollet

 

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"les funérailles de Si Mohamed ben Allal", sous-officier dans un bataillon de chasseurs marocains,
fin janvier 1915, dans les rues de Paris
(source) © Ede : Excelsior - L'Équipe : Roger-Viollet

 

 

 

La stèle funéraire «française»

 

dessin stèles
la stèle funéraire musulmane française

 
De quelle source d’architecture funéraire s’inspire le modèle de stèle dessiné par les militaires français (11) ?

En réalité, les cimetières musulmans d’Algérie offraient un polymorphisme de sépultures aux causes diverses : degré d’aisance financière de la famille du défunt, état de détérioration de la tombe, etc.

On trouve de petits édifices de type kouba, des monuments plus élevés, de simples murets de pierre bordant la sépulture, des dalles à soubassements plus ou moins surélevés, un très fréquent dédoublement des stèles : de tête (rassou) et de pied (rajlih). Les stèles offrent des contours variables, le plus souvent à sommet cintré simple ou à pourtour anthropomorphisé stylisé quasi discoïdal.

Voici quelques images de cimetières arabes algériens d’avant 1914.

 

Alger El Katar copie
Alger, cimetière arabe Et-Katar, divers contours de stèles

 

Alger El Kattar copie
Alger, cimetière arabe Et-Katar, divers contours de stèles

 

cimetière msq Sidi Abderrahmane Alger
cimetière de la mosquée Sidi Abderrahmane à Alger

 

cimetière de Mustapha
Mustapha, cimetière arabe de Sidi M'Hamed

 

Oran cimetière
Oran, cimetière arabe : nombreseuses doubles stèles et coffrets étroits plus ou moins élevés

 
À l'examen de ces sépultures musulmanes en Algérie, on devine l'inspiration des responsables en métropole. La stèle militaire «française» résulte d’un choix composite : simplicité de l’ensemble, dédoublement de la stèle, mais contour du sommet en forme d’arc outrepassé, et inscription normative ; pas de petits édicules commémoratifs.

 

Hadha qabr
stèle funéraire musumane française

 
La stèle de tête porte, en effet, un double motif : l’étoile et le croissant ; et une double mention écrite. Une épitaphe anonyme en graphie arabe : hadhâ qabr al-mahrûm (ceci est la tombe du rappelé à Dieu) ; et une en langue française devant indiquer le nom du mort, le numéro de son régiment et la date du décès.

Sur la stèle de pieds ne figure aucune inscription mais seulement le motif du croissant et de l’étoile.

La largeur et la hauteur de la stèle ont pu varier au cours des années de guerre. Mais après la guerre, c’est le dessin initial qui fut retenu avec seulement la stèle de tête (sans stèle de pied) comme on peut le voir dans les nécropoles nationales ou dans les carrés de militaires musulmans aménagés par les communes, surtout pour les victimes de la Seconde Guerre mondiale.

 

Le rôle du peintre Étienne Dinet

Les sources militaires administratives ne fournissent pas de détail sur l’élaboration ornementale de la stèle pour les musulmans. Mais un témoignage pourrait contribuer à en savoir plus. La sœur du peintre Étienne Dinet (1861-1929) - lui-même converti à l’islam en 1913 - a publié des souvenirs et documents en 1938 (12).

 

Dinet-Rollince couv

 

Elle y affirme : «Grâce à lui, le retour de très regrettables maladresses est évité ; de plus on le charge de faire avec l'aide de savants musulmans, un règlement pour l'enterrement des soldats musulmans morts pour la France. Il s'occupe d'un modèle de stèles à exécuter pour leurs tombes. Instructions et modèles sont envoyés à tous les Hôpitaux en France et cette mesure produit le plus heureux effet sur les combattants musulmans et sur leurs familles» (p. 151).

Notons que la sœur de Dinet avait été «chargée de l'organisation et de l'administration d'un hôpital à Héricy» (château de la famille), hôpital qu'elle avait dû transporter à Orléans (p. 150) puis était revenue à Héricy où Dinet vient la visiter (p. 154) ; elle connaît donc le milieu hospitalier de guerre.

Le peintre Étienne Dinet est ainsi, probablement, sinon le seul, au moins l’un des principaux concepteurs «artistiques» de la stèle funéraire musulmane française.

Signalons, encore, que son rôle ne s’est pas limité à cette implication. Dans une lettre à sa sœur (mars ou peu après mars 1915), Dinet écrit : «Je continue à m'occuper des questions musulmanes, les seules dans lesquelles je puisse apporter une toute petite contribution aux nécessités du moment. Nous venons enfin d'obtenir l'envoi d'Imams en France après 10 mois de faux-fuyants répondant à nos demandes» (p. 153).

Dinet portrait 1910
le peintre Étienne Dinet (1861-1929),
converti à l'islam en 1913 (Album Mariani, 1910)

 

La réalité des tombes musulmanes sur le front

Les preuves existent de l'utilisation de ces stèles durant le conflit. Mais les inhumations initiales, situées à proximité du front, ont souvent été déplacées du fait des bombardements. La dimension des stèles, on l’a dit, pouvait ne pas respecter celles du modèle dessiné par le service de Santé des armées et être à la fois plus haute et plus étroite.

 

Talus-Saint-Prix tombes tirailleurs algériens
Talus-Saint-Prix (Marne), stèles musulmanes de tirailleurs algériens morts dans
les combats des marais de Saint-Gond, les 8 et 9 septembre 1914

 
Une carte postale ancienne montre, à Talus-Saint-Prix (Marne), et selon la légende, des «tombes de tirailleurs algériens» décédés lors des combats des 8 et 9 septembre 1914. Les stèles sont hautes et l'ensemble des sépultures est protégé par un enclos de bois.

Malgré les mentions portées sur les cartes des combats de cette zone qui notent la présence d'une Division marocaine, il s'agit bien d'Algériens et peut-être de Tunisiens. Comme l'indique l'historien militaire britannique, Anthony Clayton, les bataillons formant cette unité sont composés de combattants "algériens ou tunisiens servant au Maroc et non de troupes marocaines" (13).

Ce qui reste ignoré est la date exacte de l'aménagement de ce petit cimetière de front.

 

Missy tombes marocaines allemandes
tombes marocaines allemandes à Missy, dans l'Aisne


Autre part, dans l’Aisne, les Allemands ont photographié pour un usage de carte postale, des sépultures de Marocains en 1915, dans le village de Missy-sur-Aisne.
La légende précise : Marokkanergräber bei Missy (tombes marocaines à Missy). Cette région ayant été occupée par l’armée allemande de janvier 1915 à avril 1917, il est à peu près certain que ce furent les Allemands qui aménagèrent ces sépultures.
D’ailleurs, le dispositif funéraire ne correspond pas aux normes françaises. Ici, nous n’avons qu’un poteau portant en son sommet une plaque de bois rectangulaire avec inscriptions (illisibles sur le document), surmontée d’un croissant.

tombes marocaines Sillery 1918
tombes marocaines près de Sillery (Marne)

 

Sillery cercle tombe marocaine
tombes marocaines près de Sillery (Marne) ; la stèle cerclée de noir sur l'image est aisément identifiable


Une autre image, datant apparemment de 1918, porte en légende (en langues française et anglaise) : «Tombes marocaines près de Sillery». Il est difficile aujourd’hui d’identifier toutes ces sépultures comme spécifiquement musulmanes. Cependant, on distingue sur le sommet d’une stèle-poteau un croissant tel que les Allemands en ornaient les tombes de Marocains à Missy-sur-Aisne. La probabilité d’authenticité de la légende de la carte postale est donc très forte.

Dans le cas de Sillery, on peut observer une continuité de l'inhumation, mais avec une modification de l'endroit. Entre les tombes arrangées à la hâte du temps de guerre et les aménagements plus systématiques de la sortie de guerre. En 1923, une nécropole nationale fut organisée à Silléry pour regrouper les morts des batailles de Champagne entre 1914 et 1918.

 

Sillery travaux dans cimetière
travaux dans le cimetière national de Sillery (sans date)


Une photographie montre des stèles musulmanes simples, sans stèles de pied, mêlées aux tombes chrétiennes. On ignore la date mais l'aspect indique qu'il s'agit probablement des premières années de la nécropole.

 

nécropole Sillery (1)
nécropole nationale de Sillery, après 1923 ;
les stèles musulmanes sont visibles dans les premiers rangs

 

Diapositive1

 

nécropole Sillery (3)
nécropole de Sillery, peut-être àvers la fin des années 1920 ;
stèles musulmanes visibles parmi les premiers rangs

 
La nécropole de Sillery fut, en effet, réaménagée à plusieurs reprises, en 1927, 1928, 1931 et 1933, accueillant des corps exhumés des cimetières de la Marne, à l'est de Reims.

Sur des cartes postales anciennes du cimetière dans les années 1930, on observe toujours les stèles musulmanes. Les inhumations du front sont donc restées, dans ce cas, à peu près au même endroit.

 

nécropole Sillery (4)
nécropole de Sillery, totalement aménagée ; stèles musulmanes visibles à l'entrée

 

nécropole Sillery (5)
nécropole de Sillery, stèles musulmanes dos-à-dos avec des croix chrétiennes

    

La réalité des tombes musulmanes à l’arrière

La pratique de l’inhumation loin du front a laissé des témoignages iconographiques plus nombreux.

À l'arrière, en effet, les stèles ont été utilisées dès 1915 dans les espaces musulmans des cimetières parisiens, à Bagneux, à Pantin, à Ivry et à Nogent-sur-Marne. Dans cette localité, fut édifiée, au cœur du Jardin colonial qui abritait alors un hôpital militaire, la mosquée de bois desservie par les imams du «camp retranché» de Paris.

En janvier 1916, le directeur du Jardin colonial, Prudhomme, fait parvenir à diverses administrations un dossier de photos des inhumations musulmanes dans ces diverses localités (14). Une mise en scène accompagne les clichés, destinée à prouver l'intérêt que les musulmans mobilisés en France pouvait porter à ces tombes marquant leur confession : on y a fait figurer des combattants musulmans décorés et/ou blessés (15).

 

tombe Pantin (1)
tombes musulmanes au cimetière de Pantin, début 1915

 
Les stèles ne sont pas de forme identique. Celles du cimetière de Pantin sont étroites et hautes, environ quatre-vingt centimètres, et dédoublées. Y figurent les mêmes inscriptions que sur le modèle «officiel».

Un soldat, médaillé, portant seroual et chéchia, probablement en convalescence, pose une main bienveillante sur le sommet de la stèle du défunt Ahmed Miliani, tirailleur algérien mort le 20 juin 1915. Sur le site Mémoire des Hommes, la fiche d'Ahmed Miliani nous apprend qu'il est présumé né en 1873, région de Mostaganem, qu'il appartenait au 2e régiment de Tirailleurs algériens et qu'il est mort le 21 juin 1915 à l'hôpital Chaptal à Paris, des suites d'une pneumonie.

 

tombes Bagneux (1)
tombes musulmanes au cimetière de Bagneux, début 1915


Dans le cimetière de Bagneux, le même soldat fait face à d’autres stèles plus conformes au «modèle» : leur taille est plus réduite et elles sont plus larges. Les soldats sont morts entre janvier et mars 1915.

 

tombes Ivry (1)
tombes musulmanes au cimetière d'Ivry, début 1915


Enfin, une troisième photo, dans le cimetière d'Ivry, montre un autre type d’agencement : la stèle de tête est haute et étroite tandis que celle des pieds est petite et plus large. L’une d’entre elles ne compte que des informations écrites en arabe. Et sur son arrière, on peut lire «stèle des Amitiés Musulmanes».

Il ne semble pas que ces différences de taille revêtent une signification particulière. Elles sont sans doute imputables à de simples questions d’ordre matériel.

Le fait que ces combattants décédés au début de 1915, après un séjour dans l’Hôpital du Jardin colonial de Nogent-sur-Marne ou dans d'autres hôpitaux, soient enterrés selon leur rite funéraire, prouve l’usage très rapide des règles prescrites à cet effet dès l’automne 1914.

 

tombes musulmanes française hors de France

On trouve des marques de cette même déférence, à l’égard de la confession musulmane des combattants provenant de l’Empire colonial, sur des champs de bataille hors de France.

Par exemple en Roumanie, dans une aile du cimetière Bellu à Bucarest. C'est dans l'entre-deux guerres que furent élévées ces stèles de tirailleurs algériens décédés au cours des années 1917 et 1919, à côté du "carré français" des soldats du corps expéditionnaire (16).

 

tombes à Bucarest (1)
tombes musulmanes de soldats français dans le cimetière Bellu à Bucarest en Roumanie (source)


Sur la photo ci-dessus, la tombe de droite est celle de Mansour Bhasiu. Un relevé du généalogiste Michael Allardin identifie 22 noms du carré musulman. Il existe, en Roumanie, d'autres tombes de soldats musulmans de la Première Guerre mondiale.
Le site de l'ambassade offre ces deux vues de la sépulture et du monument dédié au "prince arabe", Mohamed Gherainia, dans la ville de Slobozia :

 

prince arabe Gherainia (1)
sépulture du "prince arabe", Mohamed Gherainia, à Slobozia (Roumanie)

 

prince arabe Gherainia (2)
monument du "prince arabe", Mohamed Gherainia, à Slobozia (Roumanie)

 

tombes musulmanes d'après-guerre

Il n'est pas traité dans cette intervention des sépultures d'après-guerre : nécropoles, "carrés" communaux... Mais ces pratiques d’inhumation du temps de guerre ont été poursuivies à partir de 1919 et dans les années ultérieures au sein des nécropoles nationales ou dans des cimetières communaux.

Il a pu arriver que des erreurs soient commises dans l’identification confessionnelle des sépultures.

Ainsi, le 7 décembre 1921, la préfecture de Seine-et-Marne répond au Service des Affaires algériennes du ministère de l’Intérieur : «…vous m’avez signalé qu’il avait été placé, par erreur, des croix au lieu de stèles sur les tombes des soldats indigènes de religion musulmane, inhumés dans le cimetière de Neufmontiers […] le fait articulé est exact ; le cimetière de Neufmontiers-les-Meaux va disparaître et les restes des soldats qui y sont inhumés seront transportés dans le courant de janvier dans un autre cimetière. À ce moment-là des stèles rituelles seront apposées sur les tombes dont il s’agit» (17).

Il existe, provenant d’une toute autre source - puisqu’il s’agit de cartes postales anciennes - des souvenirs iconographiques des lieux évoqués dans l'échange de courrier ci-dessus.

 

Neufmontiers tombes 1914-1916 (1)
Neufmoutiers (Seine-et-Marne), vue de stèles musulmanes et chrétiennes,
probablement avant 1916


Une photographie enregistrant un état apparemment antérieur à 1916 est intitulée «Bataille de l’Ourcq (18). Les tombes de nos héros dans la grande plaine de la Brie». Elle est située à Neufmontiers. On y voit quelques tombes chrétiennes et au moins une musulmane avec une stèle dédoublée à la découpe identique au «modèle» du Service de Santé des armées.

 

Neufmontiers cimetière militaire 1914-1918 (2)
Neufmoutiers (Seine-et-Marne), cimetière militaire, après 1918


Une autre photographie dévoile «le cimetière militaire, 1914-1918» de Neufmontiers. On peut conjecturer, avec quelque vraisemblance, qu’il s’agit d’une extension du lieu figurant sur la photographie précédente. Les sépultures chrétiennes occupent la totalité du paysage. On peut, cependant, soupçonner une ou deux sépultures musulmanes sur le côté gauche du cliché. D’après la correspondance citée ci-dessus, des tombes musulmanes furent pourvues de croix au lieu de stèles ; peut-être certaines d’entre elles figurent-elles sur ce cliché ?

 

Les rites alimentaires musulmans

Il en va des rites alimentaires comme des sépultures : les archives de consignes sont plus disertes que les manifestations concrètes de leur application.

Le journal Les Amitiés Musulmanes, organe officiel de l'association homonyme présidée par Maurice Raynaud, député, ancien ministre publie un article «La France et ses musulmans» (19).

Il rappelle les consignes du service de Santé et ajoute : «Lorsqu'un hôpital contient des Algériens, Tunisiens, Marocains ou autres musulmans, il convient, chaque fois que ce n'est pas impossible, de les réunir dans une même salle. Il faut en outre leur faire une cuisine à part, accommodée à l'huile, au beurre, mais jamais à la graisse de porc qui leur est formellement interdite par leur religion ; il convient de permettre à l'un d'eux de surveiller la préparation des repas, afin de leur enlever toute inquiétude à ce sujet».

L’auteur évoque également les consignes relatives au «jeûne de Rhamadan» dont il fournit comme dates extrêmes les 13 juillet et 13 août 1915 (20).

Sans que cela relève de l'Armée, les Amitiés Musulmanes ont organisé des rencontres à l'occasion de fêtes traditionnelles, comme celle du 1er septembre 1916, à la fin du mois de ramadan qui avait débuté le 2 juillet précédent.

Un milieu hétéroclite se retrouve : des soldats indigènes (souvent blessés) nord-africains et sénégalais, des Kabyles de Paris, des musiciens, des chanteuses, des enfants même, des militaires officiers, des personnalités civiles et politiques, des civils de métropole hommes et femmes (source des photos suivantes : Gallica).

 

fête Amitiés Musulmanes 1er sept 1916 (1)
fête de fin de ramadan, 1er septembre 1916 au siège des Amitiés Musulmanes

 

fête Amitiés Musulmanes 1er sept 1916 (2)
fête de fin de ramadan, 1er septembre 1916 au siège des Amitiés Musulmanes

 

fête Amitiés Musulmanes 1er sept 1916 (3)
fête de fin de ramadan, 1er septembre 1916 au siège des Amitiés Musulmanes

 

fête Amitiés Musulmanes 1er sept 1916 (4)
fête de fin de ramadan, 1er septembre 1916 au siège des Amitiés Musulmanes

 

fête Amitiés Musulmanes 1er sept 1916 (4 bis)
fête de fin de ramadan, 1er septembre 1916 au siège des Amitiés Musulmanes :
musiciens, chanteuses, soldats, civils...

 

Sur le front, ou à l'arrière, dans le milieu proprement militaire, quelques images de consommation alimentaire rituelle lors d’occasions exceptionnelles existent.

 

méchoui Tirailleurs marocains
préparation d'un méchoui par des tirailleurs marocains à Amiens au début de la guerre


Par exemple, cette carte postale représente quelques tirailleurs marocains affairés à la préparation d’un méchoui à Amiens, apparemment au début de la guerre. Il s'agit plus de tradition que de religion, certes. Mais l'animal a dû être sacrifié rituellement.

D’autres photographies ont fixé différents moments de la diffa (repas traditionnel destiné à des hôtes de marque) du 16 septembre 1918 organisée dans le Jardin Colonial de Nogent (21) qui abritait, rappelons-le, un hôpital pour blessés et convalescents et une mosquée de bois. Cette diffa fut offerte par le Gouverneur Général de l’Algérie, Charles Jonnart à l’occasion de l’aïd el-kebir (10 dhoul hidja 1336).

 

Diffa (1) Nogent 1918
diffa dans le Jardin Colonial de Nogent pour l'aïd el-kebir, 16 septembre 1918

 

Diffa (2) Nogent 1918
diffa dans le Jardin Colonial de Nogent pour l'aïd el-kebir, 16 septembre 1918

 

Diffa (3) Nogent 1918
diffa dans le Jardin Colonial de Nogent pour l'aïd el-kebir, 16 septembre 1918

 

Diffa (4) Nogent 1918
diffa dans le Jardin Colonial de Nogent pour l'aïd el-kebir, 16 septembre 1918

 

On y voit des soldats occupés à la cuisson des deux animaux mis à la broche puis la découpe du mouton. De nombreuses personnes figurent sur ces clichés : des militaires musulmans, des officiers, quelques individus en civil dont un enfant. Trois «religieux» apparaissent ; les deux vêtus de tenues blanches sont les deux imams attachés à la mosquée, les cheikhs Si Mokrani et Si Katrandji.

 

Culte, imams et mosquées

Il faut enfin envisager la question de la prière et des lieux de culte.

Il n’est pas fait mention, dans les archives que j’ai consultées, ni de tenues de prières ni de la présence d’imams auprès des troupes coloniales sur le front. Il est, par contre, probable que les inhumations de soldats musulmans aient donné lieu à la prière des morts précédant l’inhumation proprement dite. Mais par qui ont-elles été dirigées ? Nous ne le savons pas.

Le journal, déjà cité, Les Amitiés Musulmanes, après avoir évoqué le dispositif rituel des enterrements précisait aussi, en janvier 1916 : «Il faut leur faciliter l'exercice des rites de leur religion, en mettant à leur disposition une pièce où ils puissent faire leurs ablutions. Enfin, il faut éviter tout acte de prosélytisme, tels que distribution de médailles ou images de piété et même ne laisser entrer dans la salle des musulmans aucun ministre d'une religion quelconque».

Les échanges de courriers entre la Direction des Affaires Indigènes au Gouvernement Général d’Alger et le ministère de l’Intérieur à Paris, mentionnent les «imams aux armées» (22).

Cette formule désigne les quelques imams qui furent affectés parmi les unités cantonnées à l’arrière, souvent dans les hôpitaux et centres de convalescence.

 

caserne Toiras Alais
Alès, caserne Thoiras, dépôt des 4e et 8e régiments de tirailleurs pendant la guerre,
où fut notamment affecté l'imam Mohamed ben Brahim Ould Taieb

 

Dans la ville d'Alès - orthographié encore sous la forme Alais - la caserne de la rue Pasteur abritait, jusqu'à l'été 1914, le 40e régiment d'Infanterie qui monta au front dès le début de la guerre. À partir de février 1915, la caserne désaffectée devint le dépôt des 4e et 8e régiments de tirailleurs tunisiens.

Des soldats étant décédés sur place, il fallut envisager un lieu pour les inhumations. Une délibération du conseil municipal, en date du 23 octobre 1915, évoque la nécessaire "création d'un cimetière mahométan" (source : arch. mun. Alès, I D 69).

 

caserne Aix (1)
Aix-en-Provence, caserne Forbin, dépôt des tirailleurs algériens pendant la guerre,
où fut notamment affecté l'imam Mohamed ben Brahim Ould Taieb

 

Aix caserne Miollis (1)
Aix-en-Provence, caserne Miollis, dépôt des tirailleurs indigènes pendant la guerre,
où fut notamment affecté l'imam Mohamed ben Brahim Ould Taieb

 

Le 17 mai 1919, le lieutenant-colonel Hannezo, commandant supérieur des Dépôts de tirailleurs d’Aix et d’Alais (Alès) évoque le cas de l’imam Mohamed ben Brahim Ould Taieb qui quitte la France et la quinzième région où il a servi avec le grade de sous-lieutenant :

«j’ai le devoir de rendre hommage à ce brave chef religieux qui, en toutes circonstances, a prêté son concours loyal et empressé aux Autorités militaires, aux médecins, aux chefs d’établissements du service de Santé et a porté partout le réconfort aux musulmans qu’il a vus dans les hôpitaux, les casernes et les cantonnements ; il a soulagé bien des peines ; il a donné d’excellents conseils aux jeunes soldats au moment de leur arrivée en France et de leur envoi au front et a souvent été l’intermédiaire de ses coreligionnaires auprès de leurs chefs et de leurs familles».

Au-delà du caractère convenu de ce type de lettre – dont il n’y a pas lieu par ailleurs de douter de la sincérité factuelle – on enregistre ainsi des informations sur les différentes activités de ces «imams aux armées».

Par une lettre antérieure à lui adressée, on apprend que cet imam a été désigné en juillet 1915, par le cabinet du Gouverneur Général de l’Algérie, pour remplir ces fonctions : «Vous recevrez en cette qualité, en dehors de vos frais de route (250 francs) que vous toucherez à votre arrivée, une indemnité forfaitaire mensuelle égale à la solde de sous-lieutenant…». Les activités de cet imam ont donc duré près de quatre années (6 juillet 1915 – 31 mai 1919).

Il était originaire d’Oran où il exerçait la profession de courtier et brocanteur, et représentait la zaouïa Senoussia du cheikh Ben Tekouk de Bouguirat. Signalons, cependant, qu’en 1921, les appréciations du préfet d’Oran étaient nettement moins élogieuses à l’égard de Hadj Mohammed Brahim… (23).

Mis à part les dépôts du sud de la France, la présence d'imams auprès des soldats français de confession musulmane est attestée à Paris. Cette assistance religieuse est mise en scène par l'Armée. Comme le montre cette photographie de la délégation musulmane, présidée par Si Kaddour ben Ghabrit, au printemps 1916 à l'hôpital de Nogent-sur-Marne.

 

mission musulmane 1916 Jardin Colonial
mission musulmane au Jardin Colonial de Nogent, 13 novembre 1916 ;
Si Kaddour ben Ghabrit est le troisième en partant de la gauche

 
Trois édifices, d’initiative française, attestent de cette politique d’égards envers les combattants de religion musulmane venus des colonies : la mosquée du Jardin Colonial de Nogent-sur-Marne, la kouba du cimetière de Nogent-sur-Marne et la Mosquée de Paris plus tardive.

 

La mosquée en bois du Jardin Colonial (1916)

C'est à la fin de l'année 1914, que la décision est prise d'utiliser les pavillons du Jardin Colonial de Nogent-sur-Marne pour accueillir des blessés (hôpital bénévole n° 18 bis). Il s'agit d'un lieu de convalescence et non d'opérations chirurgicales ; les soins sont légers. Et la présence relativement durable pour les mutilés.

 

hôpital Jardin Colonial
hôpital du Jardin colonial à Nogent-sur-Marne, convalescents musulmans

 

hôpital Jardin colonial cantine
hôpital du Jardin colonial à Nogent-sur-Marne, vers le réfectoire

 

C'est dans ce lieu qu'en réponse à la propagande allemande auprès des prisonniers musulmans de l’armée française en Allemagne, le ministère des Affaires étrangères prend l’initiative de l’élévation d’une mosquée.
L'Allemagne, alliée de la Turquie, se devait d'être attentive à la question religieuse, et les Turcs savaient le leur rappeler. En témoigne ce résumé d'un article paru dans la revue hebdomadaire panislamique et germanophile, Djihân-i Islâm, publiée à Constantinople par la Société de Bienfaisance musulmane (Djem'-iyèt-i Khaïriyé-i Islâmiyé), n° 31, du 26 novembre 1914 (13 moharram 1333) :

Mosquée à Berlin 1914 Turcs
Revue du Monde Musulman, tome trentième, 1915, p. 385

 

Zossen
mosquée de Zossen en Allemagne (carte postale colorisée)

 

Mosquée Zossen
mosquée de Zossen-Wünsdorf en Allemagne pendant la Grande Guerre


Pierre de Margerie (1861-1942), directeur des Affaires politiques au ministère des Affaires étrangères, explique dans une lettre du 16 janvier 1916, le sens de la riposte française :

Pierre de Margerie
Pierre de Margerie, en 1929

«Les autorités militaires allemandes ayant fait ériger à Zossen, près de Berlin, où se trouvent détenus trois mille de nos prisonniers musulmans, une mosquée que sont conviés à visiter périodiquement, dans un but de réclame, des publicistes turcs, persans et égyptiens, le gouvernement de la République a cru devoir, comme vous le savez, répondre à cette manœuvre de nos ennemis en faisant ériger un oratoire musulman au centre du Jardin colonial à Nogent-sur-Marne où il a installé un hôpital spécialement destiné aux blessés mahométans.

J'ai l'honneur de vous adresser, ci-joint, un dessin de cette mosquée que j'ai fait parvenir également à nos agents en pays musulmans en les invitant à y donner le plus de publicité possible» (24).

 

dessin Mosquée Nogent (1)
plan en élévation de la mosquée prévue pour le Jardin colonial, 1915

 

dessin Mosquée Nogent (2)
plan en élévation de la mosquée prévue pour le Jardin colonial, 1915 ;
légende en arabe rédigée par les imams Si Mokrani et Si Katranji


La construction fut assez rapide. Le ministère des Affaires étrangères donne pour instruction au ministère des Colonies de suivre l’avis de la Commission interministérielle des Affaires musulmanes (C.I.A.M.) en date du 23 mars 1916, selon laquelle :

«la remise de la mosquée aux imams devait faire l'objet d'une cérémonie à laquelle les musulmans seraient seuls conviés. Il conviendrait également qu'un compte-rendu de la fête fût fait par un lettré musulman en insistant sur le caractère uniquement religieux de la cérémonie et je m'empresserais de faire donner à son récit la publicité des journaux arabes subventionnés par le ministère des Affaires étrangères.
Je vous serais obligé à cet effet de vouloir bien faire envoyer quelques exemplaires du récit que ferait le thaleb désigné par la direction de l'hôpital du Jardin Colonial.
La Commission des Affaires musulmanes ne verrait, d'autre part, que des avantages, lorsque le culte sera pratiqué dans la mosquée du Jardin Colonial, à ce qu'une visite fût faite à Nogent par des personnalités particulièrement qualifiées pour représenter le gouvernement
…» (25).

Les préoccupations de politique internationale sont manifestes. Il s’agit de mettre en évidence les efforts du gouvernement de la République pour respecter les croyances religieuses des militaires d’origine musulmane et conforter ainsi les populations «mahométanes» de ses colonies.

 

Mosquée Jardin Colonial (1)
sortie de la mosquée du Jardin colonial, le jour de l'aïd el-kebir, 16 septembre 1918
(10 dhoul hijja 1336) ; l'imam Katranji est le troisième des dignitaires religieux, à droite, devant l'entrée


La mosquée est inaugurée le 14 avril 1916. Les motifs d’ordre politique ressortent prioritairement. Le compte rendu en langue arabe fut réalisé par l’un des deux imams et traduit par l’officier interprète Hennecart :

«Louange à Dieu !

Que la prière et le salut soient sur le Prophète de Dieu.

Le 10 du mois de Djoumad El Hani an 1334 de l'hégire correspondant au 14 avril 1916… a été inaugurée la mosquée que le gouvernement français a fait construire dans l'hôpital du Jardin Colonial…. Étaient présents les soldats musulmans, blessés (en traitement dans les hôpitaux de Paris)…

À cette occasion, un repas composé suivant le goût des indigènes de l'Afrique (du Nord) leur fut servi : couscous, méchouis, gâteaux arabes, etc…

Ce jour-là, la prière du dohor fut dite par les imams Cheikh Mokrani et son collègue Katranji Sid Abderrahman.

Après la prière, les musulmans présentèrent au Dieu très haut une requête d'un cœur sincère, pour qu'il fasse triompher leur gouvernement, la France et ses alliés de son ennemie l'Allemagne et de ses complices…

Tous ont manifesté la joie et la reconnaissance que mettait dans leur cœur le témoignage de sollicitude que venait de leur donner la France, respectueuse de leur religion et de leurs coutumes, en leur offrant cette magnifique mosquée…

Tous, d'une seule voix, en sortant de cette mosquée se sont écriés : "Nous sommes les enfants de la France, nous sommes venus volontairement de notre pays pour aider jusqu'à notre dernier souffle notre noble Mère la France, qui est la représentante du droit et qui marche dans la voie droite : la voie de la Justice et nous avons la conviction absolue que la victoire est pour Elle, ses armées et ses alliés".

Les Musulmans se séparèrent sur ces paroles, heureux et louant les hautes vertus de leur patrie la France» (26).

 

Msq Jardin colonial groupe
groupe de musulmans convalescents devant la mosquée du Jardin colonial


La mosquée bâtie fut à peu près conforme au dessin préparatoire. Le minaret et l’ensemble de l’édifice avaient une belle allure. Y eurent recours les soldats séjournant à l’hôpital ainsi que des civils venus leur rendre visite.

Au moins deux imams y étaient présents en permanence à la mosquée du Jardin colonial. Ils accompagnaient les blessés et convalescents jusqu’au café de l’Hôpital, comme le montre cette photo (27).

 

Mosquée Jardin Colonial (2)
les hospitalisés du Jardin colonial au café, avec leurs imams

 

présence musulmane en d'autres hôpitaux militaires

D’autres hôpitaux accueillirent des blessés musulmans. Par exemple celui de Moisselles (ancienne Seine-et-Oise, actuel Val d’Oise).

L’agent hospitalier Luc Ciccotti y a consacré un mémoire de fin d’études et cite le témoignage d’un ancien employé de l’hôpital, J. Cuypers (28) :

«De nombreux soldats blessés, dont certains d'origine algérienne et tunisienne, y furent soignés. Il y avait des ateliers de rééducation, tels une salle d'électrothérapie, dont témoigne une carte postale.

Entre juin 1916 et juillet 1919, il y eut 38 soldats qui décédèrent à l'hôpital des suites de leurs blessures. Parmi eux, il y eut 29 corps qui furent inhumés au "Carré militaire" de notre cimetière, qui comporte 35 emplacements. Les 6 emplacements "vides" correspondant sans doute à des exhumations de corps réclamés par les familles dès la fin de la guerre».

 

Moisselles mécanothérapie
salle de mécanothérapie à l’hôpital de Moisselles


Une autre image montre la présence de musulmans, à Moisselles, lors d’une cérémonie de décoration présidée par Justin Godart, sous-secrétaire d’État à la Guerre et responsable du service de Santé militaire de 1915 à 1918.

Le personnage, au premier plan, portant turban et gandoura est peut-être un «religieux» musulman.

 

Moisselles blessés décorés
hôpital de Moisselles, décoration de blessés musulmans


L’hôpital de Carrières-sous-Bois (ancienne Seine-et-Oise, actuelles Yvelines) abritait trois pavillons destinés, chacun, aux Algériens, aux Marocains, aux Tunisiens. Le gouverneur Général de l’Algérie, Lutaud s’y rendit en visite.

 

Carrières Lutaud
hôpital de Carrières-sur-Seine, le Gouverneur Lutaud s’adresse aux blessés musulmans

 

Carrières pav marocain
hôpital de Carrières-sur-Seine, pavillon affecté aux blessés marocains

 

pavillon tunisien Carrières-sous-Bois cpa
hôpital de Carrières-sur-Seine, pavillon affecté aux blessés tunisiens

 

Carrières pav Tunisiens
hôpital de Carrières-sur-Seine, pavillon affecté aux blessés tunisiens

 

Carrières pav algérien
hôpital de Carrières-sur-Seine, pavillon affecté aux blessés algériens

 
Sans certitude absolue, on peut imaginer que le personnage accoudé à la fenêtre du pavillon des blessés algériens, à côté d’un soldat musulman, soit un imam en visite le jour où cette image fut prise. Ce cliché est, en effet, un élément d’une série doublement légendée, en langue française et en langue arabe, souvent effectué lors d’une visite officielle et destinée à servir de propagande.

En tout cas, à Carrières-sous-Bois, des fêtes traditionnelles furent organisées comme en fait foi cette carte postale du méchoui offert par le Gouverneur Lutaud aux «troupes africaines».

 

Carrières-sous-Bois hôpital méchoui
hôpital de Carrières-sur-Seine, méchoui offert par le Gouverneur général de l'Algérie


Signalons, au passage, que l'Armée ne se préoccupait pas que du religieux. Elle organisait également une formation technique, comme ce cours d'agriculture mis en scène sur cette photo.

 

Carrières cours d'agriculture
hôpital de Carrières-sur-Seine, cours d'agriculture pour convalescents des troupes africaines

 

La kouba de Nogent-sur-Marne (1919)

Une initiative différente, par la nature de ses promoteurs, eut pour cadre le cimetière militaire de Nogent-sur-Marne.

La kouba (en arabe qubba), appelée également «marabout», est un élément additionnel d'une architecture funéraire qui se compose d'abord des tombes et de leur (éventuelle) ornementation.

Le terme désigne un édifice plutôt carré surmonté d'une coupole. Dans les pays de tradition islamique, il est devenu le type même du mausolée qui peut abriter la tombe d'un pieux personnage ou seulement rappeler son esprit. La kouba peut être un monument isolé, en dehors du périmètre des nécropoles, ou bien avoir été construite à l'intérieur du cimetière. De nombreux exemples peuvent être invoqués au Maghreb.

 

marabout (1)
marabout (ou qubba) de Sidi M'Hamed à Blida, en Algérie

 

marabout (2)
marabout de Sidi-Aâsem à Oujda, au Maroc

 

marabout (3)
marabout et pélerinage de Sidi Mohand-Amokran à Bougie, en Algérie

 

C'est principalement à Émile Piat (né en 1858) que l'on doit la construction de la kouba dans le cimetière de Nogent-sur-Marne (Val-de-Marne) en France. Consul général (promu au grade de ministre plénipotentiaire en février 1919), il était attaché au cabinet du ministre des Affaires étrangères et chargé de la surveillance des militaires musulmans dans les formations sanitaires de la région parisienne (Nogent, Carrières, Moisselles). Sa correspondance laisse penser qu'il maîtrisait la langue arabe (29).

Émile Piat n'a pas laissé de traces écrites des raisons qui l'ont amené à choisir ce type de monument pour honorer le souvenir collectif de soldats décédés. Mais, dans une lettre du 14 juin 1918, il explique à son ami, le capitaine Jean Mirante, officier traducteur au Gouvernement général en Algérie, les origines de son projet :

«Ayant eu l’impression que l’érection d’un monument à la mémoire des tirailleurs morts des suites de leurs blessures aurait une répercussion heureuse parmi les populations indigènes de notre Afrique, j’ai trouvé à Nogent-sur-Marne, grâce à l’assistance de M. Brisson, maire de cette ville, un donateur généreux, M. Héricourt, entrepreneur de monuments funéraires qui veut bien faire construire un édifice à ses frais dans le cimetière de Nogent-sur-Marne».

Obtenant le soutien financier de la section algéroise du Souvenir Français, par l'entremise de Mirante, il reçoit une somme de 1 810 francs destinée aux frais de la décoration de la kouba. Le gros œuvre est financé et effectué par le marbrier funéraire, Héricourt.

kouba photo ancienne
la kouba de Nogent-sur-Marne, construite en 1919


Au-delà de son architecture typique, la dimension religieuse du monument est explicite ainsi qu'en témoignent les deux versets du Coran (III, 169 et 170) devant être inscrits au frontispice après avoir été choisis par le muphti Mokrani en poste au camp retranché de Paris et à l'hôpital du Jardin colonial. L'édifice est inauguré le 16 juillet 1919.

 

Versets du Coran koubba de Nogent
versets du Coran choisis par le consul Émile Piat pour la kouba de Nogent

 

Les versets en question sont les 169 et 170 de la sourate III du Coran :

(169) - et ne prends pas ceux qui furent tués sur le chemin de Dieu pour des morts. Oh non ! ils vivent en leur Seigneur, à jouir de l'attribution

(170) - joyeux de ce qu'Il leur dispense de Sa grâce, et d'avance contents pour ceux de leurs émules qui ne les ont pas encore rejoints : point de crainte à se faire sur eux, non plus qu'ils n'ont de mélancolie (traduction Jacques Berque).

Émile Piat termine sa lettre du 14 juin 1918 en précisant : «Ces versets, qui ont été choisis par le muphti Mokrani, ont reçu l’approbation des notables africains auxquels je les ai lus en leur apprenant qu’ils seraient inscrits sur le monument, car je n’ai pas eu encore la possibilité de les faire graver sur marbre».

La kouba de Nogent fut donc édifiée à la fin de la Première Guerre mondiale grâce à une conjonction d'initiatives : la politique de gratitude et de reconnaissance de l'institution militaire à l'endroit des soldats venus du domaine colonial, l'empathie d'un consul entreprenant et l'entremise d'un officier des affaires indigènes en poste à Alger, le soutien d'un édile communal et la générosité d'un marbrier.

Cette osmose dépasse toute politique d'intérêts au sens étroit. C'est ce surplus de signification qui en fait un symbole d'une mutuelle reconnaissance.

 

kouba Nogent Reçu Héricourt 6 fév 1919
reçu du marbrier Héricourt adressé à Émile Piat, le 6 février 1919 (source Caom GGA, 1 Cab 4)


C'est à la fin des années 1950 que commence à se poser le sort des tombes musulmanes et de la kouba qui s'élève sur ce carré militaire. En 1971 et 1972, diverses démarches ne permettent pas de dégager une solution technique ni de désigner l'autorité habilitée à décider et à financer les travaux de restauration de la kouba.

Pendant ce temps, l'édifice se détériore et penche. Le recteur de la Mosquée de Paris, Si Hamza Boubakeur, sollicité mais désargenté, espère en un financement public. En vain. Finalement, le 9 mars 1982, les responsables municipaux constatent «l'effondrement naturel» du monument.

 

kouba Nogent 1919 et 2010

 

Aujourd’hui, cette kouba a été nouvellement érigée (30) - après la découverte archivistique que j’en avais faite - grâce à l’association Études Coloniales, aux efforts et la persévérance de mon ami, le professeur Daniel Lefeuvre devant la disparition tragique duquel, lundi 4 novembre 2013, je m’incline avec une grande émotion.

Le nouvel édifice, identique à l’ancien (avec les versets coraniques choisis à l’époque mais non posés), a été inauguré le 28 avril 2011. La clé de la première kouba, conservée par le marbrier, a été scellée dans le sol de la kouba reconstruite. (cf. une évocation de l'inauguration)

 

kouba 28 avril 2011
Daniel Lefeuvre (Études Coloniales) et Sébastien Eychenne (adjoint au Maire), le 28 avril 2011

 

La Mosquée de Paris (1920-1926)

On prétend souvent, sans nuances, que la construction de la Mosquée de Paris fut le symbole de la reconnaissance officielle de la France pour les sacrifices consentis par les combattants musulmans de son Empire.

Ce n’est que partiellement vrai. Pour deux raisons (31).

**

1) D’abord, le projet d’une mosquée à Paris avait deux précédents inaboutis, en 1846 et en 1895, sans qu’il soit à l’époque question du patriotisme de soldats à honorer mais, bien plutôt, d’une optique globale des rapports de la métropole et des sujets de ses colonies.

Quant à la genèse du bâtiment actuel elle mobilise une triple généalogie antérieure :

- a) les initiatives obstinées du courant indigénophile animé par le fondateur de la Revue Indigène (1906), Paul Bourdarie (1864-1950) qui multiplia les démarches et monta un projet ;

- b) l’intervention d’Émile Piat, concepteur de la kouba de Nogent qui annonce au capitaine Jean Mirante, des Affaires Indigènes d’Alger qu’il «a été décidé à la suite d’une démarche qui a été faite auprès de M. Bèze du ministère de l’Intérieur par MM. Diagne, Cherfils et le Dr Bentami et à laquelle je me suis associé, qu’une mosquée serait édifiée à Paris. J’espère que le Gouvernement général facilitera les souscriptions en Algérie. La construction de cet édifice dans notre capitale aura un retentissement énorme dans tout l’Islam» ;

- c) et, enfin, l’impulsion donnée par le ministère des Affaires étrangères qui crée la Société des Habous des Lieux saints de l’Islam en 1916-1917.

Bourdarie expose en 1917 les trois dimensions de sa vision politique visant à «resserrer étroitement les liens intellectuels et moraux qui unissent la France et l'Islam». Première donnée, notre pays comptait sur son territoire nord-africain 15 millions de musulmans ; ensuite, avec ses ambitions sur la Syrie, il allait devenir la première puissance musulmane arabe ; enfin, par son alliance avec le chérif de la Mecque, il était désormais partie intégrante d'un front arabe.

Il fallait donc concevoir pour l’après-guerre : «la conquête morale des élites du monde arabe et musulman [et rechercher] les ponts existants ou à établir entre la civilisation arabe et la civilisation française. Dans ce but, les promoteurs [d'un Institut franco-arabe musulman] avaient tout d'abord eu la pensée de proposer l'édification à Paris d'une mosquée. Le projet Bourdarie-Tronquois, adopté et soutenu par MM. Herriot, sénateur, Benazet, Marin, Prat, députés, Girault, de l'Institut, A. Brisson, etc... ainsi que par de nombreux musulmans, a reçu l'approbation successive de la Commission interministérielle des Affaires musulmanes, de M. le Président A. Briand et du Conseil des ministres» (32).

Bourdarie photo portrait
Paul Bourdarie (1864-1950) (source)

Le directeur de la Revue Indigène témoigna, évidemment, de la gratitude qu’il fallait manifester face au sang versé par les combattants venus des colonies : «En mai et juin 1915, j'entrais en relations suivies avec un architecte, élève de Girault, de l'Institut, M. E. Tronquois. Nos causeries roulant fréquemment sur l'Islam et le rôle des musulmans français sur les champs de bataille, M. Tronquois émit un jour l'opinion que le véritable monument commémoratif de leur héroïsme et de leurs sacrifices serait une Mosquée» (33).

Mais Bourdarie inscrit d’abord son projet dans la dynamique de rapports à venir avec le monde de l’Islam et non dans la seule reconnaissance mémorielle du conflit en cours – même si les deux facteurs étaient liés.

 

extrait Revue Indigène 1920
Extrait de la Revue Indigène, octobre-décembre 1919 (1920) :
"L'Institut musulman et la Mosquée de Paris"

 
Le quai d’Orsay, de son côté, en demandant à Si Kaddour ben Ghabrit (1868-1954) de créer une association de droit musulman (dont Pierre de Margerie a désigné lui-même les membres) afin d’acquérir, sous forme de bien habous, un hôtel pour les pèlerins nord-africains à La Mecque, était principalement préoccupé de la politique de guerre menée au Proche-Orient.

La diplomatie française devait contrer les appels au jihad lancés par le calife à l’adresse des populations musulmanes de l’Empire colonial, contrebalancer le puissant jeu britannique dans la région et disposer des moyens de s’impliquer dans les stratagèmes en cours autour du chérif Hussein.

Les archives du quai d'Orsay et celles du Service historique de l'Armée de Terre (Shat) fourmillent d'évocations sur cette période et ces épisodes. On y trouve de nombreuses allusions aux figures musulmanes de la politique musulmane française en Arabie, telles que le capitaine Saad, le capitaine Ibrahim Depui qui disposait de la confiance amicale du Chérif Hussein et qui termina sa retraite à Stains en région parisienne, le vice-consul honoraire Ben Azzouz, le sergent Hammouda, le commandant Cadi dont le colonel Brémond, chef de la mission militaire française au Hedjaz, disait qu'il «se trouve dans des conditions exceptionnelles ; il est le seul musulman de France et d'Angleterre ayant une valeur réelle» (34).

colonel Chérif Cadi couv

Ces archives disent clairement que la création de la Société des habous est une mission confiée à un agent du ministère (Si Kaddour ben Ghabrit) et destinée à l'exécution d'un objectif majeur de la politique de la France au Proche-Orient tout en apportant un réconfort aux pèlerins musulmans provenant de l’empire colonial français. Même si le dévouement des soldats des colonies est en arrière plan, dans la décision de construire la Mosquée de Paris, la scène est accaparée par les enjeux diplomatiques.

**

2) Lors des discussions précédant le vote par le Parlement d’un crédit de 500 000 francs, on ne parla pas de laïcité alors que la loi y contrevenait malgré quelques artifices. On évoqua d’abord la reconnaissance de la République pour l’indéfectible zèle de ses fils musulmans sur les champs de bataille. Mais avec le temps, ce sentiment perdit de son intensité. Et la Mosquée devint un instrument symbolique de la politique coloniale française.

La Mosquée connut plusieurs «inaugurations». Le 1er mars 1922, pour la cérémonie d’orientation de la salle de prière, Si Kaddour ben Ghabrit évoqua encore le souvenir que Paris entretenait «qu’aux heures les plus troublées de la guerre, vingt-cinq mille Africains fraîchement débarqués avaient été lancés par Gallieni à l’assaut des armées allemandes qui menaçaient la capitale et qu’ils avaient avec honneur participé à la victoire partielle qui, en libérant Paris, annonçait la victoire totale» (34).

Quant au ministre Maurice Colrat, le même jour, il voit dans la Mosquée «la continuité de la politique française. Politique non pas d’asservissement et de haine, mais de contact et d’attraction. Deux noms la définissent : Bugeaud et Lyautey qui lèguent à l’histoire un enseignement incomparable».

Mais il appelle tous les Français, en voyant la Mosquée, à se remémorer les «jours sombres et [les] champs de carnage où, côte à côte, toutes les religions françaises luttaient pour le triomphe de la justice et de la liberté (…) les bataillons africains de Charleroi et de Mondement, d’Artois et de Champagne, les soldats en chéchia de Verdun, au cœur de bronze, les Sénégalais sur l’Yser, les goumiers dans les polders de Flandre, et ces croyants magnifiques, couverts de blessures et de gloire qui, sur le Chemin des Dames reconquis, au milieu d’un océan de mitraille, s’arrêtaient un instant pour remercier Allah». Les Français se rappelleront des «milliers de tombes des braves musulmans morts pour la patrie» (36).

 

Illustration 14 nov 1925
Mosquée de Paris en construction, aquarelle de Camille Boiry, 11 juillet 1924, L’Illustration, 1925

 
Le 19 octobre 1922, lors de l’inauguration des travaux, Si Kaddour ben Ghabrit parle bien de «reconnaissance» mais c’est en évoquant les sentiments de la religion islamique - «la guerre l’a montré», dit-il (37). Et Lyautey n’en souffle mot… ! Son discours est une grandiose plaidoirie révélant son respect, son admiration, sa sympathie pour l’Islam. La France et l’Islam sont deux grandes et nobles forces qui doivent s’unir pour de sublimes desseins. Plus question de sacrifices des tirailleurs et des goumiers…

 

Msq Paris 15 juillet 1926
Garde Noire du sultan le 15 juillet 1926 devant la Mosquée de Paris

 

Le 15 juillet 1926, à l’occasion de l’inauguration du bâtiment terminé, Si Kaddour ben Ghabrit mentionne la «reconnaissance» de la part prise par les troupes musulmanes, mais seulement pour la sauvegarde de la capitale qu’il remercie du «don magnifique du terrain». Son discours est centré sur «l’hommage du haut et noble libéralisme (…) de la France hospitalière» à toutes les races, toutes les idées, toutes les religions (38).

Pierre Godin, président du conseil municipal de Paris évoque, avec économie, «la vaillance et le loyalisme musulmans» récents (39).

Le Président de la République, Gaston Doumergue, convoque solennellement «les heures tragiques où l’amitié franco-musulmane fut scellée dans le sang sur les champs de bataille de l’Europe». Il insiste cependant sur «les profondes affinités, les souterraines sympathies» entre la France et l’Islam et établit un parallèle entre les fondements philosophiques de la République et ceux de l’Islam exposés par «les docteurs musulmans» (40).

 

Réception 1927 couv (1)
livre d'hommage réalisé par René Weiss (préfecture de Paris et
conseil municipal de Paris) à l'occasion de l'inauguration de la Mosquée de Paris,
édité en 1927 (partie en langue française)

 

Réception 1927 couv (2)
livre d'hommage réalisé par René Weiss (préfecture de Paris et
conseil municipal de Paris) à l'occasion de l'inauguration de la Mosquée de Paris,
édité en 1927 (partie en langue arabe)

 

Alors, une Mosquée de Paris, en l’honneur des soldats musulmans de 1914-1918 ? Oui… mais surtout un instrument de l’ambitieuse politique arabo-musulmane d’une puissance coloniale alors à son apogée et sûre d’elle-même.

En tout cas, la Mosquée n’offrait - juqu'en novembre 2010 - au regard du croyant qui venait se recueillir et prier, comme au visiteur de passage, aucune plaque dédiée aux sacrifices des «indigènes» musulmans de la Grande Guerre, aucun signe mémoriel les rappelant.

 

Michel Renard
professeur d'histoire, chercheur
communication au colloque international
"Les troupes coloniales et la Grande Guerre"
Reims, 7 et 8 novembre 2013 - programme

 

__________________________ 

 

1 - Préfecture de la Seine, 15 novembre 1926, Fr. Caom 81 F 834.

2 - Ibid.

3 - La Revue Indigène, n° 30, octobre 1908.

4 - Ibid.

5 - Ibid.

6 - Exécution de la loi du 4 avril 1873 relative aux tombes des militaires morts pendant la guerre de 1870-1871. Rapport présenté au Président de la République par M. de Marcère, 1878.

7 - Atlas des nécropoles nationales, ministère des Anciens combattants et victimes de guerre, Délégation à la Mémoire et à l’information historique, La Documentation française, 1994.

8 - Il existe à Chanteau (Loiret, sur la route de Fleury-les-Aubrais) un mausolée, restaurée par le colonel Testarode en 1886, à la mémoire de ce Turco (tirailleur algérien de confession musulmane) qui, ayant perdu son unité et ayant été recueilli par des paysans, au lieu de fuir à l'approche d'une colonne prusienne, se rue sur elle et ouvre le feu, seul, le 5 décembre 1870. Blessé au bras, puis à la jambe, il aurait tué ou blessé neuf Prussiens qui finissent par avoir raison de lui, le criblent de balles avant qu'un officier ne lui fende le visage à coup de sabre.
Le mausolée est de forme pyramidale, entouré d'une grille de fer. En 1894-1895, le Souvenir Français lui aménage une sépulture dans le cimetière de Chanteau.

mausolée Turco 1870 (1)
mausolée du Turco à Chanteau (Loiret)

 

tombe Turco (1)
tombe du Turco dans le cimetière de Chanteau (Loiret) (source)

 

tombe Turco (2)
tombe du Turco dans le cimetière de Chanteau (Loiret) (source)

 
Ailleurs, dans le Loiret, à Juranville, à 3 km de Beaune-la-Rolande, le sacrifice glorieux du turco Ali Ben-Kacem (ou : Hamed Ben-Kacy) appartenant au 3e régiment de Tirailleurs, est honoré par une plaque apposée sur la maison à partir de laquelle, retranché, il réussit à tuer sept Prussiens avant d'être abattu, mis en pièces et ses restes jetés dans la rue. Mais une plaque n'est pas une sépulture.

Turo de Juranville gravure
image reconstituée de l'épisode du Turco, à Juranville le 28 novembre 1870

 

maison du Turco de Juranville (Loiret 1)
maison où s'est déroulé l'épisode du Turco, à Juranville dans le Loiret ;
on voit la plaque, à gauche, entre la fenêtre du bas et celle du haut, entourée de deux drapeaux

 

plaque turco de Juranville (Loiret 2)
vue récente de la plaque à la mémoire du Turco de Juranville  (source : Google Maps, mai 2011)

 
9 - Jean-Jacques Becker, Les Français dans la Grande Guerre, 1980, p. 47.

10 - Archives de Paris et de la Seine - 1326 W - art. 58 : Inhumations des soldats musulmans, 1914-1918.

11 - Anom (Aix-en-Provence) : Fr Caom 81 F 834. Cf. Michel Renard, «Gratitude, contrôle, accompagnement : le traitement du religieux islamique en métropole (1914-1950)», Bulletin de l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP/CNRS), n° 83, premier semestre 2004, p. 54-69. Cet article est le premier à reproduire le dessin de la stèle musulmane «française» et à expliquer ses inscriptions.

12 - Jeanne Dinet-Rollince, La vie de E. Dinet, Paris, G.-P. Maisonneuve, 1938. Cette source est également évoquée par François Pouillon dans son livre, Les deux vies d’Étienne Dinet, peintre en islam, Balland, 1997, p. 132.

13 – Cf. Anthony Clayton, Histoire de l'armée française en Afrique, 1830-1962, éd. Albin Michel, 1994, p. 125-126. Un capitaine de l'armée française évoque, dans ses souvenirs, des tirailleurs marocains, des thabors, mais c'est dans une zone plus à l'ouest (au nord de Meaux). Cf. D’Oran à Arras, impressions de guerre d’un officier d’Afrique, Henry d’Estre, 1916-1921, journée du 9 septembre 1914.

14 - Anom (Aix-en-Provence) : Fr Caom 1 affpol/907 bis/5.

15 - Anom (Aix-en-Provence) :Fr Caom 2 Fi 2418, cimetière musulman de Nogent-sur-Marne.

16 - http://arynok.free.fr/roumanie/Bucarest/novembre/novembre.htm pour la photo, et http://www.ambafrance-ro.org/spip.php?article2714 ; sur le forum Pages 14-18, le récit du "prince arabe" Mohamed Gherainia ; et le relevé des 22 noms du carré musulman de cimetière Bellu à Bucarest : http://www.memorial-genweb.org/~memorial2/html/fr/resultcommune.php?dpt=9114&idsource=49896&table=bp08

17 - Anom (Aix-en-Provence) : Fr Caom 81 F 834. Le passionnant roman de Pierre Lemaître, Au revoir là-haut, Albin Michel, 2013, évoque ce genre de méprises.

18 - La bataille de l’Ourcq eut lieu en septembre 1914.

19 - Les Amitiés Musulmanes, 1e année, n° 2, daté du 15 janvier 1916.

20 - En réalité le début du mois de ramadan, en 1915 eut lieu le mercredi 14 juillet ; cf. Fr Caom 2 U 15, Oran, culte.

21 - Anom (Aix-en-Provence) : Fr Caom 1 Cab 4 (GGA).

22 - Anom (Aix-en-Provence) : Fr Caom GGA 16 H 76.

23 - Ibid.

24 - Anom (Aix-en-Provence) : Fr Caom 1affpol/907 bis/5.

25 - Ibid.

26 - Ibid.

27 - Anom (Aix-en-Provence) : Fr Caom 1 Cab 4 (GGA).

28 - Extrait du mémoire de fin d'études (c. 1999/2000) de M. Luc Ciccotti qui a recueilli des informations auprès de M. Cuypers ; ce mémoire personnel inédit se trouve en copie aux archives de l'hôpital (éléments communiqués en juin 2005 par Mme Anna Pontinha, chargée des archives du Centre hospitalier Roger Prévot).

D’après un relevé généalogique datant de 2005, il reste huit sépultures de musulmans (militaires et travailleurs) dans le carré militaire du cimetière de Moisselles. Le site fournit les noms et les dates de décès : http://www.memorial-genweb.org/~memorial2/html/fr/resultcommune.php?insee=95409&dpt=95&idsource=24209&table=bp04

29 - Anom (Aix-en-Provence) : Fr Caom 1 Cab 4 (GGA). D'ailleurs, Émile Piat avait été interprète (drogman) à la légation de France à Tanger en 1893, puis consul à Zanzibar en 1897 où il avait déjà été interprète dans les années 1880. En 1919, Émile Piat a publié La France et l'Islam en Syrie.

30 - http://islamenfrance.canalblog.com/archives/2011/01/17/20167170.html

et http://koubanogent.canalblog.com/

31 - Histoire de l’islam et des musulmans en France du Moyen Âge à nos jours (dir . Mohamed Arkoun), Albin Michel, 2006 et 2010, «Les débuts de la présence musulmane en France et son encadrement», Michel Renard, p. 712-740 (2006) et p. 748-774 (2010).

32 - Texte signé par A. Prat, P. Bourdarie, A. Tronquois, Barret de Beaupré, Bibliothèque de l'Académie des Sciences d'Outre-Mer, mss n° 163.

33 - Paul Bourdarie, «L'Institut musulman et la Mosquée de Paris», La Revue indigène, n° 130-132, octobre-décembre 1919.

34 - Le Caire, 8 octobre 1916, Shat, 5 N 516. Voir aussi Le colonel Chérif Cadi, serviteur de l'Islam et de la République, Jean-Yves Bertrand Cadi, préf. Jacques Frémeaux, Maisonneuve et Larose, 2005.

35 - René Weiss, Réception à l'Hôtel de Ville de Sa Majesté Moulay Youssef, Sultan du Maroc. Inauguration de l'Institut musulman et de la Mosquée, Paris, Imprimerie nationale, 1927, p. 35.

36 - Ibid., p. 46-47.

37 - Ibid., p. 50.

38 - Ibid., p. 60-62.

39 - Ibid., p. 69.

40 - Ibid., p. 70-71.

__________________________

 

note sur l'hôpital musulman de Falaise (Calvados)

Il a existé à Falaise (dans le département du Calvados) un hôpital, ouvert dès le 11 août 1914, réservé aux combattants de confession musulmane. Il était installé dans le collège et aurait compté de 160 à 200 lits. Il aurait été fermé en décembre 1916.
Pour l'instant, on ne sait si une présence religieuse musulmane a pu y être assurée. Treize sépultures portant des noms musulmans se trouvent dans le carré militaire du cimetière Trinité à Falaise (cf. relevé généalogiste).

 

Falaise hôp
Falaise (Calvados), collège abritant "l'hôpital musulman" de 1914 à 1916

 

Falaise hôp
Falaise (Calvados), collège abritant "l'hôpital musulman" de 1914 à 1916

 

Falaise hôp
Falaise (Calvados), "l'hôpital musulman"

 

Falaise hôp
Falaise (Calvados), "l'hôpital musulman"

 

Falaise hôp
Falaise (Calvados), "l'hôpital musulman"

 

note sur l'hôpital complémentaire n° 74 de Pibrac (Haute-Garonne)

Dans cette petite ville du département de la Haute-Garonne, l'édifice qui accueille aujourd'hui la mairie a servi à l'installation de l'hôpital complémentaire n° 74, réservé aux soldats musulmans. Des soldats originaires d'Algérie, du Maroc et du Tunisie y séjournèrent. Cinq, au moins, sont décédés sur place, à Pibrac, et non rapatriés (relevé généalogiste des noms portés sur cette stèle).

Pibrac mort pour la France
fiche de Brick ben Mohamed (Maroc), "mort pour la France",
décédé le 29 juin 1918 à l'hôpital de Pibrac

 

En 2003, une stèle à leur mémoire a été élevée par le Souvenir Français. Là aussi, on ignore si ces blessés purent bénéficier d'une assistance religieuse musulmane.

 

Pibrac 11 nov 2008 stèle musulmane
stèle musulmane dans le cimetière de Pibrac (Haute-Garonne), le 31 octobre 2008
(source)

 

 

 

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dimanche 27 janvier 2013

documents d'archives sur le drame de Malpasset, 1959 (fatalité ou FLN ?)

59-1

 

Le drame du barrage

de Malpasset/Fréjus en 1959 :

simple accident ou attentat du FLN ?

éditions Atlantis : documents et traduction

 

www.editionatlantis.de

Voici quelques documents autour du reportage : Le long chemin de l’amitié – Der steinige Weg zur Freundschaft1, diffusé sur ARTE, le 22 et le 26 janvier 2013

Auteurs : Michael Müller, Peter F. Müller.

© Textes et Documents: Erich Schmidt-Eenboom/EditionAtlantiS © Traduction : Wolf ALBES, Friedberg (Bavière) www.editionatlantis.de

Voici quatre documents que M. Erich Schmidt-Eenboom, directeur du Forschungsinstitut für Friedenspolitik à Weilheim (Bavière) et un des principaux acteurs dans le documentaire en question a mis à notre disposition et que nous vous proposons donc en version allemande et en traduction française.

Ces documents émanent

- des renseignements généraux est-allemands, la Stasi (Staatsministerium für Innere Sicherheit) et

- du tapuscrit des Mémoires de l’agent des services secrets ouest-allemands, le BND (Bundesnachrichtendienst), Richard CHRISTMANN (nom d’emprunt "Markus"). Selon M. Schmidt-Eenboom, ce tapuscrit inédit aurait été rédigé au début des années 1970.

À vous de juger...

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______________________

Ging der Bruch des Staudamms Malpasset bei Fréjus im Dezember 1959 tatsächlich auf ein Attentat der algerischen FLN zurück, so wie es der Leiter des Forschungsinstituts für Frie- denspolitik in Weilheim, Erich Schmidt-Eenboom in dem Dokumentarfilm Der steinige Weg der Freundschaft (ARTE, 22. und 26. Januar 2013) behauptet ?
Herr Schmidt-Eenboom hat uns vier Dokumente zur Verfügung gestellt, die wir im deutschen Original sowie in französischer Übersetzung anbieten. Es handelt sich um ein Dokument der Stasi und Auszüge aus dem Typoskript der unveröffentlichten Memoiren des BND-Agenten Richard CHRISTMANN (Deckname "Markus"), das Anfang der 70er Jahre entstand.
Urteilen Sie selbst...

1 Nota bene : la traduction correcte du titre allemand est bien Le chemin cahoteux de l‘amitié. Pourquoi avoir choisi "long" au lieu de "cahoteux" ?

 

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restes du barrage de Malpasset

______________________

 

Document n° 1

Il s’agit d’un rapport officiel de la Stasi ("Blatt 2 zu Formblatt 37018"), non daté et signé par un collaborateur de la section XI, dans lequel plusieurs noms de personnes encore vivantes ont été supprimés (=) pour ne pas les compromettre. Ce document (BStU 000023) est également disponible auprès de la BStU (= Behörde des Bundesbeauftragten für die Stasi-Unterlagen) à Berlin.

[...]

 signale que Christmann de Tunis lui a rendu visite à Brême. Il n’y a plus aucun doute sur le fait que Christmann est à la recherche de formateurs experts en explosifs allemands pour l’Armée de Libération en Algérie. Il a avoué ce fait sans ambages à  et a réitéré sa demande de l’aider à trouver de tels experts.

 

Document n° 2

Il s’agit d’un rapport de Richard Christmann signé par "ton vieux Markus" [= Christmann] 206, 25/08/58, le soir

Lb. H. – Vu les conclusions d’hier et d’aujourd’hui, ma proposition 182.L. du 20 juin est d’actualité.

B.) – Dès qu’une certaine accalmie interviendra, on s’attaquera aux projets "centrale hydroélectrique" et "barrage". Par ailleurs, le niveau de l’eau sera plus favorable dans quelques mois.

[...].

 

Document n° 3

Extraits du tapuscrit des Mémoires de Richard Christmann :

Programme des actions de sabotage de l’ALN/du FLN (1959/61)

[...].

3. Dynamitage de barrages moyennant des charges explosives déclenchées à air comprimé, éventuellement aussi de manière téléguidée. (2)

[...]

Toutes les mesures citées ci-dessus (et bien d’autres aussi) devraient servir à terroriser la population. On ne s’attendait pas à en tirer un avantage sur le plan militaire.

[...]

______________________

(2) M. Schmidt-Eenboom nous a signalé que lors d’une de ses conférences, un auditeur lui aurait expliqué que cette méthode avait été utilisée pour laisser moins de traces tout en précisant que les membres du FLN avaient été formés par de véritables spécialistes en la matière.

[Précisions n° 3 :] Après qu’un attentat contre un petit barrage dans le sud de la France n’avait rencontré qu’un succès partiel, bien qu’il ait provoqué la mort de beaucoup de personnes, toutes les autres actions terroristes furent stoppées sur ordre du groupe autour de Ben Bella qui, à l’époque, était encore incarcéré. Cet ordre de stopper les actions fut transmis par l’avocat parisien de Ben Bella, le nom, l’adresse etc. sont connus du BND. – Le groupe radical de l’ALN/FLN autour de Boumedienne, Chabou (3) et Hofmann n’était pas d’accord avec la cessation de ces sabotages. (4)

 

Document n° 4

Extraits du tapuscrit des Mémoires de Richard Christmann :

Les Algériens formés à l’époque par le BKA5 ont été engagés par la suite dans la lutte et l’infiltration de groupes favorables à Ben Bella dans le pays. Moi-même, j’ai été enlevé dans des conditions dramatiques par le gouvernement de Boumedienne et extradé par la suite. Cependant mes rapports avec le groupe de Ben Bella en Algérie n’ont pas été interrompus.

[...].

Il y a environ 3 semaines, j’ai reçu un message via Paris selon lequel début septembre, au moins deux fonctionnaires algériens appartenant au groupe des personnes formées à l’époque par le BKA et pourvus de passeports officiels (des passeports diplomatiques ???) se seraient rendus en Europe pour nouer des contacts avec "la résis- tance allemande" (je suppose qu’il s’agit de la RAF6). – Il s’agirait de spécialistes du contre-sabotage (donc aussi pour des "actes de sabotage" !!!). Auparavant, ces personnes auraient formé à leur tour des bédouins algériens, camouflés en "Polisario", dans le territoire de l’ERG IGUIDI, près de la frontière mauritanienne.

______________________

(3) - Christmann signale en bas du document n° 4 que le colonel Chabou, proche collaborateur de Boumedienne et mort lors d'un acte de sabotage, était marié à une communiste allemande, Johanna Schramm, originaire de Tübingen et bien connue des services secrets allemands (ALA 38 ou JOTA). Elle aurait haï le gouvernement allemand parce qu’on l’aurait traitée de "gonzesse arabe" ("Araberweib").

(4) -  Dans le document n° 3, Christmann signale également que les services secrets allemands furent toujours informés des plans et des préparatifs du FLN concernant les actes de sabo- tage contre des raffineries et des dépôts de munitions en France au préalable ("B.N.D. wurde über die Vorbereitungen, Pläne usw. stets vorab unterrichtet"). Mais ceci est une autre question...

(5)  BKA = Bundekriminalamt ; service allemand chargé d’enquêter sur les crimes au niveau fédéral (comme le FBI aux États-Unis).

(6)  RAF : Rote Armee Fraktion = Fraction Armée Rouge, la "Bande à Baader"

 

 

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restes du barrage de Malpasset

 

Dokument Nr.1


Stasi-Bericht, in dem die Namen noch lebender Personen unkenntlich gemacht wurden (= )

 [...]
 teilt mit, daß Christmann aus Tunis ihn in Bremen besucht hat. Es besteht kein Zweifel mehr, daß Christmann für die Freiheitsarmee in Algerien deutsche Sprengstoffausbilder sucht. Er hat dies offen (…) gegenüber zugegeben und ihn erneut gebeten, bei der Suche nach derartigen Fachleuten behilflich zu sein.

Dokument Nr. 2

Es handelt sich um einen Bericht von Richard Christmann, der mit "stets Dein alter Markus" gezeichnet ist [Markus = Christmann]:

Dokument Nr. 3
Auszüge aus dem Typoskript der Memoiren von Richard Christmann alias "Markus" :

BStU 000023

Dokument Nr. 4
Auszüge aus dem Typoskript der Memoiren von Richard Christmann alias „Markus“:

© Textes et Documents: Erich Schmidt-Eenboom/EditionAtlantiS © Traduction : Wolf ALBES, Friedberg (Bavière)

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restes du barrage de Malpasset

 

source : www.editionatlantis.de

Voir aussi les site du Point et de France 3 : http://www.lepoint.fr/chroniqueurs-du-point/emmanuel-berretta/catastrophe-de-frejus-arte-sur-la-these-de-l-attentat-fln-24-01-2013-1619610_52.php

- http://cote-d-azur.france3.fr/2013/01/25/un-attentat-pourrait-etre-l-origine-de-la-catastrophe-du-barrage-de-malpasset-187629.html

 

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restes du barrage de Malpasset

 

discussion sur Facebook

Michel Renard
- la rupture catastrophique (plus de 400 morts) du barrage de Malpasset-Fréjus en 1959, une fatalité naturelle ou un attentat du FLN algérien ?
Documents d'archives allemandes /
http://etudescoloniales.canalblog.com/archives/2013/01/27/26265080.html

- documents d'archives sur le drame de Malpasset, 1959 (fatalité ou FLN ?) - études-coloniales

 

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mercredi 7 novembre 2012

Si Kaddour Ben Ghabrit, un "juste parmi les nations" ?

couv Mohammed Aïssaoui

 

La Mosquée de Paris a-t-elle sauvé des juifs

entre 1940 et 1944 ?

une enquête généreuse mais sans résultat

Michel RENARD

 

Le journaliste au Figaro littéraire, Mohammed Aïssaoui, né en 1947, vient de publier un livre intitulé L’Étoile jaune et le Croissant (Gallimard, septembre 2012). Son point de départ est un étonnement : pourquoi parmi les 23 000 «justes parmi les nations» gravés sur le mémorial Yad Vashem, à Jérusalem, ne figure-t-il aucun nom arabe ou musulman ?

Il mène une enquête, cherche des témoins ou des descendants de témoins, évoque la figure de Si Kaddour Ben Ghabrit, directeur de l’Institut musulman de la Mosquée de Paris de 1926 à 1954, fait allusion à d’autres personnages qu’il a rencontrés, et plaide pour une reconnaissance mémorielle d’actes de solidarité, de sauvetage, de juifs par des musulmans durant cette période. Et pour leur reconnaissance et inscription sur le mémorial de Yad Vashem.

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mémorial Yad Vashem

Cet ouvrage est fréquemment mentionné par voie de presse, avec force sympathie. Mais… rares sont les critiques, positives ou négatives, réellement argumentées. On a le sentiment que ce livre est légitime, généreux, qu’il «tombe» bien en cette période.
C'est ce que le sociologue américain Merton avait repéré dans les phénomènes d'identification et de projection même si le rapport à la réalité est totalement extérieur. Aujourd'hui, l'Arabe musulman, sauveur de juifs, devient un type idéal auxquels de nombreux musumans ont envie de croire. La réalité n'est pas celle-ci, mais peu importe ! On reproduit la quatrième de couverture du livre (qu'on n'a pas lu), on ose quelques citations d’extraits… Mais personne ne se hasarde à une évaluation de la validité historique de sa teneur.

Compliments

Commençons par les compliments. Et pas seulement pour contrebalancer, de manière formelle, les critiques qui vont suivre… Ce livre a des qualités. Il est passionné. Mohammed Aïssaoui, tel un Tantale ne cesse de remonter le rocher contre l’oubli. Il cherche, s’évertue à prolonger les moindres pistes, ne renonce pas devant les échecs partiels, interroge et ré-interroge, fouille des archives, se déplace en France et au Maghreb. Le sujet lui tient à cœur. Il a également des qualités morales, n’hésitant pas à critiquer l’antisémitisme d’une partie du monde arabe et musulman, se sentant dépassé par la haine anti-juive et le pro-hitlérisme du mufti de Jérusalem, Hadj Amin al-Husseini (1895-1974), encore considéré comme un héros par beaucoup.

Mohammed Aïssaoui est un humaniste. Il est intérieurement remué devant la modestie et la discrétion publique d’hommes ou de femmes qui devraient être considérés comme des héros. Il est sensible au moindre geste d’altruisme et de désintéressement.

Il a lu, comme moi, avec émotion et engouement le livre d’Ali Magoudi, Un sujet français (2011) sûrement frappé par «l’autopsie du silence paternel» (p. 59 du livre d'Ali Magoudi) et ses raisons profondes : «Pris par la nécessité d’occulter ses faits de collaboration, mon père a caché tout événement qui l’aurait trahi. Il a omis de nous raconter Pruszków, quitte à inventer un camp de concentration et une évasion héroïque sur un chariot de morts, version plus glorieuse qu’une libération pour cause de collaboration» (p. 328).

Sincèrement, je crois qu’il a manqué à Mohammed Aïssaoui un peu de cette réserve devant les témoignages dont Ali Magoudi a fait une tension intellectuelle sans faille. L’Étoile jaune et le Croissant veut, à tout prix, trouver des «justes parmi les nations», des musulmans qui auraient sauvé des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale en France.

Quels témoins ?

Mais il n’en trouve guère. Les comptes rendus, dans la presse, disent qu’il a sollicité des «interlocuteurs célèbres comme Elie Wiesel, Serge Klarsfeld et Philippe Bouvard». Mais aucun de ces trois personnages ne témoigne en faveur d’une activité organisée de la Mosquée de Paris. Wiesel (p. 17-18) est rencontré à titre de témoin du génocide en général et de la transmission de la mémoire. Rien à voir avec la Mosquée de Paris. Klarsfeld explique que pendant quelques mois, il a eu «une mère algérienne et musulmane… appelée Mme Kader» (p. 25). Durant l’Occupation, dit-il, «elle a bénéficié de faux papiers avec un prénom et un nom arabe» délivrés «par une filière classique de faussaires» (p. 25). Donc, pas de rapport, a priori, avec la Mosquée de Paris. Plusieurs filières de délivrance de faux papiers ont existé sous l'Occupation, certaines résistantes et d'autres simplement mercantiles.

Le cas de Philippe Bouvard est différent. Son père adoptif, Jules Luzzato, juif, petit-fils de rabbin, fabriquait des costumes civils pour des déserteurs allemands. Dénoncé et arrêté, il est finalement délivré suite à une démarche de la mère de Philippe Bouvard auprès de Si Kaddour Ben Ghabrit.

«Avec ma mère, ajoutait-il, on se cachait, on a peut-être changé une dizaine de fois de domicile. Non, je ne me souviens pas que nous nous soyons cachés à la Mosquée. Mais j’y allais souvent, tout m’y semblait exotique, c’était, pour moi, le grand dépaysement en prenant simplement le métro jusqu’à Jussieu. Je pense que ce qui rapprochait ma mère et Si Kaddour, c’était la littérature, la culture et la musique. Son salon était très vivant.» (p. 68).

Geste noble de la part de Si Kaddour, mais peut-être seulement motivé par une espèce de connivence intellectuelle, une accointance de salon. Cela étant, il l’a fait.

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Si Kaddour Ben Ghabrit

Quels autres témoins, Mohammed Aïssaoui peut-il mobiliser ?  Il y a en a une, du nom d’Oro Boganim, infirmière à l’hôpital franco-musulman, dont le fils Michel Tardieu, rapporte que Si Kaddour l’a appelée un jour pour lui dire : «les Allemands sont en train de regarder les dossiers du personnel de l’hôpital, ils vont se rendre compte que tu es juive. Sauve-toi tout de suite !» (p. 43). Michel Tardieu dit que «Si Kaddour a sans doute aidé sa mère à sortir, mais je ne sais pas comment» et que son père, Noël Tardieu, français et catholique, l’a ensuite rejointe au Maroc.

Mohammed Aïssaoui cite également un auteur marocain d’une biographie de Si Kaddour, Hamza ben Driss Ottmani, évoquant le cas d’une pianiste sauvée par le recteur de la Mosquée de Paris. Elle s’appelait Georgette Astorg, son nom de jeune fille étant Zerbib : «Après s’être renseigné, Si Kaddour aurait décidé de l’abriter au sein de la Mosquée pendant quelques jours, puis aurait facilité son transfert en zone libre, à Toulouse» (p. 62).

Tout cela est peut-être vrai. Mais les preuves sont ténues et non corroborées.

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Le documentaire de Derri Berkani (1990) et ses témoins

Jusqu’alors, le poids principal des témoignages reposait sur les personnages intervenant dans le documentaire de Derri Berkani, Une résistance oubliée, la Mosquée de Paris de 40 à 44 (La Médiathèques des trois mondes, 1990)… que j’ai eu la prescience d’acheter moi-même quand on le trouvait encore à la librairie de l’Institut de Monde Arabe il y a quelques années…

Le témoin principal justifiant une activité de sauvetage d’envergure de juifs par la Mosquée de Paris était Albert Assouline. Ce dernier, abrité lui-même par la Mosquée sous l’Occupation avait déjà parlé de tout cela en 1983. Mohammed Aïssaoui le cite (c’est aussi dans le documentaire filmé) : «Pendant toute la dernière guerre, la Mosquée de Paris ne cessa d’apporter son aide à la résistance contre l’Allemagne nazie. Pas moins de 1732 résistants trouvèrent refuge dans ses caves : des évadés musulmans mais aussi des chrétiens et des juifs. Ces derniers furent de loin les plus nombreux» (p. 105). Le chiffre de 1732 serait établi à partir des cartes de rationnements distribuées par la Mosquée. Quelles sources à cette affirmation quantitative… ?

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Albert Assouilne

La même année, Albert Assouline livrait ce témoignage dans le bulletin Les Amis de l’Islam, n° 11, 3e trimestre (disponible aux Archives départementales de la Seine-Saint-Denis à Bobigny) : «C'est dans le sous-sol de cette Mosquée si paisible jusqu'alors que, pendant l'occupation nazie, se réfugièrent de nombreux hommes, femmes et enfants ; beaucoup d'entre eux étaient des juifs d'Afrique du Nord, des communistes ou des francs-maçons que le gouvernement de Vichy avait mis hors-la-loi, sans compter des évadés d'Allemagne et des aviateurs anglais. L'accueil réservé à une fillette de 12 ans nommée Simone Jacob n'a pas été oubliée : elle est devenue Simone Veil.»

Tout cela est invérifiable et même en partie démenti. D’où vient ce chiffre de 1732 cartes de rationnements ? Comment la Mosquée se les aurait-elle procurées ? Qui en aurait bénéficié ?

 

Personne n’a jamais témoigné

Personne n’a jamais témoigné avoir été abrité dans ces caves ou sous-sols de la Mosquée. Dalil Boubakeur répond à Mohammed Aïssaoui : «Il y a bien des caves ! Mais pas de sous-sols censés communiquer avec la Bièvre ! Quand je suis arrivé, j’ai bien trouvé un panneau sur lequel était indique le mot "ABRI", une protection dans les sous-sols en cas de bombardements de Paris par les avions alliés. La confusion vient peut-être de là… C’était un refuge réquisitionné pour la population du quartier pendant l’Occupation, mais impossible d’abriter là-dessous 1700 personnes» (p. 77).

Quant à Simone Veil qui aurait été sauvée par la Mosquée de Paris, selon Albert Assouline, Dalil Boubakeur répond : «C’est [l’imam Mohamed Benzouaou] qui serait à l’origine de la fable selon laquelle Simone Veil a été sauvée par la Mosquée de Paris» (p. 100).

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stèle de Mohhmed Benzouaou au cimetière de Bobigny (photo MR, mars 1998)

De mon côté, j’avais remarqué depuis longtemps l’impossibilité chronologique de ce «sauvetage» de Simone Veil par la Mosquée et lui avais écrit à ce sujet. Je l’avais déjà mentionné allusivement et sans trop de précision. Mais voici sa lettre. Elle m’avait répondu :

- «Je vous remercie d’avoir pris soin de vérifier cette affirmation qui vous a paru contradictoire avec les éléments biographiques me concernant qui figurent dans le livre de Maurice Szafran. En effet j’ai eu l’occasion à diverses reprises de démentir la rumeur et les écrits de M. Assouline selon lesquels j’aurais été cachée à la Mosquée de Paris.
Née à Nice, j’ai toujours vécu dans cette ville jusqu’à mon arrestation le 30 mars 1944, à l’exception de quelques déplacements très brefs à Paris avant la guerre pour rendre visite à des membres de ma famille.
À l’exception du transfert de Nice à Drancy au début du mois d’avril 1944, je ne suis jamais allée à Paris pendant la guerre. Tout ce que je peux dire des écrits de M. Assouline, c’est qu’il n’est pas théoriquement impossible qu’une fillette de 12 ans, portant les mêmes nom et prénom ait été effectivement cachée à la Mosquée.
N’ayant pas les coordonnées de M. Assouline (je ne savais d’ailleurs pas jusqu’à ce jour qu’il était à l’origine de cette information inexacte), je n’ai jamais pu rétablir la vérité. Je vous serais obligée, si vous en avez l’occasion de bien vouloir le faire.» (lettre de Simone Veil, du 8 février 2005).

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Simone Veil

Le témoignage d’Albert Assouline n’est donc pas crédible et doit susciter la méfiance de l’historien. Comme le dit le recteur Dalil Boubakeur, il s’agissait d’un homme «au cœur très généreux, très imaginatif» (p. 81). Peut-être trop imaginatif ?

Le documentaire de Derri Berkani, comme le film d'Ismël Ferroukhi, Les hommes libres (septembre 2011), mettent en avant la figure du chanteur juif Salim (Simon) Halali qui aurait été sauvé grâce à la délivrance d’une attestation de musulmanité délivrée par Si Kaddour qui aurait fait modifier l’inscription d’une stèle funéraire au cimetière musulman de Bobigny pour y porter le nom de Halali. Mohammed Aïssaoui, dans son livre, précise qu’il a cherché cette tombe et ne l’a pas trouvée : «Par acquit de conscience, je me suis rendu au cimetière de Bobigny. Il est impossible de savoir si un jour il y a eu ici une tombe au nom du père de Salim Halali. La légende est belle, mais est-elle vraie ?» (p. 108).

De mon côté, dans mes investigations sur les inhumés du cimetière musulman de Bobigny, devenu aujourd’hui cimetière intercommunal, je n’ai jamais rencontré de Halali.

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vue partielle du cimetière musulman de Bobigny (photo MR, mars 1998)

 

Que reste-t-il ?

Mohammed Aïssaoui a trouvé des archives – que j’ai lu et enregistrées il y a déjà longtemps déjà… mais pas encore publiées – relatives à l’activité de la Mosquée de Paris entre 1940 et 1944. Il les cite mais n’en tire guère de conséquence logique.

Quand Si Kaddour Ben Ghabrit est plus ou moins accusé de collaboration en 1944, il rédige et fait rédiger en septembre trois notes remises au capitaine Noël, officier d’ordonnance du général Catroux : l’une de lui-même, l’une de Rageot, consul de France au ministère des Affaires étrangères et l’autre de Rober Raynaud, chargé des fonctions de secrétaire général de l’Institut musulman depuis 1926 par le même ministère des Affaires étrangères (Mohammed Aïssaoui cite en partie la première).

Or, à aucun moment, ces trois mémoires en défense ne font allusion à ce sauvetage massif de juifs et de résistants dont la Mosquée aurait été l’auteur. Le seul axe de parade est d’expliquer comment Ben Ghabrit a su jouer des demandes allemandes sans les satisfaire.

Comme l’explique Rageot : «À ces dispositions successives des autorités d'occupation, comment y a-t-il été répondu par la Mosquée?
Tout d'abord et d'une manière générale, par les façons courtoises et la correction absolue du directeur et du personnel. Je dois dire que j'ai moi‑même été tenu au jour le jour exactement informé de ce qui se passait, coups de téléphone, demandes d'audience, conversations, démarches, etc... et que M. Ben Ghabrit et moi nous sommes régulièrement concertés sur l'attitude à observer et les réponses à faire. Nous ne pouvions demeurer invulnérables qu'à deux conditions : rester sur le terrain religieux et nous abstenir de toute politique. M. Ben Ghabrit y a parfaitement réussi.

Sur le terrain cultuel, en multipliant son aide et ses soins aux musulmans, prisonniers ou civils qui ont afflué à la Mosquée chaque année de plus en plus nombreux.

Sur le terrain politique, en s'abstenant de prendre parti dans les questions touchant à la collaboration, au séparatisme, au Destour et d'une façon plus générale, de répondre aux attaques dont la Mosquée a été l'objet de la part de musulmans à la solde de l'ambassade. Jamais, en cette matière, M. Ben Ghabrit ne s'est laissé prendre en défaut et il a su imposer la même discipline à son personnel religieux. En cela il s'est attiré personnellement et à plusieurs reprises l'animosité des autorités allemandes.» (Archives Nationales).

Au vu de la prudence ici rapportée, et de la surveillance dont la Mosquée faisait l'objet par les autorités allemandes, il semble difficile d'imaginer ces centaines de sauvetage, ces allées et venues... qui n'auraient jamais donné lieu à des arrestations.

 

Quelques erreurs

Mohammed Aïssaoui commet parfois quelques confusions. Par exemple entre la Brigade Nord-Africaine, la branche policière du Service de surveillance et de protection des Indigènes nord-africains, de la rue Lecomte, créée en 1925, et le «Comité Musulman de l'Afrique du Nord» créé par l’algérien musulman collaborateur El-Mahdi sous l’Occupation (p. 147-149).

Autre imprécision. L’échaudoir musulman (p. 130). Je raconterai cette histoire ailleurs. Mais le contentieux date d’avant la guerre. La Préfecture avait accordé, sans formalisme administratif un agrément pour l’exploitation d’un échaudoir (lieu de sacrifice rituel pour les musulmans) dès le 12 juin 1939 à Si Ahcène Djaafrani, leader de la confrérie Al-Alaouia à Paris depuis des années.
En fait, cette autorisation fut officiellement attribuée à la Mosquée de Paris, seul organisme musulman reconnu officiellement par les autorités métropolitaines. Mais cette substitution d’attribution fut conflictuelle. Et il est vrai que Si Kaddour n’usa point que d’arguments moralement dignes… Mais la police n’a pas grand chose à lui reprocher. En tout cas, cela n’a rien à voir avec la collaboration.

 

«pas de témoins directs»

Finalement Mohammed Aïssaoui, non seulement n’a pas été capable de fournir, au terme de sa quête, de témoignages vraiment irréfutables, mais il a même en partie déconsidéré ceux qui existaient préalablement (Salim Halali, Albert Assouline…) – ce que je savais déjà…. Et il avance, en plus, la preuve (p. 93-96) que Ben Ghabrit n’a pas toujours répondu en faveur de juifs dont le Commissariat aux Questions Juives lui demandait s’ils étaient musulmans ou non. Jean Laloum, chercheur au CNRS, a publié un article à ce sujet dans Le Monde du 7 novembre 2011.

Mohammed Aïssaoui finit par reconnaître : «Je n’ai pas à proprement parler de témoins directs» (p. 171). D'ailleurs l'auteur ne mentionne qu'allusivement, et sans jamais s'appuyer sur lui, le film Les hommes libres d'Ismaël Ferroukhi (septembre 2011) parce qu'au terme de son enquête il sent bien que cette production est totalement fictionnelle et ne repose sur rien de tangible.

Au final, la probabilité de vérité historique de sauvetage de juifs par la Mosquée de Paris se réduit peut-être à quelques cas – pour lesquels, cependant, aucune preuve ne peut être fournie sans conteste et sans croisement de sources – due à l’intervention personnelle de Si Kaddour Ben Ghabrit dont les motivations restent obscures.
Des présomptions mais pas de preuves. Jamais le personnage n’a revendiqué, après guerre, ces interventions. Si Kaddour Ben Ghabrit n’a pas été un collaborateur mais il est, pour le moment du moins, quasiment impossible de le considérer comme un «juste parmi les nations».

Michel Renard
7 novembre 2012

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Mohammed Aïssaoui

 liens

- http://etudescoloniales.canalblog.com/archives/2011/10/09/22292189.html

- http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/11/07/la-mosquee-de-paris-sous-l-occupation_1599082_3232.html

- http://etoilejaune-anniversaire.blogspot.fr/

 

couv Mohammed Aïssaoui

 

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précision

Mon collègue Maxime Gauin me signale ceci à propos de la mention de musulmans au mémorial de Yad Vashem :

- «Son point de départ est un étonnement : pourquoi parmi les 23 000 "justes parmi les nations" gravés sur le mémorial Yad Vashem, à Jérusalem, ne figure-t-il aucun nom arabe ou musulman ?» S'il a vraiment écrit ça, c'est un ignorant. Selahattin Ülkümen (1914-2003), consul de Turquie à Rhodes pendant la Seconde Guerre mondiale a été reconnu comme Juste parmi les nations en 1990. http://www1.yadvashem.org/yv/en/righteous/stories/ulkumen.asp Un dossier est en cours pour l'ambassadeur turc à Paris, le consul à Marseille et quelques autres. 65 Albanais (en majorité musulmans) ont été faits Justes parmi les nations en 2010 : http://www.amb-albanie.fr/press.html

 

 

 

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